Calmann-Lévy (p. 62-76).


IX

LE TAMBOUR


Vivre c’est désirer. Et, selon que l’on croira que le désir est doux ou qu’il est amer, on jugera la vie bonne ou mauvaise. À chacun de nous d’en décider sur son propre sentiment. Raisonner, en ce cas, est vain ; c’est affaire aux métaphysiciens. À cinq ans, je désirais un tambour. Ce désir était-il doux, était-il amer ? Je n’en sais rien. Disons qu’il était amer en ce qu’il résultait d’une privation et qu’il était doux puisqu’il représentait à mon imagination l’objet désiré.

Pour qu’on ne s’y trompe pas, je voulais avoir un tambour, sans me sentir aucune envie d’être tambour. Du métier je ne considérais ni la gloire ni les risques. Bien qu’assez versé, pour mon âge, dans les fastes militaires de la France, je n’avais encore entendu parler ni du jeune Bara mort en pressant ses baguettes sur son cœur, ni de ce tambour de quinze ans qui, à la bataille de Zurich, le bras percé d’une balle, continua de battre la charge, reçut du premier consul, à l’une des revues du décadi, une baguette d’honneur, et, pour la mériter, se fit tuer à la première occasion. Nourri dans une période de paix, je ne connaissais de tambours que les deux tambours de la garde nationale qui, le premier de l’an, présentaient à mon père, aide-major au 2e bataillon, et à son épouse, une lettre de compliments ornée d’une vignette coloriée. Cette vignette représentait les deux tambours, très embellis, saluant, dans un salon tout doré, un monsieur en redingote verte et une dame en crinoline et volants de dentelle. Dans la réalité, ils avaient l’œil émerillonné, de grosses moustaches et le nez rouge. Mon père leur donnait une pièce de cent sous et les envoyait boire un verre de vin, que la vieille Mélanie leur servait dans la cuisine. Ils buvaient tout d’un trait, faisaient claquer leur langue et s’essuyaient la bouche à leur manche. Tout en me plaisant assez par un certain air jovial, ils ne m’inspiraient aucun désir de me rendre semblable à eux.

Non, je ne voulais pas être tambour ; je voulais plutôt être général, et, si je désirais ardemment une caisse et des baguettes noires, c’est que j’associais à ces objets mille images guerrières.

On ne pouvait me reprocher alors de préférer le lit de Cassandre à la lance d’Achille. Je ne respirais qu’armes et combats ; je me réjouissais dans le carnage ; je devenais un héros, si les destins « qui gênent nos pensées » l’eussent permis. Ils ne le permirent point. Dès l’année suivante, ils me détournèrent d’un si beau chemin et m’inspirèrent d’aimer les poupées. Malgré la honte qu’on m’en fit, j’en achetai plusieurs sur mes économies. Je les aimais toutes ; j’en préférais une, et ma bonne mère m’a dit que ce n’était pas la plus jolie. Mais pourquoi me hâter de ternir ainsi la gloire si pure de ma quatrième année, alors qu’un tambour faisait toute mon envie ?

Comme je n’étais pas stoïque, je confiais souvent mon désir aux personnes capables de le satisfaire. Elles faisaient mine de ne rien entendre, ou me répondaient d’une manière vraiment désespérante.

— Tu sais bien, me disait ma chère maman, que ton père n’aime pas les jouets qui font du bruit.

Ce qu’elle me refusait par piété conjugale, je le demandai à ma tante Chausson, qui ne craignait nullement d’être désagréable à mon père. Je m’en étais fort bien aperçu, et c’est sur quoi je comptais pour obtenir ce que je désirais si ardemment. Par malheur, la tante Chausson, parcimonieuse, donnait rarement et peu.

— Qu’est-ce que tu ferais d’un tambour ? me dit-elle. N’as-tu pas assez de jouets ? Tu en as des armoires pleines. De mon temps on ne gâtait pas ainsi les enfants ; mes petites compagnes et moi, nous faisions des poupées avec des feuilles… N’as-tu pas une belle arche de Noé ?

