Société du Mercure de France (p. 206-225).

CHAPITRE xiii

l’agonie de la lumière

Je ne crois pas avoir tout d’abord ressenti trop fortement la désillusion. Bien souvent, dans mes courts sommeils, j’avais étrangement rêvé que tout notre voyage au Pôle n’était qu’un rêve, ou que nous pouvions en partir enfin… Puis venait l’atroce réveil, et j’avais à la longue quelque peu pris l’habitude de ces réveils là… Ce faux départ cruel ressemblait en somme au début d’un de mes rêves familiers, et la réalité continuait, et elle ne me paraissait pas, dans l’état d’accablement physique et moral où je me trouvais, devoir continuer autrement que depuis notre premier atterrissage forcé au cœur du monde polaire.

Le paysage était à peu près le même ; seulement, c’était à présent à quelques pas du ballon que commençait la région du froid. Nous avions laissé le fleuve assez loin de nous, et tel que je le vis par la suite, plus étroit et très peu profond, il était là tout près de sa source, c’est-à-dire de la banquise. Une lépreuse végétation de gazons et de fougères avait peine à vivre dans ces parages et, déjà, par places, avant de se couvrir pour des lieues et des lieues d’un manteau de glace, la chair ocreuse du sol était nue. Lorsque la nuit polaire tomba, la température devint très basse. Je grelottai longtemps stupidement assis au seuil de la cabine. Mais ce fut, je pense, ce froid dont je n’avais pas souffert jusque-là qui me donna soudain le sentiment de ma nouvelle situation et de ma détresse. Alors me levant et jetant les yeux autour de moi j’aperçus la dépouille informe et sanglante du monstre assassiné…

Et Ceintras ?… Qu’était devenu Ceintras ?… À quels excès n’avait pas dû l’entraîner depuis quelques heures une démence à présent furieuse ? La rapide contemplation de quelques images qui se dessinèrent dans mon esprit à la suite de cette pensée suffirent à transformer mon abattement en colère. Je me persuadai à ce moment que tout le mal venait de Ceintras, que s’il n’avait pas été fou nous aurions pu nous entendre tôt ou tard avec les monstres. Il fallait se mettre à leur place : deux créatures d’une race inconnue leur apparaissaient, qui construisaient des machines, parlaient, se tenaient debout, connaissaient l’usage des vêtements et qui, par conséquent, devaient logiquement passer à leurs yeux pour raisonnables ; mais il s’était trouvé que, de ces deux créatures, l’une, frappée de folie, n’agissait plus selon la raison. Qu’en pouvaient-ils conclure sinon que dans notre espèce la raison n’existait en quelque sorte qu’à titre d’accident, imparfaitement et incomplètement, et que, par suite de cette infériorité, jointe à une brutalité incompréhensible, nous risquions de devenir pour eux des fléaux ? Hélas ! c’était en vain que j’avais tout tenté pour les rassurer ! La démence criminelle de Ceintras venait de détruire en quelques instants mon œuvre de patiente sagesse, et il n’était pas besoin de faire entrer en ligne de compte tout ce qu’il avait pu commettre depuis sa dernière disparition pour estimer que le plus faible espoir d’arranger les choses devait être abandonné désormais.

« Ah ! pensai-je, ma faute est d’avoir cru que les vieilles lois de pitié humaine méritaient d’être observées encore hors du domaine de l’humanité. Des circonstances nouvelles dictent des lois nouvelles, et la stricte raison me commandait d’immoler Ceintras, dès l’instant où sa folie m’était apparue comme inguérissable… Me plaçant en dehors de toute considération personnelle, j’aurais dû tuer un homme pour ne pas en condamner deux à la mort. Dans la misérable communauté que nous formions, Ceintras et moi, à côté de la communauté polaire, il eut fallu, profilant de l’exemple même que nos hôtes nous offraient, supprimer l’individualité inutile qui d’un moment à l’autre pouvait devenir néfaste. »

Là-dessus, comme s’il en avait été temps encore, je rentrai dans la cabine en quête d’une arme. Ceintras, pour donner suite à ses projets d’effroyable vengeance, avait emporté la boîte à cartouches avec son revolver… Mais le mien était encore muni de trois balles.

— Misérable, grondai-je férocement, cela me suffit pour ne pas te manquer !

