Traduction par Eudoxie Dupuis.
Ch. Delagrave (p. 47-54).


VI


Plus M. Havisam voyait le petit lord et plus il se sentait subjugué par lui. Il pensait au vieux comte de Dorincourt assis dans la grande, sombre et splendide chambre de son château appelée la bibliothèque, malade, souffrant de la goutte et seul : entouré par le luxe et la grandeur, servi par un grand nombre de domestiques, mais n’ayant personne, près de lui pour l’aimer, parce que, dans tout le cours de sa longue vie, il n’avait réellement aimé personne que lui-même ; qu’il s’était toujours livré à ses goûts, à ses plaisirs et à ses penchants, sans jamais se soucier des goûts, des plaisirs, des penchants ou même des besoins de personne. Ses immenses richesses et le pouvoir que lui donnaient son nom et son rang élevé dans l’État lui avaient toujours semblé des avantages qui lui étaient départis pour le simple agrément du « Comte de Dorincourt », et pour qu’il en usât selon son bon plaisir. Maintenant qu’il était vieux, il ne lui restait, de sa vie passée que la maladie, une irritabilité extrême et un grand mépris pour le monde, qui le lui rendait bien. Il pouvait, il est vrai, remplir son château avec des hôtes de choix ; il pouvait donner de grands dîners et de splendides parties de chasse ; mais il savait que ceux mêmes qui se rendaient à ses invitations ne trouvaient aucune satisfaction à se trouver en face de son visage renfrogné et qu’ils redoutaient ses sarcasmes : car il avait toujours eu une langue piquante et il aimait à railler les gens, à les intimider et à leur faire sentir son pouvoir.

En regard du hautain gentilhomme, formant un contraste parfait avec lui, M. Havisam se représentait l’aimable, gai, ouvert petit garçon qui, quelques jours auparavant, était assis au fond du grand fauteuil, en face de lui, lui racontant à sa généreuse et innocente manière l’histoire de ses amis, Dick, Brigitte, la marchande de pommes. Il pensait aux immenses revenus, aux magnifiques propriétés et au pouvoir pour le bien et pour le mal qui, avec le temps, devaient tomber dans ses petites mains, et il disait :

« Cela fera une fameuse différence ! une fameuse différence ! »

. . . . . . . . . . . . . . .

Le sentiment qu’eut Cédric des avantages qu’il y avait à être comte augmenta encore la semaine suivante. Il lui était pour ainsi dire impossible de concevoir un désir qu’il ne pût réaliser, et il s’empressa de le faire avec une satisfaction et une simplicité qui amusèrent beaucoup le vieil homme de loi. Pendant la semaine qui précéda leur départ pour l’Angleterre, ils firent des choses assez singulières et auxquelles l’envoyé du comte n’était certes pas préparé. Ce digne gentleman se rappela longtemps le matin où il accompagna Sa petite Seigneurie. dans une visite à Dick, et l’après-midi où Cédric étonna si fort la marchande de pommes — d’ancien lignage — en s’arrêtant devant son éventaire et en lui apprenant qu’elle allait avoir un châle, une tente, un poêle, et de plus une somme d’argent qui sembla à la bonne femme tout à fait considérable.

« Car je vais aller en Angleterre pour être un lord, dit l’enfant avec simplicité, et je n’aimerais pas à penser que vos os vous font mal, chaque fois qu’il pleut. Mes propres os ne me font pas de mal, et je ne m’imagine peut-être pas très bien ce qu’on éprouve dans ce cas-là ; mais cela ne m’empêche pas de sympathiser avec vous de tout mon cœur, et j’espère que vous serez mieux maintenant.

« C’est une très bonne femme, dit-il à M. Havisam en quittant la propriétaire du futur établissement, à peine revenue de sa surprise et ne pouvant croire à cette fortune inespérée ; c’est une très bonne femme. Une fois que je tombai et que je me fis mal au genou, elle me donna une pomme pour rien. Je me le suis toujours rappelé. On se rappelle toujours quand quelqu’un a été bon pour vous. »

Il n’était jamais entré dans son excellent, simple et honnête petit esprit qu’on pût être ingrat.

L’entrevue avec Dick fut tout à fait émouvante. Les affaires du petit décrotteur étaient dans le plus triste état ; ses brosses étaient usées, et il n’avait pas le moyen de les remplacer. Quand Cédric lui annonça, de son petit ton doux et tranquille, et sans prendre le moins du monde un air important, qu’il allait lui fournir de quoi s’établir d’une manière tout à fait confortable, la surprise rendit le pauvre garçon presque muet. En apprenant que son jeune ami était lord et menaçait de devenir comte, il demeura saisi de stupeur et resta quelques instants la bouche et les yeux ouverts, pendant que sa casquette roulait par terre sans qu’il s’en aperçût. En la ramassant, il poussa une exclamation dont le sens échappa à M. Havisam, mais que Cédric comprit mieux.