Elle parlait d’une arche de Noé qu’elle m’avait donnée le 1er janvier d’antan et qui m’avait paru d’abord, je dois le dire, quelque chose de surnaturel. Elle contenait le patriarche et sa famille et un couple de tous les animaux de la création. Mais les papillons y étaient plus grands que les éléphants, ce qui, à la longue, choquait mon sens des proportions ; et maintenant que, par ma faute, les quadrupèdes ne se tenaient plus que sur trois pattes et que Noé avait perdu son bâton, l’arche ne me charmait plus.

Un jour qu’étant enrhumé, je gardais la chambre, mon bonnet de nuit noué sous le menton, je me fis un tambour et des baguettes d’un pot de grès et d’une cuiller de bois. Ce devait être d’un style assez hollandais et dans le sentiment de Brauwer et de Jean Steen. J’avais le goût plus noble et, quand ma vieille Mélanie indignée me reprit son pot à beurre et sa cuiller à pot, j’en étais déjà dégoûté.

Environ ce temps, mon père m’apporta certain soir un petit biscuit peint, qui représentait un pierrot battant de la grosse caisse. Je ne sais s’il pensait que l’image tenait lieu de la réalité ou s’il voulait se moquer de moi. Il souriait, selon sa coutume, avec un peu de tristesse. Quoi qu’il en soit, je reçus son présent de mauvais cœur et ce biscuit, horrible au toucher, m’inspira une soudaine aversion.

Je n’espérais plus posséder l’objet de mes vœux, quand, un clair jour d’été, ma mère, après le déjeuner, m’embrassa tendrement, me recommanda d’être sage et m’envoya promener avec la vieille Mélanie, après m’avoir tendu un objet en forme de cylindre, enveloppé dans du papier gris.

J’ouvris le paquet. C’était un tambour. Ma mère n’était déjà plus dans la chambre. Je suspendis ce cher instrument à mon épaule par la ficelle qui servait de bandoulière et ne me demandai point ce que le sort exigerait en retour ; je croyais alors que les dons de la fortune sont gratuits. Je n’avais pas appris à connaître dans Hérodote la Némésis céleste, et j’ignorais cette maxime du poète, que j’ai, par la suite, beaucoup méditée :


C’est un ordre des Dieux qui jamais ne se rompt
De nous vendre bien cher les grands biens qu’ils nous font.


Heureux et fier, la caisse à mon flanc, les baguettes à la main, je m’élançai dehors et marchai devant Mélanie en tambourinant. J’allais au pas de charge, sûr d’entraîner des armées à la victoire. J’avais bien toutefois, sans me l’avouer à moi-même, quelque sentiment que ma caisse n’était pas très sonore et ne s’entendait pas à une lieue à la ronde. Et, dans le fait, la peau d’âne (si c’était une peau, ce dont je doute véhémentement aujourd’hui), mal tendue, ne retentissait point sous le choc de baguettes si petites et si légères que je ne les sentais pas entre mes doigts. Je reconnaissais là le génie paisible et vigilant de ma mère et son zèle à bannir de la maison les jouets bruyants. Elle en avait écarté déjà les fusils, les pistolets et les carabines à mon grand regret, car je me délectais dans le vacarme, et mon âme s’exaltait aux détonations. Sans doute on ne voudrait pas qu’un tambour fût muet ; mais l’enthousiasme supplée à tout. Le tumulte de mon cœur emplissait mes oreilles d’un bruit de gloire. J’imaginais une cadence qui faisait marcher d’un seul pas des milliers d’hommes, j’imaginais des roulements qui pénétraient les âmes d’héroïsme et d’horreur. J’imaginais, dans le jardin fleuri du Luxembourg, des colonnes s’avançant à perte de vue par la plaine infinie ; j’imaginais des chevaux, des canons, des caissons défonçant les routes, des casques étincelants aux noires crinières, des bonnets à poil, des plumets, des aigrettes, des panaches, des lances, des baïonnettes.

Je voyais, je sentais, je créais tout cela. Et, présent dans mon œuvre, j’étais moi-même tout cela, les hommes, les chevaux, les canons, les poudrières et le ciel embrasé et la terre ensanglantée. Voilà ce que je tirais de ma caisse ! Et ma tante Chausson me demandait ce que je ferais d’un tambour !

Quand je rentrai à la maison, elle était silencieuse. J’appelai maman, qui ne me répondit pas. Je courus à sa chambre et à celle des boutons de roses et ne vis personne. J’entrai dans le cabinet de mon père, il était vide. Debout sur la pendule du salon, le Spartacus de Foyatier répondit seul à mon regard inquiet par le geste de son éternelle indignation.

