Le Peuple vosgien/n°2 du 22 décembre 1849/L'Égalité

L’Égalité.

Voilà un mot ou plutôt une idée, si mal saisie, si dénaturée par les champions de l’immobilisme, que nous allons esquisser quelques traits, pour lui restituer sa vraie valeur aux yeux des indécis qui se laissent entraîner.

Ces docteurs du préjugé s’imaginent que les égalitaires veulent, pour les hommes, une égalité absolue comme celle que l’on pourrait obtenir de plusieurs objets matériels ; ils croient qu’on veut réprouver les inégalités naturelles, comme les facultés, les besoins, les penchants ; qu’un niveau oppressif doit s’appesantir sur toutes les têtes, et une fois juchés sur les nuages plantureux de la fantasmagorie, ils se livrent à un tas de déclamations, évoquent des fantômes et finissent par trembler devant les brouillures de leur cerveau.

Calmez-vous, excellentes gens, on ne veut pas vous passer une camisole de force, on ne veut pas vous enlever l’air que vous respirez, on ne veut point vous partager vos biens, ni même vous ravir un fétu de paille ; nous ne voulons que vous enlever vos souffrances hypocondriaques qui vous empêchent d’ouvrir les yeux.

Venez goûter notre breuvage, il vaut mieux que le poison que vous vous versiez si gratuitement tout à l’heure, et nous espérons même que vous finirez par le bénir comme la pluie qui fait pousser vos moissons.

Voyez la justice : aujourd’hui, vous n’êtes plus comme vos ancêtres du moyen-âge, vous êtes égaux à un seigneur devant elle ; mais le prolétaire, lui, a toute infériorité en ce sens qu’il ne pourra payer comme vous, les frais de justice dont vous êtes plus à même de connaître la douceur.

Voyez l’état militaire : y a-t-il égalité ? mais pas tout-à-fait, car vous pouvez envoyer votre fils à l’école militaire ou lui donner un remplaçant, et le prolétaire ne peut faire ni l’un ni l’autre.

Et pour fabriquer, pour commercer, y a-t-il égalité ? non, car il faut de l’argent ; vous en avez et le prolétaire n’en a pas.

Et pour gouverner, pour commander au pays, y a-t-il égalité ? oui, oui, direz-vous ; le prolétaire a le suffrage universel, et il est éligible. — Vous avez raison, cette fois ; mais si je perçais au fond de votre cœur, peut-être ne vous trouverais-je pas un grand amour pour le suffrage universel. — Mais continuons :

Pour se livrer aux travaux d’intelligence, pour hériter du fruit des travaux de l’homme de génie, y a-t-il égalité ? non, n’est-ce pas, le prolétaire n’a pas reçu d’instruction comme votre fils ; toutes ces belles choses ne sont rien pour lui.

Eh ! voyons, bourgeois, ne vous fâchez pas ; — pour commettre le crime y a-t-il égalité ? — Oh non ! le prolétaire a les tentations de la faim et vous ne les avez pas. Le prolétaire a le sens grossier et vous ne l’avez pas. Le prolétaire a des enfants qui se meurent sans se rassasier, et vous n’en avez pas. Le prolétaire n’ayant point dans son éducation de contrepoids à ses instincts, s’y abandonne, se plonge dans le vice, se blase dans l’impureté, et suce toutes les mauvaises suggestions. — Oh bourgeois ! je ne vous en veux pas ! vous ne savez qu’y faire ! pleurons ensemble : pleurons, votre main dans la mienne, en signe d’un deuil qui affecte tous les membres de la grande famille. Mais vous ! le roi de la société, ne laissez pas votre tête courbée sous les coups de la fatalité ; relevez-là fièrement cette tête, qui est faite pour regarder en face et résoudre les grandes difficultés ; et qu’elle soit le chêne robuste, qui résiste, ou succombe vaillamment.

Mais Dieu n’a pas voulu que les enfants soient la proie de la faim, lorsqu’il leur a fait un magnifique cadeau, comme la terre, et qu’iî leur envoie, tous les jours, les rayons du soleil, pour les réchauffer. Dans le vieux temps, bourgeois, nos ancêtres étaient esclaves. Dans la vieille Grèce si civilisée, on comptait trente-neuf esclaves sur quarante hommes, et on riait au nez de ceux qui voulaient réformer la chose. de là par analogie ?

Revenons à notre discussion : vous voyez que devant la justice, devant l’intelligence, devant la moralité, il devrait y avoir égalité, votre conscience le demande, nos principes le veulent, nos lois même croient la consacrer, et cependant, dans le fait, il y a une profonde inégalité.

