Le Philinte de Molière ou la suite du Misanthrope/Acte III
ACTE TROISIÈME
Scène I
Madame, comme vous, avec facilité,
Mon cœur sait exercer des actes de bonté.
Mais, pour des étrangers alors qu’on s’intéresse,
N’allons pas, s’il vous plaît, jusques à la faiblesse.
Appelez-vous ainsi ce zèle attendrissant,
Cette noble chaleur d’un cœur compatissant ?
Alceste m’a touchée ; et ses récits encore
M’offrent un vrai malheur, monsieur, que je déplore.
Je tremble du danger que court un inconnu,
Comme si le pareil nous était survenu.
J’en suis vraiment émue. Oui, je sens…
Il faut si peu de chose à l’esprit d’une femme
Pour l’exalter d’abord, et montrer à ses sens,
Jusque dans le péril, des plaisirs ravissants !
Mais comme un rien l’anime, un rien la décourage.
Il faut sur cet objet réfléchir davantage ;
Et sans doute, changeant et d’avis et de loi,
Vous seriez la première à penser comme moi.
Dans vos opinions, distinguez, je vous prie,
Le sentiment, monsieur, de la bizarrerie ;
Vous me surprenez fort, en confondant ainsi
L’âme sensible et bonne, et le cœur rétréci.
On doit peu s’y tromper, cependant : et je trouve
Un intérêt si vif dans l’effet que j’éprouve ;
Dans mes sentiments vrais et bien appréciés,
Je changerai si peu, quoi que vous en disiez,
Qu’avec nouvelle instance, ici, je vous conjure
De satisfaire Alceste.
Oh, non ! je vous le jure.
Allez trouver mon oncle.
Impossible.
Laissez à mes plaisirs l’embarras de ces soins.
Non, non, madame, non. D’une affaire suspecte,
En aucune façon, détournée ou directe,
De grâce, obligez-moi de ne pas vous mêler.
Il suffirait d’un mot.
Quand ce mot gratuit ne nous est pas utile.
Quoi ! faut-il… ?
Feint de ne pas sentir ma solide raison,
Et l’intérêt commun de toute ma maison.
Cette feinte est sans doute une nouvelle adresse
Pour me contrarier et vous rendre maîtresse.
Eh bien, madame, eh bien ! puisqu’il faut m’expliquer,
Sachez donc que tout homme est funeste à choquer,
Et le fourbe intrigant encore plus qu’un autre.
De quoi nous mêlons-nous ? Est-elle donc la nôtre,
Cette piteuse affaire où, par cent ennemis,
Je verrais mon repos peut-être compromis ?
Du dangereux faussaire et de sa vile agence,
Ne puis-je pas enfin exciter la vengeance ?
Je le dis à regret, mais, malgré ses penchants,
Si l’on blesse les bons, épargnons les méchants :
Leur courroux clandestin dure toute la vie.
Mais une autre raison forte, et qui me convie
Plus que toute autre encore à de fermes refus,
C’est que de sa faveur il faut craindre l’abus.
Quand on a du crédit, c’est pour nous, pour les nôtres,
Qu’il faut le conserver, sans le passer à d’autres.
On n’en a jamais trop, pour que, de toute part,
On aille l’employer et l’user au hasard ;
Son affaiblissement n’arrive que trop vite.
Vous voulez le rebours de tout ce qu’on évite.
Comme si la coutume en effet n’était pas,
Au lieu de porter ceux qu’on jette sur vos bras,
Pour si peu de crédit qui vous tombe en partage,
D’être prompt au contraire à prendre de l’ombrage.
De toute créature et de tout protégé
Par qui l’on pourrait voir ce crédit partagé,
Soit pour les détourner, ou pour les mettre en fuite !
Voilà sûr quels motifs je règle ma conduite.
Je pense et vois le monde, et dis, de vous à moi,
Qu’il faut, pour vivre heureux, se replier sur soi.
Pouvez-vous… ?
C’est en vain ; ma prudence est ici la plus forte :
De son prix, je le sais, il peut disconvenir :
J’agis au gré du monde, et je veux m’y tenir.
Scène II
Je ne le vois que trop ; c’est ainsi que l’on pense.
En est-on plus heureux ? Quelle triste prudence,
De vouloir s’isoler, de se lier les mains,
Et d’étouffer son cœur au milieu des humains !
Vous avez tort, Philinte, et je suis importune.
Mais ne pouvez-vous pas éprouver d’infortune ?
Et verriez-vous alors, d’un œil tranquille et doux,
Les hommes vous poursuivre, ou s’éloigner de vous ?
Scène III
Nous avons fait, Alceste, une vaine entreprise.