Je criai :

— Maman ! Où es-tu, maman ?

Et je me mis à pleurer.

La vieille Mélanie m’apprit alors que mon père et ma mère étaient partis par la diligence de la rue du Bouloi pour le Havre, avec monsieur et madame Danquin, et qu’ils y passeraient huit jours.

Cette nouvelle m’abîma de désespoir, et je connus à quel prix le sort m’avait accordé un tambour ; je compris que ma mère m’avait donné un jouet pour me dissimuler son départ et me distraire de son absence. Et, me rappelant le ton grave et un peu triste avec lequel elle m’avait dit en m’embrassant : « Sois sage ! », je me demandai comment je n’avais point eu de soupçons. Et je pensais :

— Si j’avais su, je l’aurais empêchée de partir.

J’étais désolé et honteux aussi de m’être laissé tromper. Pourtant, que de signes auraient dû m’instruire ! Depuis plusieurs jours, j’entendais chuchoter mes parents, j’entendais chanter les portes des armoires, je voyais des piles de linge sur les lits, des malles, des valises dans les chambres. Le couvercle bombé d’une de ces malles était tendu d’une peau de bête galeuse et pelée sur laquelle passaient des traverses de bois noir très sale, et c’était hideux. Tant de présages m’étaient vainement apparus, dont un pauvre chien se serait inquiété. J’avais ouï dire à mon père que Finette prévoyait les départs.

L’appartement était grand et froid. L’horrible silence qui y régnait me glaçait le cœur. Et, pour l’emplir, Mélanie était vraiment trop petite : à peine son bonnet tuyauté dépassait-il ma tête. Je l’aimais, Mélanie, je l’aimais de toutes les forces de mon égoïsme enfantin ; mais elle n’occupait pas assez mon esprit. Ses paroles me semblaient insipides. Avec ses cheveux gris et son dos qui se faisait rond, elle me semblait plus puérile que moi. L’idée de vivre une semaine entière seul avec elle me désespérait.

Elle essaya de me consoler : elle me dit qu’une semaine était vite passée ; que ma mère me rapporterait un joli petit bateau que je ferais naviguer sur le bassin du Luxembourg ; que mon père et ma mère me conteraient leurs aventures de voyage, et me décriraient si bien le beau port du Havre, que j’y croirais être moi-même.

Et il faut reconnaître que ce dernier trait n’était pas mauvais, puisque le pigeon du fabuliste l’employa pour consoler de son absence sa tendre compagne. Mais je ne voulais pas être consolé. Je ne croyais pas que ce fût possible et je jugeais que ce serait moins beau.

Ma tante Chausson vint dîner avec moi. Je n’éprouvai aucun plaisir à voir sa face de chouette. Elle me donna aussi des consolations, mais les siennes avaient l’air de vieux rogatons comme tout ce qu’elle donnait. C’était une nature trop avare pour apporter des consolations abondantes, fraîches et pures. À table, elle prit la place de ma mère, empêchant ainsi que sur la chaise de cette chère maman s’élevât une lueur imperceptible d’elle, une ombre impalpable, une invisible image, enfin ce qui reste des absents aimés sur les choses qui leur étaient familières.

Cette incongruité m’exaspéra. Dans mon désespoir, je refusai de manger ma soupe et m’enorgueillis de ce refus. Je ne sais plus si je songeai alors qu’en pareille circonstance Finette en aurait fait autant ; mais cela n’était pas de nature à m’humilier, car je reconnaissais que, pour l’instinct et le sentiment, les bêtes l’emportaient de beaucoup sur moi. Ma mère avait commandé un vol-au-vent et de la crème qu’elle avait jugés propres à me distraire de mon chagrin. J’avais refusé la soupe ; j’acceptai le vol-au-vent et la crème et y trouvai quelque soulagement à mes maux.

Après dîner, ma tante Chausson me conseilla de jouer avec mon arche de Noé ; ce conseil m’enflamma de fureur. Je répondis de la façon la plus impertinente et, par surcroît, lançai mal à propos des injures à Mélanie, qui dans toute sa sainte vie ne mérita que des louanges.