Et, sans plus tarder, prenant la lanterne, je me dirigeai vers le souterrain.

Une galerie se perpétua longuement devant moi sans se diviser en embranchements, sans s’élargir en salles. Je devais avoir accompli trois kilomètres environ quand je trébuchai contre un monstre mort ; deux autres étendus côte à côte gisaient quelques pas plus loin ; et, à partir de ce moment-là, m’avançant avec l’intention de retrouver Ceintras, je n’eus véritablement qu’à suivre une piste de cadavres.

À mesure que je m’enfonçais vers le centre de ce monde souterrain, ils devenaient de plus en plus nombreux, et l’horreur de leurs blessures croissait avec le nombre ; il était manifeste que, de meurtre en meurtre, Ceintras avait atteint la suprême exaltation de l’ivresse sanguinaire. Souvent, après avoir abattu avec son revolver, plusieurs monstres, il s’était acharné sur eux avec son couteau… Les coups de feu presque toujours tirés à bout portant avaient défoncé les faces ; des lambeaux de chair pendaient comme des rubans rougeâtres au cou de quelques victimes, toutes droites dans un angle où l’assassin les avait acculées. Je n’oublierai jamais le globe oculaire de l’une d’elles, qui arraché de l’orbite, pendait au bout d’un nerf comme une perle énorme et pâle… Chancelant déjà devant cette atroce boucherie, je continuai ma marche avec peine au milieu de l’ombre que trouait faiblement ma lanterne ; et je m’entravais parfois dans les intestins d’un monstre éventré.

Combien de temps cela dura-t-il ? Le jour parut soudain et, un peu plus tard, je commençai à entendre quelques détonations que les échos des couloirs et des salles répercutèrent à l’infini. Un instant j’hésitai à poursuivre ma route, puis je compris ce qui se passait : Ceintras, inlassablement, continuait la tuerie !

Tant d’affreuses visions n’avaient fait qu’accroître ma colère. Sans prendre garde à la fatigue, j’allai, j’allai toujours, m’orientant de mon mieux à l’aide du bruit des détonations qui résonnaient de plus en plus prochaines. Le jour favorisait ma marche et l’idée que j’arrivais en justicier ranimait mon courage. Oui, je tuerais Ceintras, parce que c’était mon devoir de le tuer ; je me promettais même de m’acharner sur son cadavre comme il l’avait fait sur ceux des monstres, de m’acharner longtemps, afin que le peuple du Pôle eût connaissance de mon acte… Et ce n’était pas une lâcheté, le désir d’être épargné par la suite qui m’entretenait dans ce dernier dessein, c’était l’orgueil de montrer à nos hôtes que les hommes pouvaient tout de même se comporter selon la justice.

Pensées de fiévreux et de malade, évidemment ! Il n’en est pas moins vrai qu’au moment où elles se présentèrent à moi, elles me parurent dictées par la plus rigoureuse logique.

J’étais plein de cette idée de « réparation » nécessaire et j’eus comme une sorte de chagrin à constater que les premiers monstres vivants qui m’apparurent fuyaient à mon approche en poussant de véritables cris d’horreur. Mais, d’autre part, leur vue me procura un sincère soulagement : depuis des heures que je ne rencontrais que des cadavres, j’en étais presque à croire que j’arrivais trop tard, que la rage furieuse de Ceintras avait transformé les souterrains du monde polaire en une immense nécropole.

Brusquement, après une nouvelle série de détonations, le jour s’éteignit… Il réapparut un instant vacillant, incertain, en lambeaux de clarté violette qui flottèrent, contre les voûtes de la galerie où je courais à perdre haleine, et au bout de quelques instants s’éteignit de nouveau. Il me semblait que je venais d’assister à la dernière convulsion de la lumière agonisante et qu’à présent la lumière était morte. Il n’y avait pas deux explications à cette disparition anormale et prématurée du jour : Ceintras avait tué le vieux monstre de la tourelle, puis son compagnon. Et la machine, privée de l’intelligence directrice, s’était arrêtée… Avec une admiration douloureuse je me rappelle avoir imaginé, dans l’éclair d’une seconde, les deux monstres qui, voyant la mort s’approcher en abattant leur race autour d’eux, n’en avaient pas moins été fidèles à leur tâche jusqu’au bout, jusqu’à ce que la mort les frappât à leur tour, sans chercher à fuir, sans même se croire héroïques, et restant là seulement pour se conformer aux injonctions d’un obscur et séculaire devoir.