Je ne puis vous aider. Je suis femme, et soumise…
Philinte a des raisons qui fondent son refus ;
Oui, j’avais trop promis. Mon esprit est confus…
Madame, sur vos soins, je ne forme aucun doute.
Allons, puisqu’on agit de la sorte, j’écoute
Le seul cri de mon cœur et son noble penchant.
Je vais trouver votre oncle ; oui, moi, moi, sur-le-champ ;
Et, quelque risque enfin que je coure moi-même
À me montrer à tous, quand un arrêt suprême
Menace dans ces lieux ma liberté…
Vous exposer ainsi ?
Si de mes ennemis la force m’environne,
Ils verront à quel prix je livre ma personne ;
Et j’aurai le plaisir d’ajouter cet affront
Aux mille autres encore imprimés sur leur front,
Que j’éprouvai toujours leur noire violence,
Dans le moment précis d’un trait de bienfaisance.
Il fera beau me voir sauvant un inconnu.
Par la main des méchants dans les fers détenu.
Nous ne permettrons pas que, par excès de zèle,
Vous couriez le danger…
Peut disposer de moi tout comme il lui plaira.
Votre oncle m’est connu, son cœur m’écoutera,
Et j’en obtiendrai tout ; j’en suis sûr, oui, j’y compte,
Je serais bien fâché d’épargner cette honte
Au traître de Philinte, à qui je ferai voir,
Malgré tous les périls, comme on fait son devoir.
Non, je vais le trouver…
Remontrance inutile.
Attendez…
Au cœur qui veut le faire.
Voyons encor Philinte… Ah ! Dieu !… Vous m’alarmez.
Scène IV
Qu’importent mes dangers ? Je tente l’aventure.
Oui, je vais demander des chevaux, ma voiture
Mon honnête avocat avec moi peut venir :
En deux heures de temps je lui fais obtenir…
Scène V
Que vous plaît-il, monsieur ?
Qu’en vertu de mon titre, et suivant la coutume,
Il faut que je m’adresse en cette occasion,
Monsieur, pour un billet dont il est question ?
Un billet ?
De deux cent mille écus.
Dont je fais très grand cas, qui vous envoie ici.
Précisément.
Il faut…
Le payer.
Qu’est ceci ?
C’est un billet, monsieur, qu’il faut payer sur l’heure.
Qui ? moi ?
Vous. N’est-ce pas ici votre demeure ?
Oui. Qui donc êtes-vous, monsieur, à votre tour ?
Je me nomme Rolet, procureur en la cour.
N’est-ce pas pour l’affaire importante et pressée
Qui de mon avocat occupe la pensée ?
Et ne s’agit-il pas d’un billet clandestin,
Dont ce monsieur Phœnix m’a parlé ce matin ?
Oui, monsieur. Ce billet, ou bien lettre de change,
Au gré de ma partie en mes mains passe et change.
Maître Phœnix n’est plus chargé de ce billet ;
Et c’est moi qui poursuis le paiement, s’il vous plaît.
Quoi donc ? mon avocat, de cette grande affaire…
Ne se mêlera plus, et n’a plus rien à faire.
C’est moi qui, mieux que lui, soigneux et vigilant,
Me saisis de la cause ; et, grâce, à mon talent,
L’effet sera payé, croyez-en ma parole,
Sans quartier, ni retard, ni grâce d’une obole.
Serait-il bien possible ?
Et j’ai des amis chauds.
Mais savez-vous, Monsieur, que ce billet est faux ?
Qu’est-ce à dire ? et quels sont ces discours illicites ?
Prenez garde, monsieur, à ce que vous me dites.
Il y va de bien plus que vous ne le pensez,
À tenir devant moi ces discours insensés ;
Il y va de l’honneur. Comment ! une imposture ?
Il est faux ? Et peut-on nier la signature ?
Qu’importe à ce billet, comme à sa fausseté,
La signature enfin, avec sa vérité ?
Ah ! vous en convenez, même après ce scandale ?
Vous la confessez vraie, exacte, originale ?
Ah ! je suis enchanté de voir, par ce détour,
À qui j’ai, pour le coup, affaire dans ce jour !
Je ne m’étonne plus de cette négligence
De ce maître Phœnix à commencer l’instance.
Digne et belle action d’un homme délicat !
Il s’en charge en secret, et c’est votre avocat !
Prévarication ! collusion perfide !
Mais vous avez en tête un procureur rigide,
Un homme, grâce au ciel, pour ses mœurs renommé,
À poursuivre la fraude en tout accoutumé,
Qu’on ne corrompra pas, dont le regard austère
À la mauvaise foi ne laisse aucun mystère,
Impudent personnage, as-tu bientôt fini ?
