Calmann-Lévy (p. 314-317).


XXXIII

DIVAGATION


Après avoir barbouillé déjà beaucoup de papier avec mes souvenirs d’enfance, je retrouve dans un coin de ma mémoire un jugement que ma mère porta sur moi, quand j’étais petit. Un jour qu’elle devait m’emmener à la promenade, elle mit à s’habiller un temps qui me parut long. Et lorsque enfin elle se montra riante et parée, je lui jetai un regard sombre (dit-on), et lui déclarai que je renonçais à cette promenade, à toutes les promenades, à tous les plaisirs, à tous les biens de ce monde, dès ce jour et pour la vie.

— Comme cet enfant est violent ! soupira ma mère.

Ce jugement ne me paraît pas juste malgré les faits qui l’ont motivé. Il est vrai qu’en me comparant à mon gentil ami que les dieux changèrent en papillon, je m’aperçus spontanément que je n’étais ni doux, ni placide comme lui. Et, pour ne rien cacher, mes désirs, plus ardents que ceux de la plupart des enfants, cédaient plus promptement que les leurs à la nécessité. Dès mon âge le plus tendre, la raison exerça sur moi un puissant empire. C’est dire que j’étais un être singulier, car tel n’est pas le cas de la plupart des individus de mon espèce. De toutes les définitions de l’homme, la plus mauvaise me paraît celle qui en fait un animal raisonnable. Je ne me vante pas excessivement en me donnant pour doué de plus de raison que la plupart de ceux de mes semblables que j’ai vus de près ou dont j’ai connu l’histoire. La raison habite rarement les âmes communes et bien plus rarement encore les grands esprits. Je dis la raison et, si vous me demandez comment je prends le terme, je vous répondrai que je le prends dans le sens vulgaire. Si j’y attachais une acception métaphysique, je ne le comprendrais plus. J’entends le mot comme l’entendait la vieille Mélanie qui « oncques lettres ne lut ». J’appelle raisonnable celui qui accorde sa raison particulière avec la raison universelle, de manière à n’être jamais trop surpris de ce qui arrive et à s’y accommoder tant bien que mal ; j’appelle raisonnable celui qui, observant le désordre de la nature et la folie humaine, ne s’obstine point à y voir de l’ordre et de la sagesse ; j’appelle raisonnable enfin celui qui ne s’efforce pas de l’être.

Je pense que je fus celui-là. Mais de bonne foi, en y songeant, je ne le sais pas et ne me soucie pas de le savoir. Incrédule à l’oracle de Delphes, loin de chercher à me connaître moi-même, je me suis toujours efforcé de m’ignorer. Je tiens la connaissance de soi comme une source de soucis, d’inquiétude et de tourments. Je me suis fréquenté le moins possible. Il m’a paru que la sagesse était de se détourner de soi-même, de s’oublier soi-même, ou de s’imaginer autre qu’on n’est et par la nature et par la fortune. Ignore-toi toi-même, c’est le premier précepte de la sagesse.

S’il est vrai que Montaigne composa ses Essais pour étudier son propre individu, cette recherche lui dut être plus cruelle que les pierres qui lui déchiraient les reins. Mais je crois qu’il fit son livre tout au contraire pour se distraire et s’amuser, pour se divertir et non pour s’avertir.

Et que l’on ne dise pas que ce sermon sur l’éloignement de soi-même est étrangement placé dans un livre où l’on ne se quitte pas un moment. Je suis une autre personne que l’enfant dont je parle. Nous n’avons plus en commun, lui et moi, un atome de substance ni de pensée. Maintenant qu’il m’est devenu tout à fait étranger, je puis en sa compagnie me distraire de la mienne. Je l’aime, moi qui ne m’aime ni ne me hais. Il m’est doux de vivre en pensée les jours qu’il vivait et je souffre de respirer l’air du temps où nous sommes.