Je rallumai ma lanterne, j’avançai encore et je débouchai dans une grande salle. C’était celle même où avaient siégé le vieux monstre et son compagnon, et je reconnus confusément la tourelle, les machines et la grande bielle éblouissante à présent immobile. Une balle siffla à mes oreilles : je venais de rejoindre Ceintras. En même temps, ma lanterne épuisée s’éteignait… Attendant une occasion de tuer la brute à coup sûr, j’allai me blottir dans un coin.

Je n’avais plus autour de moi que l’ombre, l’ombre pleine d’une fade et écœurante odeur de sang, l’ombre hantée de meurtre et d’épouvante. J’aurais souhaité que tous mes sens fussent anéantis et j’avais de mes deux mains couvert mes yeux et mes narines. Puis à un grouillement, à des chuchotements éperdus, je compris soudain que les monstres revenaient en nombre. Que se passait-il ? Si étrange que cela puisse paraître, je ne crois pas qu’ils aient eu à aucun moment le dessein de résister à Ceintras, sans doute parce qu’ils se sentaient absolument sans défense contre l’objet meurtrier que celui-ci tenait à la main ; sans doute même ne concevaient-ils pas très clairement que la fuite aurait pu les sauver. Il est probable que, plus que tout, la pensée que l’ordre de leur monde était troublé leur paraissait insupportable, et qu’ils arrivaient, coûte que coûte, pour tenter de remettre en marche la machine à fabriquer le jour. En tout cas, lorsque j’eus démasqué mes yeux, la nuit fut devant moi toute pointillée de leurs prunelles ; je ne voyais pas les monstres, je ne voyais rien, — rien que ces petites taches de lueur verdâtre et phosphorescente disséminées deux par deux çà et là. — Ceintras allait, venait, et le bruit de ses pas lourds et brutaux d’homme retentissaient étrangement. Les coups de revolver se faisaient rares ; avec une impitoyable logique de dément, voulant anéantir une race, il ménageait ses munitions ; mais il continuait le massacre au moyen de son couteau ; de temps en temps, il s’arrêtait ; j’entendais le bruit flasque et mou de son poing armé contre la gorge d’un monstre et aussitôt, regardant du côté de ce bruit, je voyais se troubler puis s’éteindre deux des prunelles lumineuses éparses dans l’obscurité.

Et, malgré tout, je ne tuai pas Ceintras !… Lorsque l’occasion de le faire s’offrit quelques minutes plus tard, lorsqu’il passa tout près de moi, me frôlant presque, je sentis le revolver s’échapper de mes mains et je n’eus plus la force que de pleurer, en meurtrissant mon front contre la terre…

Des heures passèrent… Avais-je dormi, étais-je resté anéanti de désespoir et de lassitude ? Je ne sais… Ceintras avait quitté la salle ; j’ai conscience que des monstres s’en allèrent rapidement au premier mouvement que je fis : peut être m’avaient-ils cru mort ?… Je me levai en chancelant et j’allai droit devant moi, au hasard. Enfin, au bout d’une galerie, je vis se découper un carré de ciel où luisait une grande étoile… Non ! les Rois Mages ne durent pas éprouver une aussi délirante joie à l’apparition de l’astre qui leur annonçait la naissance de l’enfant de Bethléem ! Je courus, je bondis vers elle comme si elle eût été le salut. Ah ! la douceur de l’air pâle et pur sur mes yeux et sur mes lèvres…

J’étais devant la colline, tout près de notre ancien campement… Ce ne fut que longtemps après que je me mis en route pour retrouver le ballon en remontant le cours du fleuve. Il est dans la plus lamentable des âmes humaines tant de ressources que je me surprenais encore par instant à faire des projets : je pensai à racler sur le premier aimant la substance isolante qui avait rendu la veille une illusoire et brève liberté à notre ballon, et à la transporter sur l’aimant qui le retenait captif à l’heure actuelle… Alors, laissant là Ceintras sans pitié ni remords, je tenterais de revenir tant bien que mal chez les hommes… Mais je dus renoncer à cette idée : la liqueur rougeâtre s’était desséchée, écaillée, racornie en fines lamelles que le vent avait pour la plupart balayées et dispersées ; du reste les fragments que j’en retrouvai me parurent absolument insolubles dans l’eau, et je n’aurais pu par conséquent les utiliser même si j’en avais possédé une quantité suffisante. Mon espoir se bornait désormais à revenir ultérieurement sous la terre et à m’emparer de quelques outres de la précieuse liqueur ; mais on comprend que j’étais trop lassé et troublé pour mettre immédiatement ce projet à exécution.

