Le Philinte de Molière ou la suite du Misanthrope/Acte IV

Texte établi par Adolphe Rion, chez tous les libraires (p. 53-69).
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ACTE QUATRIÈME


Scène I

ALCESTE, se levant et s’asseyant avec inquiétude ; DUBOIS.
DUBOIS.

Je ne puis m’en cacher, foi d’honnête valet,
Je ne contredis point, et veux ce qui vous plaît ;
Mais vous vous faites mal par ces façons de vivre.
Voulez-vous vous tuer, vous n’avez qu’à poursuivre.

ALCESTE.

Que viens-tu me conter ? Qu’on me laisse en repos.

DUBOIS.

Je vous conte, monsieur, des choses à propos.
Départ précipité, poste et mauvaise route,
Et d’un ; ce sont deux nuits que tout cela vous coûte.
Vous passez la troisième à ranger vos papiers ;
Et celle-ci fait quatre : oui, quatre jours entiers
Que vous n’avez dormi. Et de quelle manière
Avez-vous donc encor passé la nuit dernière ?
Debout, assis, debout ; c’est un métier d’enfer.
Monsieur, pensez-y bien, le corps n’est pas de fer.

ALCESTE.

As-tu bientôt fini ton fâcheux bavardage ?

DUBOIS.

Non, monsieur ; battez-moi si vous voulez. J’enrage
De vous voir ménager si peu votre santé ;
Et toujours pour autrui, par excès de bonté.
Rendre service : oui-da, fort bien ! je vous admire :
Mais il faut du repos, et je dois vous le dire…

ALCESTE.

Peste soit de ta langue ! et ton maudit babil…

DUBOIS, doucement.

Allons, allons…

ALCESTE.

Allons, allons…Dubois !

DUBOIS.

Allons, allons…Dubois !Monsieur !

ALCESTE.

Allons, allons…Dubois ! Monsieur !Quelle heure est-il ?

DUBOIS.

Neuf heures du matin.

ALCESTE.

Neuf heures du matin.Déjà ? Comment, encore
Ils ne sont pas venus ? Longtemps avant l’aurore
Ils avaient projeté d’être ici de retour.

DUBOIS.

Il fallait vous coucher, et vous lever au jour.

ALCESTE.

Ah ! pour le coup… Vois donc… J’entends une voiture…

DUBOIS.

Irai-je voir ?

ALCESTE.

Irai-je voir ? Oui, cours.

DUBOIS, allant et revenant.

Irai-je voir ? Oui, cours.J’y vais… Par aventure,
Si ce sont eux, faut-il leur dire…

ALCESTE.

Si ce sont eux, faut-il leur dire…Que j’attends.

DUBOIS, de même.

Bien… Je ne dirai pas que c’est depuis longtemps ?

ALCESTE.

Non.

DUBOIS, va et revient.

Non.Qui dois-je avertir, Monsieur, de votre attente ?
Est-ce monsieur Philinte, ou madame Éliante ?…

ALCESTE.

Ah ! que d’amusement ! Veux-tu bien décamper ?

DUBOIS.

Tout ceci, c’est, monsieur, de peur de me tromper.
Les voilà tous les deux…

ALCESTE.

Les voilà tous les deux…Allons, sors donc.

(Dubois sort.)

Scène II

ÉLIANTE, ALCESTE, PHILINTE.
ALCESTE, allant prendre Éliante, qu’il conduit dans un fauteuil.

Les voilà tous les deux…Allons, sors donc.Madame,
Voici des embarras fâcheux pour une femme ;
Et des peines d’esprit plus cruelles encor
Pour vous surtout, pour vous qui n’avez aucun tort,
Qui méritez si peu cet accident sinistre.
Eh bien ! qu’a dit, qu’a fait, que pourra le ministre ?
Ce brave homme, je crois, n’a pas vu sans douleur,
Sans un vif intérêt, votre cruel malheur ?

PHILINTE.

Nous n’avons fait tous deux qu’un voyage inutile.

ALCESTE.

Comment donc ?

ÉLIANTE, se levant.

