Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
Hachette (p. 173-178).


CHAPITRE XVIII

SUR LA PISTE DU SANG


À l’esprit alerte de Célie, Philip fit comprendre qu’il convenait, tout d’abord, de tirer parti des dépouilles de leurs ennemis. Lui faisant signe de l’attendre, il se hâta de revenir vers le champ du combat.

Les trois Esquimaux étaient bien morts. Deux d’entre eux avaient été assommés par le gourdin. Le troisième avait un petit trou de balle juste entre les deux yeux. Philip caressa de la main le minuscule revolver, bon à tirer des pois, dont il s’était tant gaussé. Un des pois lui avait sauvé la vie. Rien de moins.

Le plus petit des Kogmollocks était celui qu’il avait, le premier, abattu avec son gourdin. S’agenouillant sur le corps, Philip lui enleva son capuchon en peau de phoque, puis le dépouilla de ses vêtements de fourrure et de ses mocassins en peau de caribou, qui étaient passables. Chargé de son butin, il retourna vers la jeune femme.

Tout grossiers qu’ils fussent et quoique provenant d’un cadavre, ces vêtements constituaient un véritable présent du ciel. L’heure n’était point aux scrupules exagérés et à l’élégance. Une flamme de joie brilla dans les yeux de Célie et Philip continuait à admirer combien elle se laissait peu abattre par le danger. Immédiatement elle commença à s’affubler de cette défroque, tandis que Philip rebroussait chemin.

Au second Esquimau, sur qui s’était abattu son poing nu, il emprunta lui-même capuchon et habits. Les Esquimaux n’ont point de poches proprement dites, mais portent à la taille une petite gibecière en peau de narval, qui en tient lieu. Philip mit de côté ces trois bourses, puis s’occupa de relever les armes.

Il trouva deux coutelas et une demi-douzaine de javelots meurtriers. L’un des couteaux était encore dans la main crispée de l’Esquimau qui avait rampé vers lui, pour l’en frapper, au moment où le revolver de Célie intervint si à propos. Il prit ce couteau, qui était le plus long et le mieux affilé.

Inspectant le contenu des trois bourses, il en sortit l’inévitable cordelette roulée, en peau de caribou, et un autre petit sac, plus petit, imperméable et soigneusement fermé, qui contenait le matériel à faire du feu du Kogmollock. Cela surtout était précieux. Les Esquimaux ne portaient avec eux aucuns vivres et Philip y vit la preuve évidente que leur campement n’était pas éloigné.

Il se relevait, sa fouille terminée, lorsqu’il vit apparaître Célie.

Quoique la situation ne prêtât guère à la plaisanterie, il ne put s’empêcher de sourire. On eût dit un véritable Esquimau. Le capuchon était tellement ample, qu’il lui couvrait le visage et, à cinquante pas, il aurait été impossible de la reconnaître. Philip enroula le rebord du capuchon et le gentil visage reparut. Puis il sortit les lourdes tresses dorées et ramena en avant leur brillant éclat. Mais, après un instant de réflexion, il repoussa la blonde chevelure dans sa prison, afin qu’en cas d’attaque le sexe de Célie n’en fût pas trahi.

Elle ne pouvait détourner ses yeux des trois corps gisant dans la neige, preuve silencieuse du péril couru et du combat soutenu par Philip. Tous deux demeuraient absorbés dans leur pensée, qui était une mutuelle pensée d’amour. Durant quelques minutes, ils semblèrent oublier l’heure qui, pourtant, fuyait rapide, et ce que pouvait leur coûter chaque seconde perdue. Un petit paquet de neige qui, du sommet d’un sapin, tomba sur eux les rappela à la réalité.

Philip fit entendre à Célie que d’autres ennemis étaient en chasse, sur leur piste sanglante, et qu’il fallait se remettre en route sur-le-champ.

Il attacha à sa ceinture une des trois bourses, puis ramassa son gourdin et, après une hésitation, un des javelots. Il ne savait trop à quoi cette arme lui serait bonne. Mortelle à cent pas, dans la main d’un Kogmollock, il était incapable de la lancer à douze pas avec quelque justesse. Elle était trop mince, d’autre part, pour qu’il lui fût possible de s’en servir en guise de lance dans un corps à corps. Quoi qu’il en fût, Célie, à son imitation, ramassa un second javelot, prête à se battre aux côtés de son protecteur, au prochain combat. La main dans la main, ils repartirent à travers la forêt.

Les petits pieds de Célie, chaussés de mocassins deux fois trop larges pour eux, laissaient dans la neige de longues traînées. Elle marchait lourdement. Philip s’efforcait de repérer l’ancienne piste suivie par Bram et par lui, de reconnaître, à quelque indice, les endroits où il était déjà passé. De temps à autre il faisait halte, écoutant si, en arrière, rien ne venait.

Soudain, ils tombèrent sur des traces fraîches, laissées sur la neige par une piste qui coupait la leur à angle droit. Philip se baissa pour l’examiner et ne put retenir un cri. Les empreintes étaient celles de souliers à raquettes.

Or les Esquimaux ne font point usage de chaussures de cette sorte. Si le pied de l’un d’eux avait marqué cette trace, c’est qu’il portait les chaussures d’un blanc ! Il ne tarda pas à faire une seconde constatation. Les enjambées du mystérieux passant étaient énormes. Lui-même ne pouvait les couvrir entièrement. « Les Esquimaux capables de tracer une pareille piste, s’exclama-t-il, ne sont pas encore nés. Si ces nabots courent vite, c’est à pas autrement menus. Seul un homme blanc inconnu — ou Bram — a pu imprimer cette piste. »

Philip était à ce point ému que Célie se courba comme lui vers le sol.

« Bram… Bram… » répétait-il, avec un geste incertain.

Mais Célie secoua la tête. Elle aussi examinait la neige avec une attention ardente. Elle prit une brindille de sapin et la posa, en travers, devant une des empreintes. Philip comprit ce qu’elle voulait dire. Il se souvint que les raquettes de Bram étaient, à leur extrémité, coupées droites, et non arrondies comme des raquettes ordinaires. Cette particularité ne se retrouvait pas dans les traces qu’ils avaient devant eux. Ce n’était point Bram qui avait passé là.

Philip, devant ce fait nouveau, demeura d’abord indécis. Ce blanc serait-il un ami ou un ennemi ? Qui sait si ce n’était pas un homme de la police du Royal North-West qui leur prêterait un secours inespéré ? Fallait-il suivre cette piste, ou la fuir au contraire ? Il y avait autant de chances pour, que de chances contre. À quoi se résoudre ?

À ce moment, une immense clameur s’éleva derrière eux, une onomatopée bizarre, qui roulait comme un tambour, une sorte de huée formidable :

« Hoûme… hoûme… hoû-oû-oû-m-m-rn-m ! »

Il semblait que l’écho répercutait ce cri aux quatre coins de l’horizon.

Célie eut vite compris, comme Philip, que les Esquimaux avaient découvert leurs morts et se rassemblaient, en s’appelant, autour des cadavres. Les doutes de Philip cessèrent. Il fallait tenter de rejoindre l’homme blanc et risquer cette chance.