Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
Hachette (p. 159-164).


CHAPITRE XVI

EN ATTENDANT L’AURORE


Après l’anéantissement et la désespérance des premières minutes, Philip, pliant les genoux, déposa Célie sur la neige, sous un grand sapin, auquel il l’adossa.

Il la borda soigneusement dans la peau d’ours, remerciant le ciel que la fourrure fût assez ample pour l’envelopper entièrement. La pensée immédiate lui était venue de retourner vers le brasier, afin de tenter d’arracher au feu ce qu’il pourrait. Lui-même était sans veste ni coiffure, et Célie !

Les loups n’étaient plus à craindre. S’ils n’avaient pas déjà pris la fuite vers les profondeurs de la forêt, Philip savait qu’ils ne l’attaqueraient pas devant le flamboiement de la cabane, car le feu est la chose que ces animaux redoutent par-dessus tout. Quant aux Esquimaux, peut-être la lumière de l’incendie les avait-elle ramenés de leur retraite. Mais c’était un risque nécessaire à affronter. C’est lui, Philip, qui avait mis Célie en ce nouveau péril, plus mortel que celui de Bram Johnson. Sa folle imprudence, en bourrant le poêle avec exagération, jointe à la complicité de la tourmente, avait causé le malheur. Dans la mesure du possible, il devait tenter de le réparer.

Il courut donc vers la palissade du corral et repassa sa barrière. Mais, devant la ligne de mort de l’ardent foyer, il dut s’arrêter, les poings crispés, criant à la flamme son angoisse et son impuissance. La chaleur du volcan faisait ruisseler la sueur sur son front glacé et lui desséchait le gosier. Tout s’était bien, à jamais, englouti là. Et cette misérable cabane où, tout à l’heure, emprisonné par les loups et attaqué par les Esquimaux, il maudissait le sort, lui semblait maintenant une Providence bénie. La lutte, alors, était concevable encore. Tandis que désormais…

Soudain, il porta la main à sa tête nue. Le vent s’était apaisé et la neige commençait à tomber. Philip n’ignorait pas que le froid en allait croître et déjà le thermomètre devait marquer dans les vingt degrés au-dessous de zéro. Si le vent reprenait, il aurait, d’ici une heure ou deux, les oreilles gelées. Il songea, en même temps, que ses allumettes étaient restées dans la poche de son veston. Elles flambaient, avec le reste. Il n’avait plus le moyen, maintenant, d’allumer du feu.

Une décision, quoi qu’il en fût, était urgente à prendre. Il s’agissait non seulement de lui, mais de Célie, qui l’attendait sous son sapin, dans sa peau d’ours, d’où elle ne pouvait bouger. Sans son aide, elle mourrait. De son existence il était entièrement le maître. À moins d’enfoncer dans la neige ses jambes nues, l’infortunée ne pouvait faire un pas. Elle était maintenant, pour Philip, quelque chose de plus qu’une femme aimée, un tout petit enfant à porter dans les bras, à abriter de la froidure et du vent, tant qu’une goutte de sang coulerait dans ses veines d’homme. Pour elle il serait une mère, d’une mère il lui prodiguerait les soins, jusqu’à l’instant suprême où, vaincus, ils tomberaient tous deux. À moins qu’un miracle imprévu ne vînt les sauver… Elle lui appartenait, elle était son bien intégral, comme les étoiles appartiennent au ciel. Dans ses bras elle trouverait la vie ou la mort.

L’action, chez Philip, reprenait le dessus. Comme il s’en revenait vers Célie, une idée soudaine lui jaillit. Il existait une autre cabane. Celle qui était vide et devant laquelle il était passé, en compagnie de Bram. Là était le salut ! Elle ne devait guère se trouver à une distance supérieure à huit ou dix milles et il ne doutait pas de pouvoir la retrouver. L’espoir renaissait et, avec lui, la volonté de vaincre.

En approchant de Célie, Philip entendit la note joyeuse de son accueil. Elle l’appelait par son nom. Sa voix ne tremblait pas d’effroi ; tout au plus trahissait-elle le bonheur de le voir de nouveau près d’elle.