Comment donc ? Cher Alceste, il est assez facile
D’imaginer la part et l’intérêt que prend
Mon oncle à cette affaire : il est fort bon parent ;
Mais trop tard, en effet, nous implorons son aide.
Votre moyen d’hier était un sûr remède,
Tant que votre avocat, par un concours heureux,
Avait entre ses mains ce billet dangereux ;
Mais aujourd’hui qu’il est entre les mains d’un autre,
Dans le parti du fourbe et très contraire au nôtre,
Mon oncle nous a dit et clairement fait voir
Que, même sans blesser les lois ni son devoir,
S’il prêtait à nos vœux sa secrète entremise,
On pourrait l’accuser d’une injuste entreprise
Que nos vils ennemis feraient sonner bien haut
Pour appuyer leur cause et nous mettre en défaut.
Et l’honnête avocat qui nous servait de guide
L’a trouvé, comme moi, plus prudent que timide.

ALCESTE.

Mon avis est le même… Et qu’en avez-vous fait
De mon cher avocat ?

ÉLIANTE.

De mon cher avocat ? Oh ! bien cher en effet.

ALCESTE.

À travers les soucis que ce moment prépare,
Madame, convenez que c’est un homme rare.

ÉLIANTE.

Homme rare en tout point, et par sa probité,
Par son grand jugement, par sa simplicité,
Et sa science claire à quiconque l’écoute,
Et qui nous a frappés durant toute la route.

ALCESTE.

Vous me faites plaisir. Qu’est-il donc devenu ?

PHILINTE.

Avant notre retour un projet m’est venu,
Et je l’ai supplié de prendre un peu l’avance,
De venir à Paris, lui seul, en diligence,
Pour parer à la hâte à tout fâcheux éclat.

ALCESTE.

Quel est donc ce projet ?


Scène III

ÉLIANTE, ALCESTE, PHILINTE, DUBOIS.
DUBOIS, annonçant.

Quel est donc ce projet ?Monsieur votre avocat.

ALCESTE.

Bon, qu’il entre…

(Dubois sort.)

Scène IV

ÉLIANTE, ALCESTE, PHILINTE.
ALCESTE, à Éliante.

Bon, qu’il entre…Madame, un pénible voyage
Vous a fort fatiguée, et je trouverais sage
Qu’en votre appartement, pendant tout ce propos,
Vous allassiez enfin prendre un peu de repos :
De ce qu’on aura fait nous saurons vous instruire.

PHILINTE.

Il a raison, madame ; allez…

ÉLIANTE.

Il a raison, madame ; allez…Je me retire.

(Elle sort.)

Scène V

ALCESTE, L’AVOCAT, PHILINTE.
L’AVOCAT, à Philinte.

Rolet n’est pas chez lui. J’ignore la raison
Qui, de si grand matin et hors de sa maison,
L’occupe et le retient avec inquiétude ;
Car c’est là ma remarque au train de son étude,
On l’attend, il y doit rentrer ; et j’ai laissé,
Pour l’appeler céans, un billet très pressé.
S’il vient, nous en aurons du moins ce bon augure,
Qu’il s’attend à traiter en cette conjoncture.

ALCESTE.

Quel est ce traitement dont vous voulez parler ?

L’AVOCAT.

Monsieur se résoudrait, dit-il, au pis aller,
En ce moment fâcheux, à faire un sacrifice.

ALCESTE, à Philinte.

Perdez-vous la raison ? Les lois et la justice !
Lorsqu’en un tel procès on se trouve engagé,
Le vice impunément sera-t-il ménagé ?
Perdez tout votre bien, plutôt qu’en sa faiblesse
Désavouant l’honneur et la délicatesse,
Votre cœur se résigne au reproche effrayant
D’avoir encouragé le crime en le payant.
Que le crime, poussé jusqu’à cette insolence,
Du glaive seul des lois tienne sa récompense ;
Et ne lui donnons point, par la timidité,
L’espoir d’aucun triomphe ou de l’impunité !

L’AVOCAT, à Philinte.