Je soutins mes forces comme je pus, en buvant un peu d’eau et en mangeant un reste de biscuit retrouvé au fond d’une poche. Je dormis dans le bosquet, au pied de la colline, après avoir amoncelé des fougères sur moi pour échapper en me cachant aux représailles possibles du peuple du Pôle… J’étais misérable comme un animal poursuivi par des hommes. Je me rappelais un lion qui, dans une ville de province où j’étais passé jadis, s’échappa d’une ménagerie et fut abattu sous mes yeux, après avoir fait plusieurs victimes… Oui, quand la bête épuisée et grondante vit s’avancer vers elle deux hommes épaulant leurs fusils, elle comprit indubitablement ce qui l’attendait, et tressaillit en proie à une terreur vague et formidable du châtiment… À vrai dire, c’était mon compagnon qui avait semé le carnage dans la cité polaire, mais il y avait bien des chances pour qu’on se souciât peu de faire la différence entre lui et moi…

Je m’éveillai en sursaut, avec le sentiment très net que je venais d’échapper à un danger, que la mort m’avait frôlé sans m’atteindre : un bloc énorme de rocher roulait encore en face de moi, entraîné par la vitesse acquise sur la pente. Je me retournai et j’aperçus Ceintras qui, accroupi au sommet de l’éminence, se disposait à précipiter un autre rocher dans ma direction. Je bondis, le revolver braqué. Il prit une attitude piteuse, puis ricana bestialement.

— Malheureux ! m’écriai-je en étreignant ses poignets pour l’immobiliser.

Je me tus. Je comprenais l’inutilité momentanée de toute parole, la vanité de tout reproche. Me regardant avec des yeux dilatés par l’effroi il murmura quelque chose comme : « Vous me faites mal… » Puis, lorsque j’eus desserré l’étau de mes mains :

— Qui êtes-vous ? me demanda-t-il.

Il ne me reconnaissait plus ! Je lui parlai, en usant de toutes mes forces de persuasion, du ballon, du Pôle, de notre expédition, je prononçai son nom et le mien à plusieurs reprises… Peine perdue !

— Vous n’y êtes pas, me répondit-il avec beaucoup de calme. J’ai en effet connu M. Ceintras, dans le temps, mais il y a belle lurette qu’il est mort… Moi, je suis chargé par l’Angleterre de conquérir ce pays, et hier j’ai livré victorieuse ment une grande bataille… Mes soldats fatigués dorment dans la plaine…

Puis, soudain méfiant :

— Dites donc, dites donc… pas de blagues !… Ne venez pas contrecarrer mes projets… Tenez : un conseil, mêlez-vous de ce qui vous regarde… Sinon, je vous fais fusiller comme espion ; je n’ai qu’un ordre à donner… Ça ne traînera pas.

— Ceintras, mon pauvre ami… Écoute-moi, souviens-toi…

— Ma mission est civilisatrice et humanitaire. Ces gens-là ignoraient l’usage du soleil, je vais le leur apprendre. Hein ? concevez-vous ce degré de barbarie ?… Ils ignoraient l’usage du soleil !…

Longtemps il divagua de la sorte. Je pris le parti de ne plus le contredire. Au bout d’une heure de marche, comme nous étions à peu près au tiers de notre route, le jour polaire apparut. Ainsi les crimes de Ceintras n’avaient pas été irréparables. Le peuple du Pôle, si cruellement éprouvé, s’était remis à l’ouvrage sans perdre de temps, après n’avoir peut-être compté ses morts que pour se rendre compte des vides à combler… Ce fut pour moi une heureuse surprise : ce jour monstrueux, qui jadis avait été pour nous une cause de terreur et d’angoisse, je l’attendais à présent comme un libérateur. Et je dois dire qu’après ce qui s’était passé je n’espérais guère le voir revenir de si tôt.

