Calmann-Lévy (p. 305-313).


XXXII

LES AILES DE PAPILLON


Chaque fois que je passe dans le parc de Neuilly, il me souvient de Clément Sibille comme de l’âme la plus douce que j’aie jamais vue effleurer cette terre. Il achevait, je crois, sa dixième année quand je le connus. Plus vieux d’un an, l’âge me donnait sur lui une supériorité que mes fautes me firent perdre. Le sort ne me le laissa voir qu’un moment ; et, après tant d’années écoulées, je crois le voir encore dans le feuillage, à travers une grille, quand je passe dans le parc de Neuilly.

Monsieur et madame Sibille y avaient une demeure où, dans la belle saison, j’allais avec mes parents passer quelquefois l’après-midi du dimanche. Madame Sibille, qui se nommait Hermance, blanche, menue, souple, les yeux verts, les pommettes pointues, le menton court, représentait assez bien la chatte métamorphosée en femme et gardant quelques traits de sa première nature. Isidore Sibille, son mari, long et triste, tenait de l’échassier. C’est ainsi que ce couple apparaissait à mon père qui cherchait volontiers, à l’exemple de Lavater, sur les figures humaines, une ressemblance animale, et en tirait des indices de caractère et de tempérament, mais d’une façon si vague et si hasardeuse que je serais fort en peine de dire ce qu’il inférait au juste de ces apparences échassière et féline. Tout ce que je sais de M. Sibille, c’est qu’il dirigeait une grande fabrique de cachemires français. J’ai entendu dire à ma mère que l’impératrice Eugénie portait quelquefois de ces cachemires pour encourager l’industrie nationale, et que c’était là une des obligations les plus pénibles qui pussent incomber à une souveraine, tant les couleurs de ces cachemires blessaient la vue. On remarquait qu’Hermance ne portait jamais de ces châles français.

La maison Sibille, dans le parc de Neuilly, était blanche, flanquée d’une tourelle et précédée d’un perron qui dominait une belle pelouse au milieu de laquelle un jet d’eau s’élevait sur un bassin de pierre. C’est là que m’apparaissait, sur le sable des allées, frêle et toujours près de s’envoler, Clément Sibille. Il avait des yeux bleus limpides, un teint d’une blancheur éclatante, des traits d’une extrême finesse. Ses cheveux blonds, très courts, frisaient sur sa tête ronde ; mais ses oreilles, loin de se rabattre sur l’os temporal, y étaient perpendiculaires et déployaient largement des deux côtés de la tête leurs pavillons d’une grandeur extraordinaire et découpés par un jeu singulier de la nature en ailes de papillon. Transparentes, elles se coloraient, à la lumière, de rose et d’incarnat et brillaient de lueurs éclatantes. On ne s’apercevait pas que ce fussent de grandes oreilles, et l’on croyait voir de petites ailes. Du moins c’est l’image que me trace ma mémoire. Clément était très joli, mais étrange.

Je disais :

— Clément a des ailes de papillon.

Et ma mère me répondait :

— Les peintres et les sculpteurs représentent de même Psyché avec des ailes de papillon ; et Psyché fut épousée par l’Amour et admise dans l’assemblée des dieux et des déesses.

Un plus savant que moi en mythologie figurée aurait pu objecter à ma chère maman que Psyché ne portait pas ses ailes des deux côtés de la tête, à la place d’oreilles.

Clément était d’essence aérienne. Il ne savait pas marcher ; il avançait par petits bonds, en se jetant de côté, et semblait le jouet des vents. L’ingénuité de ses amusements, la puérilité de ses manières et la maladresse enfantine de ses gestes offraient un contraste attendrissant avec sa bonté qui semblait d’un âge plus mûr, tant elle montrait de force et de mâle constance. Son âme était transparente et pure comme son teint, sereine comme son regard. Il parlait peu et toujours affectueusement. Il ne se plaignait jamais quoiqu’il eût de perpétuels sujets de plaintes. Les maladies prenaient volontiers pour séjour sa chétive personne et s’y succédaient sans intervalle, fièvre scarlatine, fièvre muqueuse, fièvre typhoïde, rougeoie, coqueluche. Et peut-être, un mal dont on ignorait alors la nature, la tuberculose avait-elle envahi sa poitrine étroite. Et quand la maladie lui donnait congé, il n’en était pas quitte envers le sort. Il lui arrivait des accidents si extraordinaires et si fréquents qu’il semblait qu’une puissance invisible s’appliquât à le persécuter. Mais toutes ces disgrâces tournaient à son avantage par l’occasion qu’elles lui donnaient de montrer sa douceur inaltérable. Communément, il glissait, butait, bronchait, trébuchait de toutes les manières concevables et inconcevables, se cognait contre tous les murs, se pinçait le doigt à toutes portes et c’était un perpétuel renouvellement de ses ongles ; il se faisait des coupures aux mains en taillant son crayon ; il se logeait en travers du gosier une arête de chaque poisson que les lacs, les étangs, les ruisseaux, les rivières, les fleuves et les mers lui destinaient et qu’accommodait Malvina, la cuisinière des Sibille. Un saignement de nez le prenait au moment d’aller voir Robert-Houdin ou de faire une promenade à âne, dans le bois de Boulogne, et, en dépit de la clef qu’on lui mettait sur le dos, il tachait son gilet neuf et son beau pantalon blanc. Un jour, sous mes yeux, comme il voltigeait à son habitude sur la pelouse, il tomba dans le bassin. De peur d’un rhume, d’une maladie de poitrine, on prit de grands soins pour le réchauffer. Je le vis dans son lit, sous un monstrueux édredon, coiffé d’un béguin à fleurs, riant aux anges. Il s’excusa, en me voyant, de m’avoir laissé seul, sans distraction.