Vous voyez, au parti que l’amitié conseille,
Que son opinion à la mienne est pareille.
Je vous l’ai dit, monsieur, un accommodement

Est un sage moyen que l’on suit prudemment,
Quand d’une et d’autre part, avec pleine assurance,
On peut d’un droit réel établir l’apparence ;
Et la faiblesse même alors peut, je le crois,
S’applaudir d’acheter la paix par quelques droits.
Mais tout ce que monsieur vient de vous faire entendre
Est ici, sans détour, le parti qu’il faut prendre.
C’est mon avis sincère ; et je ne doute point
Qu’en vous en écartant dans le plus petit point,
Que si vous exigez que j’entame et ménage
Un traité toujours fait avec désavantage,
On n’aille l’exiger ou fâcheux par le prix,
Ou fatal à vos droits pour l’avoir entrepris.

PHILINTE.

Et dois-je tout risquer, monsieur ?

L’AVOCAT.

Et dois-je tout risquer, monsieur ? J’ose répondre
Que le fourbe saura lui-même se confondre ;
En marchant droit à lui nous saurons le braver,
Et sa friponnerie enfin peut se prouver.
Hier, j’en craignais bien plus l’effet et l’importance,
Mais attentivement j’ai lu votre défense,
Les lettres, les états et les comptes nombreux
Qui parlent clairement contre ce malheureux.
L’affaire est, je le sais, longue et désagréable…

PHILINTE.

Voilà précisément la crainte qui m’accable :
Et quand je considère avec attention
Le fardeau qui m’attend en cette occasion,
Tant de soins à porter, d’intérêts à restreindre,
De gens à ménager et d’ennemis à craindre,
Tant de travail, de gêne et d’ennuyeux propos,
Je veux d’un peu d’argent acheter mon repos.

ALCESTE, amèrement.

Oui, suivez ce projet ; et, quoiqu’il me déplaise,
Vous mettez mon humeur et mon esprit à l’aise.
Vos jours voluptueux, mollement écoulés
Dans cet affaissement dont vous vous accablez ;
Ce goût de la paresse, où la froide opulence

Laisse au morne loisir bercer son indolence,
Sont les fruits corrompus qu’au milieu de l’ennui
L’égoïsme enfanta, qui remontent vers lui,
Pour en mieux affermir le triste caractère,
Mais aussi de ces fruits dérive leur salaire.
Votre âme est tout orgueil, votre esprit vanité ;
La hauteur elle seule est votre dignité.
Du reste, anéanti, sans feu, sans énergie,
Vous immolez l’honneur à votre léthargie ;
Et, dupe des méchants, vous savez, sans rougir,
Marchander avec eux un reste de plaisir.
Faites, faites, Monsieur.

PHILINTE.

Faites, faites, Monsieur.Eh ! mon Dieu, cher Alceste,
Délivrons-nous soudain d’un embarras funeste,
Et donnons-nous le temps de suivre, à son signal,
La fortune propice à réparer le mal.
(À l’avocat.)
Vous, monsieur, je vous prie, arrangez cette affaire.


Scène VI

ALCESTE, L’AVOCAT, PHILINTE, DUBOIS.
DUBOIS, avec humeur.

Ce monsieur… procureur… il est là.

L’AVOCAT.

Ce monsieur… procureur… il est là.Je vais faire
Tout ce qui dépendra de moi dans ce moment.

ALCESTE, indigné.

Ah ! je ne reste point à cet arrangement.
Ce serait pour mon cœur un chagrin trop sensible,
Que l’aspect d’un pervers qui, d’une âme paisible,
Et sous cape riant des affronts qu’il a faits,
En triomphe remporte un prix de ses forfaits.

(Il sort.)

Scène VI

L’AVOCAT, PHILINTE, DUBOIS.
PHILINTE.

Je le suis, pour calmer cette humeur trop hautaine.
De grâce, terminez ce débat et ma peine.

(Il sort en faisant signe à Dubois, qui a attendu, d’introduire le procureur.)

Scène VIII.