Tandis que le sol se recouvrait, autour de nous, de son voile lumineux et violet, Ceintras s’arrêta soudain dans l’attitude d’un homme qui se souvient ou cherche à se souvenir. Ce phénomène, qui nous était à la longue devenu familier le rendit au sentiment de la réalité ; il oublia son calme glorieux de conquérant imaginaire et fut repris par la fureur ; du moins, cette fureur il ne la concevait pas à propos de chimères : c’était une amélioration redoutable mais évidente de son état mental.

— Voilà donc encore leur satanée lumière ! s’écria-t-il… Ah ça ? je ne les ai donc pas tués tous… Oh ! oh ! ils ne perdront rien pour attendre… Et puis, tu sais, je ne t’engage pas à assumer le soin de leur défense, car, maintenant eux et toi, je vous mets dans le même sac.

Je le pris au collet brutalement et, concentrant dans mon regard toutes mes forces volontaires :

— Écoute, lui dis-je, à présent tu me reconnais, tu sais qui je suis et qui tu es ; tu n’as donc plus l’excuse d’être fou. Eh bien ! aussi vrai que tu es Ceintras, et que je suis, moi, de Vénasque, et que je te tiens tremblant et lâche en ma puissance, si tu exprimes seulement le désir de commettre de nouvelles atrocités, je te tue, je te tue immédiatement… Voilà !…

Pâle, affreusement pâle, la barbe inculte, la lèvre inférieure humide et pendante, les mains et les vêtements souillés de sang et de boue, il était devant moi le plus abject et le plus misérable des êtres humains. Un instant je faillis céder au dégoût et à la pitié ; mais il me parut ébaucher un geste de défense et, tirant mon revolver de ma poche, je poursuivis :

— Pas un mot, ou je tire !… Bon. Donne-moi ton revolver, à présent… et ton couteau, allons… plus vite que ça… C’est bien ; suis-moi… Non : passe devant… Et ne bronche pas, si tu tiens à ta peau.

Un éclair tout animal brilla dans ses yeux… Il obéit. Il me précédait d’un mètre environ et de temps à autre, se retournant, me regardait de travers, sans s’arrêter… Il se creusait entre lui et moi un abîme de silence aussi infranchissable que le désert de glaces dont nous commencions à voir l’haleine brumeuse et glaciale monter sous le ciel en face de nous. Le jour n’eut pas encore cette fois-là sa durée normale et la nuit était revenue déjà lorsque nous retrouvâmes le ballon. Je crois, en vérité, que la violence des sentiments de méfiance et de haine qui m’occupaient tout entier m’avaient fait oublier la fatigue et trouver courte la route.

Durant les jours qui suivirent, je n’osai pas me permettre une minute de repos. J’avais la certitude que, si mon compagnon me trouvait endormi, c’en était fait de moi. Sans doute, dès cet instant, je renonçais à l’espoir de m’échapper du Pôle : revenir dans les souterrains, à la recherche de la liqueur brune ? Je comprenais bien que je n’en retrouverais pas le courage, que les hideux souvenirs de la nuit de sang et de folie peupleraient mon esprit d’images assez fortes pour me repousser chaque fois que je tenterais désormais de franchir le seuil des trappes. Dès lors, être massacré tôt ou tard par les monstres (car je ne pensais pas qu’ils eussent d’autre intention à notre égard) ou être assassiné par Ceintras durant mon sommeil (car il était bien sûr que je ne pourrais pas éternellement résister à la fatigue), c’était là, en fin de compte, tout ce que j’avais le droit d’attendre de l’avenir. Mais, plus puissant que tous mes raisonnements, l’instinct de la conservation m’obligeait à sauvegarder une existence à laquelle la mort eût été cent fois préférable. Je voulais vivre malgré moi.

Ceintras ne desserrait plus les dents depuis que je l’avais menacé, et c’était uniquement à l’expression de sa physionomie et à son silence que je comprenais que la folie ne l’avait pas quitté. Je le sentais autour de moi comme une perpétuelle menace : il était la bête que le dompteur ne peut quitter des yeux.