Répondez : les faits s’accordent-ils avec les droits inaliénables de l’homme, avec les intentions irréprochables de votre cœur, avec vos désirs, avec vos croyances les plus sincères ? S’en rapprochent-ils seulement ? — Non ! n’est-ce pas ? je viens vous le prouver.

Mais, direz-vous, il y a une égalité absurde que veulent quelques socialistes : c’est l’égalité des salaires ; c’est l’égalité entre le travail de la brute et le travail de l’intelligence ; c’est l’égalité entre le talent et l’ineptie.

Suivez-moi ; je vous réponds :

Si dans un de nos ateliers, un ouvrier fabrique 10 lorsque son camarade fabrique 6, nous voulons, comme vous, que le salaire soit dans la proportion de 10 à 6. — Si également l’œuvre de l’un est supérieure à l’œuvre de son voisin, nous voulons que cette suprématie soit récompensée. C’est ce que demandent les phalanstériens, c’est ce qui existe à peu près de nos jours ; et les choses se passant ainsi, nous le voulons tout comme vous ; car il n’est point juste que le paresseux soit payé comme l’ouvrier actif, et le maladroit comme l’ouvrier habile.

Mais ce n’est pas dans ce cas qu’on veut l’égalité des salaires ; ce n’est pas ce niveau stupide que l’on réclame. Les vieux journaux et la bourgeoisie à leur suite ont ainsi compris la question, par la raison que ni l’un ni l’autre n’ont voulu ouvrir un bon livre sur la matière.

La voici cette question ; mais répondez d’abord à ceci :

Si vous et moi nous étions au milieu de l’Océan avec quinze jours de vivres et un égal appétit, serait-il juste que vous vous arrogiez une plus grosse part que celle à laquelle j’aurais droit de prétendre. Non, sans contredit.

Et également, si vous et moi, cordonniers tous deux, nous n’avions que vingt paires de bottes à confectionner, serait-il juste que vous prétendiez en fabriquer quinze, ne m’en laissant que cinq ? Non, vous voudriez fabriquer fraternellement l’ouvrage, dix paires à chacun.

Eh bien, voilà tout ce qu’on vous demande, voilà le niveau redoutable qui menace les tètes !!! c’est que, dans une exploitation faite par association, tous, ayant droit de vivre, doivent partager également le travail, pour que chacun ait la même tâche : ce qui signifie dans ce sens, le même salaire. Et si l’un s’appropriait deux tâches ; un de ses camarades serait privé d’une tâche et n’aurait pas de pain, ce jour-là. Maintenant, libre à l’ouvrier habile de faire la sienne en huit heures, lorsque les autres en emploient dix. Il y gagnera deux heures de loisir, ce sera sa récompense. Qu’il les emploie à occuper son intelligence, nous applaudirons. Mais qu’il ne prétende point travailler dans ces deux heures, car le travail qu’il ferait serait autant de soustrait à un autre, ce serait une attaque à la propriété, ni plus ni moins. — Autre raison que donne la science. D’où viennent les salaires ? des produits consommés. Donc, aux salaires excédant le taux naturel, devrait répondre une exhubérance correspondante dans la consommation, ce qui est absurde.

Vous voyez que cette égalité des salaires, n’est admissible qu’au point de vue des mesures qui limiteraient la quantité de choses productibles à la consommation, et non à la situation actuelle, où le niveau de la production monte follement, pour submerger la famille de l’ouvrier au jour du chômage.

L’égalité devant le pain quotidien résulte d’un droit, et l’avantage que donne la nature à un homme, ne peut violer ce droit. Voilà la grande injustice que nous professons aux yeux des hommes qui parlent de questions dont ils ne connaissent pas les données, et qui ne s’en sont même jamais occupés sérieusement. Et si plus tard un cataclysme survient, malheur à eux devant Dieu, car ils sont les hommes éclairés de la société, et ils seront coupables de ne pas avoir pris l’initiative.

(La suite au prochain numéro.)

