Calmann-Lévy (p. 77-86).


X

UNE TROUPE COMIQUE ÉTROITEMENT UNIE


En ce temps-là, quand je restais au lit sans dormir pour quelque indisposition ou seulement pour m’être réveillé plus tôt que de coutume, j’étais regardé par une figure grise et morne, par un visage vaste et sans forme, par un fantôme enfin plus redoutable que la douleur et la crainte, l’Ennui. Et non pas un ennui tel que les ennuis chantés par les poètes, ces ennuis colorés de haine et d’amour et beaux et fiers ; non, mais l’invariable ennui, le profond ennui, le brouillard intérieur, le néant devenu sensible. Pour conjurer la visite du spectre, j’appelais ma mère et Mélanie ; hélas ! elles ne venaient point ou ne restaient qu’un moment près de moi, et me disaient, comme l’abeille au petit garçon de madame Desbordes-Valmore :


… Je suis très pressée…
… On ne rit pas toujours.


Et ma mère ajoutait :

— Mon enfant, pour te distraire, repasse ta table de multiplication.

C’était une extrémité à laquelle je ne pouvais me résoudre. Je préférais imaginer un voyage autour du monde et des aventures extraordinaires. Je faisais naufrage et j’abordais à la nage un rivage peuplé de tigres et de lions. Avec le concours d’une imagination puissante, c’eût été suffisant pour me garantir de l’ennui. Par malheur, les images que j’évoquais étaient si pâles, si ténues, qu’elles ne me cachaient ni le papier de ma chambre ni le visage de brume que je redoutais. Avec le temps, je trouvai mieux et je parvins à me procurer, dans ma couchette, un divertissement agréable, spirituel, très goûté par tous les peuples policés : je me donnai la comédie. Mon théâtre, ai-je besoin de le dire, ne fut pas porté d’un coup à la perfection. La tragédie grecque sortit du chariot de Thespis. Je chantonnai en marquant la mesure d’un mouvement de ma main : telle fut l’origine de mon odéon. Il naissait humblement. Une rougeole bénigne me retint à propos au lit pour le perfectionner. Je dirigeais cinq acteurs ou plutôt cinq caractères comme ceux de la comédie italienne. C’étaient les cinq doigts de ma main droite. Chacun avait son nom comme sa physionomie. Et, ainsi que les masques du théâtre italien auxquels je ne saurais trop les comparer, mes personnages gardaient leur nom dans les rôles qu’ils tenaient, à moins toutefois que la pièce ne les obligeât à en changer, ce qui arrivait, par exemple, dans les drames historiques. Mais ils conservaient invariablement leur caractère propre. À cet égard, sans les flatter, ils ne se sont jamais démentis.

Le pouce s’appelait Rappart. Pourquoi ? Je n’en sais rien. N’espérons pas tout éclaircir. On ne peut donner des raisons de tout. Rappart, court, large, trapu, d’une force prodigieuse, était un individu sans éducation, violent, querelleur, ivrogne, un vrai Caliban, forgeron, commissionnaire, déménageur, brigand, soldat, selon le rôle qu’il remplissait ; il ne commettait que violences et cruautés. Au besoin, il tenait le rôle des animaux féroces, celui du loup dans le Petit Chaperon Rouge, et de l’ours dans une comédie assez belle où l’on voyait une jeune bergère surprendre un ours blanc endormi, lui passer un anneau dans le nez et le mener captif et dansant au palais du roi, qui l’épouse aussitôt.

L’index, qui se nommait Mitoufle, offrait avec Rappart un contraste frappant, au moral comme au physique. Mitoufle n’était ni le plus grand ni le plus beau de la troupe ; il semblait même un peu altéré et déformé par quelque métier manuel, qu’il avait exercé trop jeune. Mais, pour la vivacité des mouvements et l’esprit de repartie, c’était mon meilleur acteur. D’un naturel généreux, son premier mouvement le portait à défendre les opprimés. Sa bravoure allait jusqu’à la témérité et le dramaturge lui donnait des occasions fréquentes de l’exercer. Il n’y avait pas son pareil, dans un incendie, pour arracher un enfant des flammes et le rapporter à sa mère. Son seul défaut était une vivacité excessive ; mais on le lui pardonnait, ou plutôt on l’aimait mieux ainsi.

Achille déplairait moins bouillant et moins prompt.

Le médius, élégant, droit, d’une taille haute et superbe, renfermait, sous ces heureux dehors, une âme chevaleresque. Issu des plus illustres aïeux, il se nommait Dunois. Et, pour le coup, je crains bien de savoir pourquoi, et ne puis guère douter que ma chère maman en fût la cause. Ma chère maman ne chantait pas très bien et ne chantait que quand j’étais seul à l’entendre. Elle chantait :

Partant pour la Syrie
Le jeune et beau Dunois
Alla prier Marie
De bénir ses exploits.

Et elle chantait aussi : Reposez-vous bons chevaliers. Et elle chantait encore : En soupirant, j’ai vu naître l’aurore. Ma chère maman raffolait des romances de la reine Hortense, qui étaient charmantes, en ce temps-là.