L’AVOCAT, LE PROCUREUR.
LE PROCUREUR

Sur un billet de vous, que chez moi j’ai trouvé,
Malgré tout ce qui m’est en ces lieux arrivé,
J’ai bien voulu, monsieur, toujours bon, franc, honnête,
Avec vous cependant risquer un tête-à-tête.
Voyons, expliquez-vous : que voulez-vous de moi ?

L’AVOCAT.

Monsieur, connaissez-vous la probité, la foi,
La conduite, les mœurs et les moyens de l’homme
Qui réclame, en ce jour, une aussi forte somme ?

LE PROCUREUR

Ce n’est point mon affaire, et son titre suffit.

L’AVOCAT.

Si l’on prouve le faux et l’erreur de l’écrit…

LE PROCUREUR

C’est ce qu’il faudra voir…

L’AVOCAT.

C’est ce qu’il faudra voir…J’ai de sûres épreuves
Des tours de ce Robert…

LE PROCUREUR

Des tours de ce Robert…Vous en auriez cent preuves,
Que m’importe ?… Qu’il soit honnête homme ou fripon,
Je m’en moque, dès lors que le billet est bon.

L’AVOCAT.

Il ne l’est pas.

LE PROCUREUR

Il ne l’est pas.Chansons !

L’AVOCAT, sévèrement.

Il ne l’est pas.Chansons ! Malgré vous et les vôtres,
On vous fera bien voir…

LE PROCUREUR

On vous fera bien voir…Bah ! j’en ai vu bien d’autres.

L’AVOCAT.

Et moi, je me fais fort de prouver…

LE PROCUREUR

Et moi, je me fais fort de prouver…Vous ?

L’AVOCAT.

Et moi, je me fais fort de prouver…Vous ? Oui, moi.

LE PROCUREUR

Que veut dire ceci ? Voyons ; est-ce la loi
Qui jugera l’affaire ? Est-ce pour autre chose
Qu’ici je suis venu ? Déclarez-en la cause,
Expliquez-vous ; j’ai hâte. En un mot, si je viens,
C’est pour être payé, non pour des entretiens.

L’AVOCAT.

Eh bien, monsieur, parlez. Dites votre pensée.

LE PROCUREUR

Qui, moi ? je ne dis rien. Si la vôtre est pressée…

L’AVOCAT.

À la bonne heure ; mais vous avez un pouvoir
Sans doute. Proposez, monsieur ; nous allons voir.

LE PROCUREUR

Proposer ?

L’AVOCAT.

Proposer ? Oui, vraiment.

LE PROCUREUR

Proposer ? Oui, vraiment.Allons, plaisanterie !

L’AVOCAT.

Par là qu’entendez-vous ?

LE PROCUREUR

Par là qu’entendez-vous ? Eh, non ! je vous en prie,
Vous vous donnez, je crois, des soucis superflus.

L’AVOCAT.

Quoi !…

LE PROCUREUR

Quoi !…Vous êtes rusé ; l’on peut l’être encor plus.

L’AVOCAT.

Je ne vous comprends pas…

LE PROCUREUR

Je ne vous comprends pas…Fi donc ! vous voulez rire.

L’AVOCAT.

En honneur…

LE PROCUREUR

En honneur…Allons donc.

L’AVOCAT.

En honneur…Allons donc.Comment ?

LE PROCUREUR, saluant.

En honneur…Allons donc.Comment ?Je me retire.

L’AVOCAT, le retenant.

Un mot encore, monsieur. Je puis vous assurer
Que je suis sans détour. Pourquoi délibérer
Pour vous ouvrir à moi ? pour me faire comprendre
Quel biais, après tout, ici vous voulez prendre ?

LE PROCUREUR, avec audace.