La commission du budget chargée d’examiner le projet de loi pour le rétablissement de l’impôt des boissons a puissamment contribué au déplorable résultat que nous enregistrons aujourd’hui. Pas une voix ne s’est élevée dans son sein pour défendre le décret de la Constituante, pour demander le maintien de l’abolition d’une taxe odieuse. Son rapport le constate, toutes ses délibérations ont été prises à l’unanimité ; nous croyons donc devoir signaler à la reconnaissance du pays les membres de cette commission qui a si bien secondé M. Bonaparte et son ministère, et préparé avec tant d’intelligence et de patriotisme la voie a marché la majorité. Voici leurs noms :

MM. Sauvaire-Barthélemy, Fournier, Combarel de Leyval, Loyer, Fresneau, Lepeletier-d’Aulnay, Wolowsky, de Douhet, Chasseloup-Laubat, Larrabure, Gouin, Berryer, André, de Charencey, Vitet, Beaumont (Somme), Benoist d’Azy, Gase, Creton, Augustin Giraud, Suchet, d’Albuféra, de Panat, Bocher, Granier, Hernoux, Buffet, Mathieu Bodet, Druet-Desvaux, Gaslonde, Legros-Devot.

La Patrie disait hier, que les huit cent mille signatures apposées au bas des pétitions contre le rétablissement de l’impôt sur les boissons ne témoignaient nullement des véritables sentiments du pays ; et, à l’appui de son opinion, ce journal faisait le raisonnement que voici : « Il y a 350 000 débitants de boissons en France ; chacun d’eux a signé les pétitions et les a fait signer par un serviteur ou un débiteur ; il en est résulté 700 000 signatures. Les hôteliers et les cabaretiers sont donc à peu près les seuls qui ne veulent pas du projet de loi de M. Bonaparte. »

Ce calcul fait honneur à l’esprit inventif de la Patrie ; mais il offense singulièrement la vérité. Chacun sait, en effet, que le plus grand nombre des pétitions déposées proviennent de communes où le quart, la moitié, les trois quarts même, — et quelquefois plus, — des citoyens ont protesté contre l’impôt. Pour ne citer qu’un exemple, le seul département de la Gironde a fourni plus de trente mille signatures aux pétitions ?

La Patrie devrait bien laisser à M. Charles Dupin l’industrie de la sophistication des chiffres.

C’était à la bourgeoisie qu’il appartenait de protester contre les singulières doctrines émises par M. de Montalembert. La bourgeoisie, anti-gouvernementaliste par essence, fait consister toute la Révolution dans la réforme fiscale, comme le prolétariat, anti-capitaliste, la fait consister dans la réforme économique. Tandis que le prolétariat poursuit l’abolition de l’exploitation de l’homme par l’homme, la bourgeoisie, elle, poursuit l’abolition du gouvernement de l’homme par l’homme, en d’autres termes, l’abolition de l’impôt.

C’est surtout contre cette tendance révolutionnaire de la bourgeoisie que M. de Montalembert s’était prononcé.

Il appartenait surtout à un bourgeois de réfuter ses sophismes. C’est M. É. de Girardin, en qui se résume l’instinct réformiste de la bourgeoisie, qui s’en est chargé. Voici quelques extraits de la virulente sortie qu’il lance à l’adresse du champion de l’impôt des boissons.

(Voix du Peuple)

Ni vos convictions ni vos allures n’ont changé ! Vous êtes, en 1849, ce que vous étiez en 1848, ce que vous étiez en 1847.

En 1847, sous le règne de Louis-Philippe, il n’y avait aucun danger à être de l’opposition ; vous étiez plein d’ardeur !

En 1848, vous aviez peur, et je vous rassurais ; vous me flattiez ?

En 1849, vous n’avez plus peur, et je vous effraie ; vous m’injuriez !

Voilà qui prouve que vous êtes bien toujours le même homme, que vous n’avez changé ni de convictions ni d’allures ! Brave, quand il n’y a pas de danger ; humble, quand vous tremblez ; arrogant, dès que vous êtes rassuré ! Je vous reverrai humble, monsieur, très-humble, car les périls ne sont pas dissipés, car le jour n’est pas éloigné, peut-être, où les déserteurs de la liberté, traduits devant leurs conseils de guerre, auront besoin de défenseurs intrépides. Ce jour-là, monsieur, j’aurai oublié l’injure d’hier. La religion, qui est sur vos lèvres, est dans mon cœur.

« L’impôt sur le capital est la drogue qui doit nous tuer » avez-vous dit à la tribune ; vous vous trompez, monsieur, la « drogue » qui vous empoisonnera, c’est l’impôt sur la consommation, qui a pour effet d’encourager les fraudes, les sophistications, d’affamer, de démoraliser, d’irriter les populations, en possession aujourd’hui d’un droit dont elles ne se laisseront pas dépouiller : le droit de suffrage.