Je n’avais ni frère, ni compagnon avec qui je pusse me comparer. En voyant Clément, je découvrais que la nature m’avait donné une âme agitée, pleine de trouble et d’ardeur, gonflée de vains désirs et de folles douleurs. Rien n’altérait le calme de son âme. Il ne tenait qu’à moi d’apprendre de lui que notre bonheur ou notre malheur dépend moins des circonstances que de nous-mêmes. Mais j’étais sourd aux leçons de la sagesse. Heureux encore si je n’eusse opposé à l’exemple du bon petit Clément celui d’un enfant violent dans ses jeux, insensé et malfaisant. Je fus cet enfant-là, je le fus au jugement du monde. Dois-je alléguer, pour me justifier, la nécessité, maîtresse des hommes et des dieux, qui me conduisit comme elle conduit l’univers ? Dois-je alléguer l’amour de la beauté qui m’inspira cette fois comme il inspira ma vie entière, dont il fut le tourment et la joie ? À quoi bon ? Jugea-t-on jamais personne selon les principes de la philosophie naturelle et les lois de l’esthétique ? Mais exposons les faits.

Un après-midi d’automne, nous fûmes autorisés, Clément et moi, à nous promener seuls sur le boulevard qui passe devant la maison Sibille. Ce boulevard n’était pas tel alors qu’il est aujourd’hui, bordé par les grilles uniformes qui défendent les jardins. Plus rustique, plus mystérieux et plus beau, il longeait sur une grande étendue le parc royal, clos de murs. Les feuilles mortes tombaient des grands arbres dans un poudroiement de lumière et jonchaient d’or le sol où nous marchions. Clément, qui sautillait, me devança de quelques pas et je vis que sa casquette de drap noir, toute garnie de gros galons grenat, triste de couleur et laide de forme, cachait les jolies petites boucles de ses cheveux blonds et opprimait les pavillons merveilleux de ses oreilles. Cette casquette me déplut. J’eus le tort de n’en pas détourner mes regards et elle me causa un malaise croissant. Enfin, ne pouvant la souffrir, je demandai à mon compagnon de l’ôter. Cette demande, à laquelle il ne trouvait sans doute aucune raison, ne lui parut pas mériter de réponse. Il continua ses petites envolées avec sérénité. Je le pressai une deuxième fois et sans grâce d’ôter sa casquette.

Surpris de mon insistance :

— Pourquoi ? demanda-t-il doucement.

— Parce qu’elle est laide.

Il crut que je plaisantais et se tint néanmoins sur ses gardes et, quand j’essayai de la lui arracher, il repoussa ma tentative et raffermit sa casquette sur sa tête d’une main prudente et soigneuse, car il aimait sa casquette et la trouvait belle. Je tentai deux fois encore de m’emparer de l’odieuse coiffure. À chaque fois, il l’enfonçait plus profondément sur sa tête et la rendait plus odieuse encore. Dépité, j’interrompis mes attaques, non sans arrière-pensée. Son joli visage, empreint d’une surprise douloureuse, reprit vite son air naturel de paisible innocence. Que n’ai-je été touché par la pureté de son regard confiant ? Mais un esprit de violence était en moi. J’observai attentivement mon ami et soudain, d’un geste rapide, je saisis la casquette et la lançai par-dessus le mur dans le parc de Louis-Philippe.

Clément ne prononça pas une parole, ne poussa pas un cri. Il me regarda d’un air de surprise et de reproche qui me fendit le cœur ; et ses yeux brillaient de larmes. Je demeurais stupide, ne pouvant croire que j’avais accompli un acte si criminel et je cherchais encore sur la tête ailée et bouclée de Clément la casquette fatale. Elle n’y était plus, elle n’y pouvait revenir. Le mur était très haut, le parc vaste et solitaire. Le soleil descendait à l’horizon. De peur que Clément ne prît froid ou plutôt dans le trouble que me causait la vue de sa tête nue, je le couvris de mon chapeau tyrolien qui lui cachait les yeux et lui rabattait tristement les oreilles. Et nous regagnâmes en silence la maison Sibille. On devine comment j’y fus accueilli.

Mes parents ne me ramenèrent plus chez leurs amis de Neuilly. Je ne revis plus Clément. Le pauvre petit disparut bientôt de ce monde. Ses ailes de papillon grandirent et, quand elles furent assez fortes pour le porter, il s’envola. Sa mère désolée essaya, en vain, de le suivre. Métamorphosée en chatte par la faveur du ciel, elle le guette en miaulant sur les toits.