Je ne biaise point ; jamais, en aucun cas.
Et je vous dis bien haut, comme à cent avocats,
Eussent-ils tous encor mille fois plus d’adresse,
Que je ne fus jamais dupe d’une finesse.
Vous êtes bien tombé, de vouloir en ces lieux
Tendre à ma bonne foi des pièges captieux !
Ah ! je vous vois venir ! vraiment je vous la garde !
Oui, sans doute, attendez qu’ici je me hasarde
À vous offrir un tiers ou moitié de rabais ;
Que j’aille innocemment donner dans vos filets,
Et, séduit par votre air, qui me gagnera l’âme,
Convenir plus ou moins des droits que je réclame ;
Tandis que, mot à mot, du cabinet voisin,
Des témoins apostés en tiendront magasin ;
Tandis que finement deux habiles notaires
Y dresseront un texte à tous vos commentaires !
Je vous le dis, monsieur ; mais pour vous faire voir
Que je connais la ruse autant que mon devoir.

(Se tournant vers le fond et les portes, et s’écriant :)

Au reste, le billet est bon, la cause est bonne ;
Tablez bien là-dessus, et je ne crains personne.

L’AVOCAT, honteux et stupéfait.

Mais, sur ce pied, pourquoi venir dans la maison ?

LE PROCUREUR

Si vous êtes si fin, devinez ma raison.

L’AVOCAT.

Je ne connus jamais cet art ni ce langage.

LE PROCUREUR

Cette raison pourtant est bonne ; c’est dommage.

L’AVOCAT.

Il suffit : je ne veux ni ne dois la savoir.

LE PROCUREUR

On me tient pour m’entendre, et moi je viens pour voir.

L’AVOCAT.

Finissons, s’il vous plaît, un débat qui m’assomme.

LE PROCUREUR.

Adieu donc ; on m’attend. Serviteur.
Adieu donc ; on m’attend. (À part.) Le pauvre homme !

(Il sort.)

Scène IX.

L’AVOCAT.

Et je lui céderais ? Un malhonnête agent,
Maître par sa vigueur d’un esprit négligent,
Mettrait donc à profit son coupable artifice,
Et l’équité timide obéirait au vice ?
Non, non. Je lui résiste ; et si l’on ne m’en croit,
Je ne partage pas l’affront fait au bon droit.


Scène X.

ALCESTE, L’AVOCAT, PHILINTE.
L’AVOCAT, en allant à eux.

Inutile espérance et ressource impossible !
Je n’ai vu qu’un cœur faux et qu’une âme insensible.

(À Philinte.)
Et si dans vos projets, monsieur, vous persistez,
Épargnez-moi l’aspect de tant d’iniquités.
J’ignore à quels égards une morale austère
Étend d’un avocat le noble ministère :
Mais lorsque je balance, en cette affaire-ci,
La droiture tremblante implorant la merci
Du fourbe qui l’opprime, et le fourbe perfide
Qui montre à l’immoler une audace intrépide,
Il ne me reste plus, dans ma confusion,
Qu’à fuir, pour dévorer mon indignation.


Scène XI.

ALCESTE, L’AVOCAT, PHILINTE, DUBOIS.
DUBOIS, accourant effrayé à Alceste.

Ah ! monsieur, qu’est ceci ? Voici bien des affaires.

ALCESTE.

Quoi donc ?

DUBOIS.

Quoi donc ? Tout est perdu.

ALCESTE.

Quoi donc ? Tout est perdu.Maraud ! Si tu diffères…

DUBOIS.

Sauvez-vous.

ALCESTE.

Sauvez-vous.Et pourquoi ?

DUBOIS.

Sauvez-vous.Et pourquoi ?C’est qu’il faut vous sauver.

ALCESTE.

Qu’est-ce à dire ?

DUBOIS.

Qu’est-ce à dire ? À l’instant.

ALCESTE.

Qu’est-ce à dire ? À l’instant.Veux-tu bien achever ?

DUBOIS.

Si j’achève, monsieur, on vous prend tout à l’heure.

ALCESTE.

Qui me prendra ? Dis donc ?

DUBOIS.

Qui me prendra ? Dis donc ? Quittez cette demeure.

ALCESTE.

Impertinent au diable ! avec tous ces transports…

DUBOIS.

Les escaliers sont pleins d’huissiers et de recors.

ALCESTE.

Que dis-tu ?

DUBOIS.

Que dis-tu ? L’on vous cherche… Ah ! je les vois paraître.
Une autre fois, monsieur, vous me croirez peut-être ?