Il lui mit un doigt sur la bouche, pour qu’elle comprît qu’ils ne devaient, tous deux, faire aucun bruit. Il importait de ne pas donner l’éveil aux Esquimaux, qui ne devaient pas être loin. Comment, en effet, résister à une attaque de leur part ? Ce serait la mort inévitable. Philip se courba vers Célie, l’enroula confortablement dans la peau d’ours, en l’y serrant bien, et la souleva. De sa prison de fourrure, elle réussit cependant à sortir sa main et la posa sur la joue du jeune homme, pour ne plus l’en retirer. Puis, sans un mot, ils regardèrent, une dernière fois, les braises qui s’effondraient.

Le vent, pour l’instant, s’était apaisé et avait cessé de gémir au faîte des sapins. Une lueur pâle parut au ciel, vers l’orient, dans un écartement momentané des nuages. C’était l’aurore qui s’annonçait. Mais déjà les nuages s’étaient refermés et crevaient en une blanche avalanche neigeuse. Les flocons, épais et mous, allaient recouvrir toute trace de pas, et ce serait là une bonne chance d’échapper à la poursuite éventuelle des Esquimaux.

Philip marchait aussi rapidement que le lui permettaient l’inégalité du sol de la forêt et l’obscurité qui n’était point encore dissipée. Pendant un temps assez long, il chemina vers l’Est et sentit à peine le poids du précieux fardeau qu’il emportait dans ses bras. Il parcourut ainsi près d’un mille, puis s’arrêta pour se reposer.

En murmurant, à voix basse, quelques mots à Célie, il s’assit sur un arbre renversé, qui formait une sorte de banc. Il vérifia si la peau d’ours qui l’enveloppait ne s’était pas desserrée et la protégeait bien contre le froid, lequel heureusement, demeurait supportable, aucun souffle de vent n’agitant l’air. Sa main rencontra les petits pieds nus. Célie tressaillit, puis se mit à rire. Il constata qu’ils étaient bien chauds et les emmitoufla soigneusement avant de reprendre sa route.

Après trois autres haltes, il rencontra un bouquet de sapins, dont les branches touffues ne laissaient pas la neige arriver jusqu’au sol. Il brisa quelques ramures et en fit un nid pour Célie, qu’il y déposa, et, dans cet abri, ils attendirent le jour. À travers le silence, ils prêtèrent l’oreille, épiant si quelque bruit ne venait pas jusqu’à eux. Ils saisirent l’écho lointain du hurlement plaintif d’un des loups de Bram, puis, à deux reprises différentes, l’écho d’une voix humaine. La main de Célie, la seconde fois, serra étroitement celle de Philip, pour lui dire qu’elle entendait, elle aussi.

Après un peu de repos, et comme aucun danger n’apparaissait immédiat, Philip, laissant Célie, s’avança, à la découverte, jusqu’à la lisière de la forêt. Dans le clair-obscur de l’aurore arctique, il vit que leur piste s’était oblitérée déjà, sous le déluge neigeux, qui ne semblait pas, par bonheur, vouloir s’arrêter. S’il se fût agi de blancs ou d’indiens, il aurait été complètement rassuré. Mais les Esquimaux ont, pour repérer une piste, les sens merveilleusement aiguisés. Durant cinq mois sur douze, il leur faut lever, sous le double manteau de la neige et de la nuit, le gibier dont ils se nourrissent et dont ils reconnaissent la trace, là même où elle reste invisible pour tout autre.

Si les Kogmollocks, attirés par le feu, étaient revenus à la cabane de Bram, bientôt, sans doute, ayant découvert leur fuite, ils les talonneraient de près, lui et Célie. Un instinct secret, qui rampait dans ses veines, lui disait qu’il eût à se tenir prêt et qu’un nouvel acte du drame allait se jouer. Une grosse branche, qu’il heurta du pied, lui fournit, à point nommé, un gourdin. Il l’empoigna sauvagement.