Un besoin extrême de dormir rend furieux comme la faim. Parfois, lorsque mes vertèbres me semblaient près de se rompre au poids de la lassitude accumulée sur elles, que l’afflux de sang, à chaque pulsation, blessait mes tempes comme un coup de poing, que mes paupières et mon âme vacillaient douloureusement, une phrase résonnait en moi, refrain obsédant de toutes mes pensées : « Il faut que je le tue, il faut que je le tue. » Alors le désir du meurtre faisait frémir mes mains. Et, comme pour me rappeler que mon devoir était de le satisfaire, une insupportable odeur de pourriture commençait à monter des souterrains où le peuple du Pôle, occupé d’affaires plus pressantes, n’avait pas eu le temps encore de brûler ou d’enfouir ses morts.

Si ces pages, à défaut de moi, arrivent un jour jusqu’aux hommes, aux hommes qui vivent dans la sécurité confortable de leurs villes, je ne pense pas qu’ils puissent me lire sans éprouver un sentiment d’horreur. Cependant n’étais-je pas dans le cas de légitime défense ? Et ce besoin de som meil, ce besoin accablant de sommeil !… Ah ! qu’on essaye seulement d’imaginer une pareille torture et alors je l’avouerai sans plus de détour… Oui, si j’avais eu à ma disposition un poison énergique et rapide, je l’aurais à coup sûr mélangé aux mets que je préparais comme par le passé et dont Ceintras avalait sa part gloutonnement, sans méfiance… Oui, si Ceintras n’est pas mort de ma main, c’est que j’ai eu peur chaque fois que l’émotion ne me fît manquer mon coup. Je me revois aujourd’hui encore m’agenouillant à plusieurs reprises près de Ceintras dormant ; j’approchais le revolver de sa tempe ou le couteau de sa gorge… Mais est-ce que je ne serais pas devenu fou, moi-même, si la balle avait dévié, si la lame ne s’était pas enfoncée assez profondément et s’il avait eu la force de se relever, chancelant, éclaboussé du sang de sa blessure, râlant, hurlant ?…

Une fois j’étais ainsi, le revolver au poing, accroupi près de lui, et il ronflait comme une brute : « Tue-le, tue-le ! » suppliait le Démon intérieur. Et je répondais : « Oui… oui, cette fois le coup partira, mais attendons que la nuit vienne… j’aurai plus de courage dans le noir… » — « Tue-le, tue-le tout de suite », reprenait le Démon… Vraiment je crois bien que j’allais obéir et que déjà mon doigt pressait la gâchette… Alors, brusquement, Ceintras s’éveilla.

Il s’éveilla, je bondis en arrière… Trop tard. Il avait vu mon geste et je lus dans ses yeux qu’il comprenait mon intention. Il recula vers le fond de la cabine, et tandis que je sortais à pas lents, souhaitant que le ciel s’écroulât sur ma tête, il murmura confusément :

— Traître !… Lâche !… Assassin !…

Voilà les dernières paroles humaines que j’ai entendues.

Quand je revins, au bout d’une heure passée â sangloter sur la berge du fleuve, je trouvai, épinglé à la porte de la cabine, un bout de papier où je déchiffrai ces mots : « Adieu. Puisque tu as préféré pactiser avec le peuple du Pôle et conspirer avec lui pour me donner la mort, je t’abandonne et je reviens à pied chez les hommes. Je te prie de ne pas concevoir d’inquiétudes à mon sujet : je suis assez grand pour retrouver mon chemin sans toi… »

Le sentiment de la solitude absolue, de l’abandon irrémédiable apparut dans mon âme et l’envahit, chassant toute autre pensée. Ah ! que m’eût importé, à présent, que mon compagnon, s’il m’en était resté un, fût atteint de démence et animé de desseins meurtriers ! Tué par lui, j’aurais pu du moins fermer les yeux sur l’image de l’homme.

— Ceintras ! Ceintras ! Ceintras ! appelai-je désespérément.

Le jour s’évanouissait. Les murailles de brume semblaient se resserrer autour de moi. Et, abusé par une hallucination déchirante, je croyais voir au delà de ces murailles un pauvre voyageur déjà infiniment lointain et minuscule, qui marchait, marchait à grands pas, la tête baissée, à travers l’immensité glaciale, vers l’inévitable mort.