Scène

ALCESTE, UN COMMISSAIRE, UN HUISSIER, L’AVOCAT, PHILINTE, UN GARDE DU COMMERCE, Recors, DUBOIS.
ALCESTE.

Que vous plaît-il, messieurs ?… Parlez donc… avancez…

LE COMMISSAIRE.

Je demande, céans, monsieur de Valencès.

PHILINTE.

C’est moi.

LE COMMISSAIRE.

C’est moi.Je viens, monsieur, et comme commissaire,
Pour veiller au bon ordre, et non pour vous déplaire ;
Je viens, dis-je, appelé par ma commission,
(Montrant l’huissier.)
Pour assister monsieur dans l’exécution
De certaine sentence, à l’effet de capture,
Dont il va sur-le-champ vous faire la lecture.

PHILINTE.

Quelle est cette insolence ? Osez-vous bien, chez moi,
Venir avec éclat remplir un tel emploi ?

LE COMMISSAIRE.

Monsieur… je vais partout où la loi me réclame.

L’AVOCAT, à Philinte.

Modérez, s’il vous plaît, les transports de votre âme ;
Éclaircissons la chose, et nous verrons après.

ALCESTE, à l’huissier.

Eh bien ! lisez, monsieur. Voyons ces beaux secrets.

L’HUISSIER, caricature ; il met ses lunettes, et lit.

« À vous, et cætera… Très humblement supplie
« Ignace-André Robert, disant qu’avec folie
« Au sieur de Valancès il prêta, dans un temps,
« La somme ou capital de six cent mille francs,
« Dont billet dudit sieur joint à cette requête.
« Sur l’avis que déjà, par un trait malhonnête,
« Le susdit débiteur a quitté son hôtel,
« Et ce secrètement, dont un regret mortel
« Survient au suppliant, craintif pour sa créance ;
« Qu’en outre, par abus de trop de confiance,
« Le sieur de Valancès, de ruse prémuni,
« A pris son domicile en un hôtel garni ;
« Lequel dit sieur encor, pendant la nuit obscure,
« A fait, pour s’évader, préparer sa voiture.

ALCESTE.

Quelle horreur !

PHILINTE.

Quelle horreur ! Juste ciel !

ALCESTE.

Quelle horreur ! Juste ciel ! Fut-on plus effronté ?
Et comment ose-t-on de tant de fausseté
S’armer insolemment en face de son juge ?

L’AVOCAT.

Contre de pareils traits il n’est point de refuge.

L’HUISSIER.

Vous plaît-il d’écouter le reste ?

L’AVOCAT.

Vous plaît-il d’écouter le reste ? Poursuivez.

L’HUISSIER, lit.

« Pour que du suppliant les droits soient préservés,
« Vu l’urgence du cas, péril à la demeure,
« Qu’il vous plaise ordonner que, sans délai, sur l’heure,
« Il sera fait recherche, avec gens assez forts,

« Dudit sieur Valencès ; à l’effet, et par corps,
« D’assurer les dits droits, et ce, sans préjudice
« De la saisie entière, et par mains de justice,
« De tous ses biens, ainsi qu’il pourrait arriver,
« Partout où se pourront lesdits biens se trouver.
« Signé, Rolet. » Et suit, par forme de sentence,
Appointement qui donne, au gré de l’ordonnance,
Loisir d’exécuter le susdit contenu.
Signifié par moi, Boniface Menu.

ALCESTE.

Eh bien ! que vous faut-il après ce verbiage ?

L’HUISSIER.

Les six cent mille francs, sans tarder davantage ;
Ou que monsieur nous suive à l’instant en prison.

PHILINTE.

Marauds, voulez-vous bien sortir de ma maison !

LE COMMISSAIRE, s’interposant.

Monsieur !… ah ! point de bruit.

ALCESTE, à l’avocat.

Monsieur !… ah ! point de bruit.Quel moyen faut-il prendre ?

L’AVOCAT.

Vers le juge, avec eux, je crois qu’il faut nous rendre.

PHILINTE, à l’avocat.

Qui, moi, monsieur ?

L’AVOCAT.