Excusez mes lenteurs : c’est tout un art que j’expose. À l’annulaire, qui n’avait point d’anneau, s’identifiait une dame d’une grande beauté, nommée Blanche de Castille. C’était peut-être un pseudonyme. Étant la seule femme de la troupe, elle jouait les mères, les épouses, les amantes. Vertueuse et persécutée, le jeune et beau Dunois la sauvait maintes fois des plus grands périls avec le concours empressé et désintéressé de Mitoufle. Elle épousait souvent Dunois, rarement Mitoufle. Un caractère encore et j’en aurai fini avec ma troupe. Jeannot, le petit doigt, était un jeune garçon plein d’innocence, dont à l’occasion on faisait une fillette, comme, par exemple, lorsqu’on jouait le Petit Chaperon Rouge. Et je crois qu’en devenant fille, il lui venait de l’esprit. Les pièces faites pour les interprètes que je viens d’énumérer se rapprochaient de la commedia del arte en ce sens que j’en composais le canevas et que mes acteurs improvisaient le dialogue en se conformant à leur caractère et à leur situation. Toutefois, il s’en fallait de beaucoup qu’elles ressemblassent aux farces italiennes et à ces pièces du théâtre de la foire qui mettent aux prises Arlequin, Colombine et le docteur pour de vils intérêts, et des passions basses. Mes ouvrages, plus nobles, appartenaient au genre héroïque, et c’est en effet celui qui convient le mieux aux êtres innocents et simples. J’étais lyrique et pathétique, tragique et très tragique. Quand les passions s’élevaient à des hauteurs où la parole manquait, on chantait. Il y avait aussi dans ces drames des scènes comiques. Je travaillais à mon insu dans le système de Shakespeare ; il m’aurait été beaucoup plus difficile de travailler dans celui de Racine. Je n’avais pas, comme M. de Lamartine, la bouffonnerie en horreur. Loin de là ! Mais mon comique était très simple et il ne s’y mêlait pas d’ironie. Les mêmes situations revenaient souvent dans mon théâtre. Je n’avais pas le courage de me le reprocher : elles étaient si touchantes ! Princesses captives, délivrées par un vaillant chevalier, enfants volés et rendus à leur mère, tels étaient mes sujets de prédilection.

Cependant, je courais d’autres carrières. Je composais des drames d’amour où je semais de grandes beautés. Les pièces de ce genre manquaient d’action et surtout de dénouement ; ces défauts tenaient à la pureté de mon âme qui, concevant que l’amour est à lui-même tout son objet et tout son contentement, ne lui faisait désirer aucune satisfaction. C’était beau, mais monotone.

Je traitais aussi les sujets militaires et ne craignais point d’aborder l’épopée napoléonienne que je recueillais sur les lèvres des survivants de la grande époque, si nombreux autour de mon berceau. Dunois faisait Napoléon ; Blanche de Castille, Joséphine (je ne connaissais pas Marie-Louise) ; Mitoufle, un grenadier ; Jeannot, un fifre ; Rappart faisait les Anglais, les Prussiens, les Autrichiens et les Russes, l’ennemi. Et avec ces ressources, je trouvais le moyen de remporter les victoires d’Austerlitz, d’Iéna, de Friedland, de Wagram, d’entrer à Vienne et à Berlin. D’ordinaire, on ne jouait pas deux fois la même pièce. J’en avais toujours une toute prête. Pour la fécondité, j’étais un Calderon.

L’on pense bien que, grâce aux jeux de ce théâtre où j’étais à la fois directeur, auteur, troupe et spectateur, je ne m’ennuyais plus au lit. J’y restais au contraire le plus longtemps possible et feignais des maladies pour ne pas me lever. Ma chère maman, qui ne me reconnaissait plus, me demandait d’où venait cette paresse nouvelle. Faute de connaître mon art et mesurer mon génie, elle appelait paresse ce qui était action et mouvement.

Ce théâtre, ayant atteint son apogée vers ma sixième année, entra tout aussitôt dans une rapide décadence, dont il importe d’exposer les causes.

Sur mes six ans, donc, pendant quelques légers troubles de croissance, retenu plusieurs jours au lit et ayant près de moi, sur une petite table, une boîte de couleurs et des rubans, je résolus d’employer les moyens qui se trouvaient sous ma main à embellir mon théâtre et à le porter à un état inouï de perfection. Je me mis aussitôt à l’œuvre et exécutai ardemment mes conceptions fiévreuses. Je ne m’étais jamais aperçu que mes acteurs n’avaient pas plus de visage qu’un œuf ; m’en avisant soudain, je leur fis des yeux, un nez, une bouche, et, voyant qu’ils étaient nus, je les habillai de soie et d’or. Il m’apparut alors qu’il fallait les coiffer, et je leur fis des chapeaux ou des bonnets de formes diverses, mais généralement pointus. Je ne m’arrêtai pas dans ces recherches de l’effet pittoresque : je construisis une scène, je peignis des décors, je fabriquai des accessoires. Et tout ému, je montai une pièce qui s’appelait les Barons du Saint-Sépulcre et devait réunir l’orient et l’occident en une action formidable. Hélas ! je ne pus pas même achever la première scène. L’inspiration s’était glacée : l’âme et le mouvement, tout avait disparu. Plus de passion, plus de vie. Mon théâtre, tant qu’il était sans artifices, se revêtait de toutes les couleurs et de toutes les formes de l’illusion. Quand le luxe apparut, l’illusion se dissipa. Les muses s’envolèrent. Elles ne revinrent plus. Quel enseignement ! Il faut laisser à l’art sa noble nudité. La richesse des costumes et l’éclat des décors étouffent le drame qui ne veut pour parure que la grandeur de l’action et la vérité des caractères.