Je ne sais qui me lient que tu ne sois banni
Loin de moi par mes gens, et selon tes mérites.
Violence ?… Monsieur, l’affaire aura des suites.
Sors ; redoute l’excès de toute ma fureur.
Guet-apens, et déni d’un billet ? Quelle horreur !
Ton billet ?… Ah ! Plutôt que ta friponnerie
Tire le moindre gain de cette fourberie,
Rien ne me coûtera pour ta punition,
Et j’y sacrifierai, s’il le faut, un million.
Tant mieux ! Nous allons voir si c’est ainsi qu’on ose
Insulter, outrager, dans la plus juste cause,
Un homme, comme moi, d’honneur, de probité.
Dubois ! Germain ! Picard !
Scène VI
Sans pitié, chassez-moi cet homme tout à l’heure ;
Et qu’il ne puisse plus souiller cette demeure.
Monsieur !… monsieur !…
Scène VI
Eh bien ! quel est donc ce fracas ?
Monsieur !… monsieur !…
Que vois-je ? Et quels fâcheux éclats !
Dubois, retirez-vous.
Scène VIII
Contre cet attentat insigne et manifeste.
Eh ! mon cher, qu’est ceci ?
Ma colère, n’ont pas de termes assez forts.
Je viens pour un billet que monsieur me dénie,
En osant me traiter avec ignominie.
Un billet ?
Bon billet de deux cent mille écus.
Ah ! je commence à voir…
Voyez-vous maintenant la suite déplorable ?
Mon avocat n’a plus ce billet détestable,
Et le voilà tombé dans les mains d’un fripon.
Vous l’entendez, monsieur ?
Vous perdez la cervelle, et votre humeur s’emporte
À de fâcheux excès, et d’une étrange sorte.
Et comment faites-vous pour voir de ce sang-froid
Toute perversion de justice et de droit ?
Félicitez-vous bien de votre indifférence ;
En voilà de beaux fruits, en cette circonstance :
Un fourbe sans pudeur, que son pareil défend ;
Un homme ruiné, le crime triomphant ;
Et parmi tant d’horreurs l’effet le plus étrange,
C’est qu’il semble que l’ordre encore les arrange.
Ne vous y trompez pas, et c’est l’ordre en effet
Qui dans le fond préside à tout ce qui se fait ;
Et vous verrez, monsieur, que, malgré vos murmures,
En ceci tout ira suivant mes conjectures.
Le grand malheur enfin pour se tant gendarmer,
Comme si l’univers tendait à s’abîmer !
Je plains les maux d’autrui ; mais, au vrai, cette affaire,
Dans la somme des maux, me semble une misère.
C’est un billet de fait ; d’abord on plaidera ;
Et puis, au bout du compte, enfin on le payera.
C’est la règle, la loi : qui signe ou répond, paye ;
Et je ne vois là rien, rien du tout qui m’effraye.
Monsieur prend bien l’affaire ; et j’ose demander,
Moi, dont le devoir est d’instruire, de plaider
Pour les infortunés sans appui, sans refuge,
Si j’ai tort ou raison ? Je vous en fais le juge.
On a fait un billet : j’en prétends la valeur…
Insidieux agent, votre homme est un voleur.
C’est ce qu’il faut prouver.
Faites votre métier. On vient de vous élire ;
Poursuivez donc l’affaire, et vous aurez raison.
Ferme ! excitez-le encore à tant de trahison.
Je n’y saurais durer ; et, dans ce qui m’arrive,
Je ne puis plus tenir ma colère captive.
Ne voyez-vous donc pas ou feignez-vous enfin
De ne pas voir le but de cet homme, plus fin
Et plus fourbe, à jeu sûr, des pieds jusqu’à la tête,
Que mon sage avocat lui-même n’est honnête ?
Il ne le sait que trop que le billet est faux.
C’est un fait que je nie.
De demander aux gens plus de droiture d’âme,
Plus de sincérité que la loi n’en réclame.
Qu’on ose m’insulter ainsi devant témoins !
On verra.
Tu sais bien quel sera le prix ! Mais je proteste
D’en rendre la noirceur publique et manifeste :
Oui, morbleu ! moi tout seul je braverai tes coups.
Oui, moi-même au procès…
Comment ! vous engager dans la cause ?
Sans doute.
C’en est trop. Écoutez…
Il n’est rien que j’écoute.
Le dépit est bizarre, et c’est trop fort aussi.
Rien, rien ! je plaiderai.
Parbleu, non !
Qui m’en empêchera ?