Qui, moi, monsieur ?Vous-même. Observez, s’il vous plaît,
Que le juge a parlé sur la foi de Rolet.
Sur un faux exposé, la justice en alarmes
Protège le mensonge et ses perfides larmes.
Rolet, dans sa requête, avec dextérité,
Donne à sa fourberie un air de vérité.
Vous quittez votre hôtel pour prendre cet asile,
Il vous montre rusé, même sans domicile ;
Vous allez à Versailles, il vous peint fugitif ;
La chose presse, il faut vous avoir mort ou vif.
Il tait adroitement la qualité de comte ;
Rien n’arrête Rolet. Par une fausse honte,
Ne résistez donc plus ; et la conclusion,
Au pis, sera, monsieur, de donner caution.

ALCESTE, vivement.

Ah ! sans aller plus loin, je présente la mienne.

PHILINTE.

Ami trop généreux !…

L’HUISSIER.

Ami trop généreux !…Oh ! qu’à cela ne tienne.
En blanc, j’ai pour ceci des actes différents.
(Il les tire de son carnet.)
Monsieur peut se nommer ; s’il est bon, je le prends.

L’AVOCAT, prenant la formule en blanc.

Donnez. Monsieur est bon.

(Il écrit.)
ALCESTE.

Donnez. Monsieur est bon.Mettez le comte Alceste.

LE COMMISSAIRE.

Qui ? vous, monsieur ?

ALCESTE.

Qui ? vous, monsieur ? Oui, moi.

LE COMMISSAIRE, à l’huissier et au garde.

Qui ? vous, monsieur ? Oui, moi.Je vous promets, j’atteste
Que les biens de monsieur passent un million.

L’HUISSIER, à Alceste.

Signez.

ALCESTE.

Signez.Avec plaisir.

(Il signe, et l’huissier prend l’acte.)
LE COMMISSAIRE

Signez.Avec plaisir.Après cette action,
Vous me pardonnerez au moins, monsieur le comte,
Un éclaircissement qui vraiment me fait honte.
Vous vous nommez Alceste ?

ALCESTE.

Vous vous nommez Alceste ? Oui, sans doute.

LE COMMISSAIRE.

Vous vous nommez Alceste ? Oui, sans doute.Seigneur
Du lieu de Mont-Rocher ?

ALCESTE.

Du lieu de Mont-Rocher ? Justement.

LE COMMISSAIRE.

Du lieu de Mont-Rocher ? Justement.En honneur,
Vous me voyez confus on ne peut davantage.
Pourquoi m’a-t-on choisi pour un pareil message ?

ALCESTE.

De quoi donc s’agit-il ?

LE COMMISSAIRE.

De quoi donc s’agit-il ?J’arrive cette nuit
De votre seigneurie, où, sans éclat, sans bruit,
En vertu d’un décret, j’avais été vous prendre,
Et qu’ici j’exécute, à regret, sans attendre.

L’AVOCAT.

Ô grand Dieu !

PHILINTE.

Ô grand Dieu !Se peut-il ?

DUBOIS.

Ô grand Dieu ! Se peut-il ?Oh ! le traître maudit !

LE COMMISSAIRE.

Monsieur, vous me suivrez ?

ALCESTE.

Monsieur, vous me suivrez ?Oui-da, sans contredit.

PHILINTE.

Alceste ! est-il bien vrai ? Quel accident terrible !

ALCESTE.

Quoi, monsieur ? Vous voyez enfin qu’il est possible
Que tout ne soit pas bien.

PHILINTE.

Que tout ne soit pas bien.Après un pareil coup,
Je suis désespéré… Que faire ?

ALCESTE.

Je suis désespéré… Que faire ? Rien du tout.
(Au commissaire.)
Monsieur, me voilà prêt. Menez-moi, je vous prie,
Au juge sans tarder. Et vous, (À l’avocat.)
Au juge sans tarder. Et vous, qui pour la vie
Serez mon digne ami, vous monsieur, suivez-moi.
(Se retournant vers Philinte.)
Je ne m’en prends qu’au vice, et jamais à la loi.