La pauvre créature me coucha avec un soin délicat, essuya mes larmes et dressa son lit de sangle dans ma chambre. Néanmoins, je ne tardai pas à m’apercevoir des effets terribles de l’abandon où ma mère m’avait laissé. Mais, pour comprendre ce qui m’advint, il faut se rappeler que toutes les nuits, dans cette même chambre, avant de m’endormir, je voyais de mon lit une troupe de petits hommes à grosse tête, bossus, bancals, étrangement difformes, coiffés de feutres à plume, le nez chaussé d’énormes lunettes rondes, qui tenaient divers instruments tels que broches, mandolines, casseroles, tambours de basque, scies, trompettes, béquilles, dont ils tiraient des sons étranges, en dansant des danses grotesques. Leur apparition dans cette chambre, à cette heure, ne m’étonnait plus : je ne connaissais pas assez les lois de la nature pour savoir qu’elle y était contraire. Et, puisqu’elle se produisait régulièrement toutes les nuits, je ne la trouvais pas extraordinaire, mais elle m’effrayait, sans pourtant que ma peur fût assez forte pour m’arracher des cris. Ce qui calmait beaucoup mon épouvante, c’est que j’observais que ces petits musiciens rasaient le mur et n’approchaient point de mon lit. Telle était leur coutume. Ils ne faisaient pas mine de me voir et je retenais mon souffle pour ne pas attirer leur attention. C’était assurément la bonne influence de ma mère qui les tenait éloignés de moi, et la vieille Mélanie n’exerçait pas, sans doute le même empire sur ces esprits malins, car, en cette nuit affreuse où la diligence de la rue du Bouloi emportait mes chers parents vers de lointains rivages, ces petits musiciens s’aperçurent pour la première fois de ma présence. L’un d’eux, qui avait une jambe de bois et un emplâtre sur l’œil, me montra du doigt à son voisin, et tous, l’un après l’autre, s’étant tournés vers moi, chaussèrent d’énormes bésicles rondes et m’examinèrent curieusement sans nulle bienveillance. Je commençai de trembler de tous mes membres. Mais, quand ils s’approchèrent de mon lit en dansant et en brandissant broches, scies, casseroles et lorsque l’un d’eux, qui avait un nez en forme de clarinette, braqua sur moi une seringue grande comme la lunette de l’observatoire, glacé d’épouvante, je criai :

— Maman !

La vieille Mélanie accourut à mon appel. À sa vue, je fondis en larmes. Puis je me rendormis.

Quand je me réveillai au chant des moineaux, j’avais tout oublié, la triste absence et ma solitude. Hélas ! le visage clair de ma chère maman ne se pencha pas sur mon lit, les boucles noires de ses cheveux ne caressèrent point mes joues, je ne respirai point l’iris qui parfumait son peignoir. Mais les joues semblables à des pommes d’hiver de ma vieille Mélanie m’apparurent dans un énorme bonnet à bavolet, et je vis sur la camisole de la bonne créature des temples et des amours. Ils étaient imprimés en rose sur le fond beige et elle les portait innocemment. Cette vue renouvela mes douleurs. Toute la matinée j’errai mélancoliquement dans la demeure muette. Ayant trouvé mon tambour sur une chaise de la salle à manger, je le jetai à terre avec fureur, et, d’un coup de talon, le crevai.

Plus tard, devenu homme, il m’arriva peut-être de souhaiter encore quelque chose de semblable à cet instrument sonore et creux que j’avais tant désiré dans ma petite enfance, les tympanons de la gloire, les cymbales de la faveur publique Mais, dès que je sentais ce désir naître et remuer en moi, je me rappelais le tambour de mes quatre ans et le prix dont je l’avais payé et aussitôt je cessais de désirer des biens que le sort ne nous accorde pas gratuitement.

Jean Racine, en lisant sa Bible latine, a souligné cet endroit : Et tribuit eis petitionem eorum. Et il se l’est rappelé quand il a mis dans la bouche d’Aricie ces mots qui font pâlir l’imprudent Thésée :


Craignez, seigneur, craignez que le ciel rigoureux
Ne vous haïsse assez pour exaucer vos vœux.
Souvent dans sa colère il reçoit nos victimes :
Ses présents sont souvent la peine de nos crimes.