Ce projet insensé. J’ajoute même encore
Que la saine raison, les égards, la pitié,
Commandent à mon cœur bien moins que l’amitié.
Par le sentiment seul ma prudence animée
Devant ce zèle ardent tient mon âme alarmée…
De crainte, de regret, je me trouve saisi.
Quel langage étonnant avez-vous donc choisi ?
Vous, effrayé d’un trait qui me comble de joie ?
Et pensez-vous, monsieur, que sottement je croie
À tous ces faux semblants de sensibilité ?
Non, non, elle n’a point ce langage apprêté.
Quittez ou démentez ces grimaces frivoles,
Mais par des actions, et non par des paroles.
Avouez-moi plutôt que je vous fais rougir ;
Que mon zèle confond votre refus d’agir ;
Et que, par un dépit rongeur qui vous accuse
Vous souffrez d’un bienfait que votre âme refuse
Voilà votre état vrai ; voilà ce que je crois,
Et comment la vertu ne perd jamais ses droits.
Plus d’explication. Et vous, agent honnête,
Nommez-moi, pour répondre au combat qui s’apprête,
Nommez-moi, du billet dont vous êtes porteur,
Le traître créancier et le faux débiteur.
Vous n’avez pas encore une pleine victoire.
Non, ne les nommez pas, monsieur, veuillez m’en croire.
Je veux l’apprendre, moi.
Vous ne le saurez pas.
Messieurs, je n’entends rien à de pareils débats,
Les noms dont il s’agit, dont l’enquête m’étonne,
Monsieur les sait fort bien.
Qui ? moi ?
Mieux que personne.
Comment ?
Le débiteur, c’est vous…
Moi ? scélérat !
Vous. En voici la preuve en ce brief contrat
Souscrit dans la teneur d’une lettre de change,
Au seul profit d’Ignace-André Robert.
Robert ? un intendant de maison ?
Monsieur son débiteur, comte de Valancès.
Qu’avez-vous dit ? comment ?… Monsieur, prenez-y garde !
Comment ?…
Aucun fait ; et voici…
Savez-vous que c’est moi ?
Comte de Valancès ?
Moi-même.
Qu’est ceci ?
Connaître donc ce titre et votre signature ?
Ô grand Dieu ! c’est mon seing !
Le vôtre ? Juste ciel !
Comte de Valancès, c’est mon nom actuel :
Et le traître Robert est un fripon insigne,
Qu’avec une rigueur dont il était bien digne
Depuis quinze ou vingt jours j’ai chassé de chez moi.
C’est lui qui m’a surpris le billet que je voi.
Vous ?…
Ou gardez-vous, au moins, d’oser rien entreprendre.
Je ne connais ici que mon titre.
C’est vous que le destin, par un terrible jeu,
Veut instruire et punir… Ô céleste justice !
Votre malheur m’accable, et je suis au supplice.
Mais je ne perdrai pas, moi, de ce coup du sort,
Cent mille écus comptant… Eh bien ! avais-je tort ?
Tout est-il bien, Monsieur ?
Ô perfidie !… ô siècle et pervers et barbare !
Hommes vils et sans foi !… Que vais-je devenir ?
Rage !… fureur !… vengeance !… Il faut… on doit punir…
(Le procureur file pour se sauver ; il va le saisir.)
Exterminer… Monsieur !… Restez, sur votre tête !
Comment ? Et de quel droit est-ce que l’on m’arrête ?
Vous répondrez du mal que vous allez causer.
J’y consens.
Mon déni doit vous désabuser.
Vous seriez compromis ; l’honneur et votre place…
Bagatelle !… ceci n’a rien qui m’embarrasse.
Sors donc ! fuis loin de nous.
Il est tard, la nuit vient… Demain il fera jour.
Hé ! Champagne ! à l’instant les chevaux, la voiture !…
Évasion subite !… À demain…
Scène IX.
Peut-elle aller plus loin ?… Je ne sais où j’en suis.
Vous pouvez disposer de tout ce que je puis.
Mes reproches, monsieur, seraient justes, je pense ;
Mais mon cœur les retient ; le vôtre m’en dispense.
Tout mérité qu’il est, le malheur a ses droits :
La pitié des bons cœurs, le respect des plus froids :
Mon âme se contraint, quand la vôtre est pressée.
Quand vous serez heureux, vous saurez ma pensée.
Allons nous consulter sur cette affaire-ci :
Je vais faire avertir mon avocat aussi.
Je souffre horriblement pour votre aimable femme.
Quant à vous… Profitez ; c’est le vœu de mon âme.
(Il va pour sortir : il voit que Philinte est abîmé dans sa douleur ; la pitié le ramène ; il le prend par la main et l’emmène avec lui.)