Sachez-le, monsieur, l’impôt sur les boissons laissera, sur le champ de bataille électoral, encore plus de républicains du lendemain que l’impôt des 45 centimes n’y a laissé de républicains de la veille.

Aussi intelligente que la Révolution présomptueuse et inexpérimentée, la Réaction aveugle et routinière va voter sa déchéance politique. J’en aurais peu de soucis, je dois vous l’avouer, monsieur, si j’étais sûr que ce fût l’heure de la Liberté qui dût sonner ; mais je crains que ce ne soit l’heure de la Vengeance ! Qui sera assez fort pour la désarmer ? Qui sera assez habile pour diriger une Révolution impétueuse trois fois détournée de son cours ? Je vous le demande, monsieur ?

Il vous en coûte peu, je le sais, monsieur, de vous rétracter, de vous signer le front, de vous meurtrir la poitrine, de confesser votre erreur avec l’éclat de cette prétentieuse humilité taillée à facettes que vous excellez à faire scintiller ; mais vraisemblabalement, il sera trop tard alors pour abjurer votre idolâtrie fiscale et reconnaître qu’il n’y a de bon impôt que celui qui a pour assiette la justice.

Si je connaissais un impôt plus rigoureusement juste que l’impôt sur le capital, c’est celui-là que j’adopterais, c’est celui-là que je proclamerais. Mais saurait-il exister un impôt plus juste que celui qui se définit ainsi : — Assurance proportionnelle à la valeur de l’objet assuré. Point de capital, point d’impôt. Qui possède beaucoup, paie beaucoup. Qui possède peu, paie peu. Qui ne possède rien, ne paie rien.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Grands docteurs de la tribune, qui raillez les grands docteurs de la presse, entendez-vous donc ! Il le faut absolument ; car, après avoir déclaré que les « impôts de consommation étaient les plus justes et les plus légitimes, » vous avez ajouté : « C’est de l’orthodoxie financière pour moi ! » Mais qui a renié la liberté par peur, dès que le péril éclatera, n’hésitera pas à renier la fiscalité !

Tel commencement, tel fin. N’avez-vous pas commencé, monsieur, votre carrière de grand docteur de la presse, en fondant, en 1826, avec M. Lamennais, le journal l’Avenir, que, deux ans après, vous alliez désavouer solennellement à Rome ?

Vous avez sanctifié la palinodie !

Plus de modestie, monsieur, et moins d’humilité.

14 décembre 1849.

Émile de Girardin.

Voici le texte du projet de loi relatif à l’instruction primaire, qui a été présenté dans la séance de vendredi, par M. le ministre de l’instruction publique :

Art. 1er. Jusqu’à la promulgation de la loi organique de l’enseignement, l’instruction primaire dans chaque département est spécialement placée sous la surveillance des préfets.

Art. 2. Les instituteurs communaux seront nommés par le préfet du département et choisis par lui, soit parmi les laïques, soit parmi les membres des associations religieuses vouées à l’enseignement et reconnues par l’État, en se conformant, relativement à cette option, au vœu exprimé par le conseil municipal de la commune.

Art. 3. Dans les cas prévus par l’art. 23 de la loi du 22 Juin 1833, le préfet réprimande, suspend et déplace les instituteurs. Il peut les révoquer en conseil de préfecture, et sauf le pourvoi de l’instituteur révoqué devant le ministre de l’instruction publique en conseil de l’université.

Art. 4. L’instituteur révoqué ne peut ouvrir une école privée dans la commune où il exerçait les fonctions qui lui ont été retirées.

Art. 5. Les comités d’arrondissement restent investis du droit de suspendre les instituteurs, soit d’office, soit sur la plainte du comité local, et conformément à l’art. 23 de la loi du 22 juin 1833. La suspension prononcée par le comité d’arrondissement devra, dans le délai d’un mois, être déférée au préfet, qui statue définitivement.

Art. 6. Les dispositions de la loi du 22 juin 1833 restent en vigueur en tout ce qui n’est pas contraire à la présente loi.

Le jury de la Haute-Garonne vient de répondre négativement sur toutes les questions qui lui ont été soumises dans le procès intenté à MM. Janot, Lucet, Berruyer, Villa, Jorest, Forcade, Baillard de Salles, sous la prévention d’un complot contre le gouvernement de la République au mois de juin dernier.

Si nous avons bien compté, c’est le dernier procès qui se jugera en province sur ce fameux complot du 13 juin. — À ce sujet nous ne pouvons nous empêcher cette réflexion : tous les accusés traduits devant les jurys ont été acquittés, les accusés de Versailles, seuls, ont été condamnés.