« Non, répondit-il, je ne suis pas fou ; M. Hobbes a cru comme vous ; il s’est imaginé que j’avais perdu la tête, mais rien n’est plus vrai que ce que je vous dis. D’abord j’étais un peu fâché de penser que j’étais lord et que je serais comte ; mais depuis que j’en ai usé, je trouve que c’est très agréable. C’est mon grand-père qui est comte maintenant, et il a dit qu’il voulait faire tout ce qui me ferait plaisir. Il est très bon, quoique comte, et il m’a envoyé beaucoup d’argent par M. Havisam. »

La fin de l’histoire fut que Cédric remit à Dick la somme nécessaire pour acheter les objets qu’il ambitionnait, à savoir : l’estrade, la chaise, le parapluie, les brosses, et une demi-douzaine de pots de cirage. Cédric y joignit des habits et une casquette pour remplacer la sienne, qui avait subi bien des orages, sans compter son dernier plongeon dans le ruisseau. Le pauvre garçon ne pouvait pas plus croire à son bonheur que la marchande de pommes — d’ancien lignage — ne pouvait croire au sien. Ses jambes flageolaient, il regardait son petit bienfaiteur d’un air tout effaré. Pourtant, quand Cédric eut glissé un billet entre ses doigts, il comprit qu’il n’avait pas rêvé, comme il avait été un instant tenté de le croire.

« Adieu, dit le petit lord en lui donnant une poignée de main, adieu ! et, quoiqu’il fît tous ses efforts pour parler fermement, il y avait un petit tremblement dans sa voix, de même qu’il y avait quelque chose qui troublait ses grands yeux bruns ; j’espère que le commerce ira bien. Je suis fâché d’être obligé de partir et de vous quitter, mais peut-être reviendrai-je pour vous voir quand je serai comte. Écrivez-moi, je vous en prie, car nous serons toujours bons amis. Si vous le faites, voici l’adresse qu’il vous faudra mettre sur la lettre : Lord Fautleroy, car mon nom n’est plus Cédric Errol tout court. Adieu, Dick ! »

Dick cligna aussi ses paupières, qui étaient humides comme celles de Cédric. Le pauvre garçon aurait été bien embarrassé d’exprimer ce qu’il sentait, s’il l’avait essayé. Peut-être est-ce à cause de cela qu’il ne l’essaya pas et qu’il se contenta d’agiter ses paupières et d’avaler une espèce de grosse boule qu’il avait à la gorge et qui l’étouffait.

« Je suis bien fâché, moi aussi, que vous partiez, dit-il enfin d’une voix étranglée, — et il cligna des yeux de nouveau pour faire disparaître ce qui lui obscurcissait la vue, — bien fâché ! »

Puis il regarda M. Havisam, et touchant sa casquette :

« C’est un petit garçon bien… bien extraordinaire, ajouta-t-il ; merci, monsieur, de l’avoir amené ici, et aussi de ce que vous avez fait. Oui, c’est un petit garçon bien extraordinaire… »

Et quand M. Havisam et le petit lord prirent congé de lui, Dick, la grosse boule dans sa gorge, toujours prête à l’étouffer, et ses yeux toujours brouillés par la petite larme qui s’était attachée à ses paupières et qu’il s’obstinait à ne pas essuyer, comme s’il ne s’apercevait pas de sa présence, Dick les suivit du regard jusqu’à ce que la mince silhouette de Cédric eût disparu, ainsi que celle du grave personnage qui l’accompagnait.

Jusqu’au jour du départ, Sa Seigneurie passa la plus grande partie de son temps dans la boutique de M. Hobbes. Une amére tristesse avait envahi l’épicier ; il était très abattu. Quand son jeune ami lui apporta en triomphe la montre et la chaîné d’or qu’il voulait lui offrir comme souvenir, M. Hobbes ne sut pas comment remercier. Il posa la petite boîte sur son large genou et se moucha plusieurs fois bruyamment.

« Il y a quelque chose d’écrit à l’intérieur, dit Cédric ; j’ai dit moi-même ce qu’il fallait mettre : « Lord Fautleroy à son plus vieil ami, M. Hobbes. » Quand vous lirez ces mots, vous penserez à moi. J’aurais du chagrin si vous m’oubliiez. »

M. Hobbes se moucha de nouveau et encore plus énergiquement.

« Il n’y a pas de danger que je vous oublie, dit-il d’une voix un peu saccadée, comme Dick l’avait fait. J’espère que vous ne m’oublierez pas non plus, quand vous serez là-bas, avec vos lords et vos seigneuries.

— Je ne vous oublierai pas, n’importe avec qui je me trouverai, dit le petit lord ; j’ai passé avec vous mes meilleures journées, du moins quelques-unes des meilleures. J’espère qu’un jour vous viendrez me voir. Je suis sûr que mon grand-papa sera très heureux de vous connaître. Peut-être il vous écrira pour vous en prier, quand je lui aurai parlé de vous. Vous ne lui en voudrez pas trop d’être un comte ; je veux dire vous ne refuseriez pas de venir, s’il vous y invitait, à cause de cela ?

— J’irais pour vous, » répliqua M. Hobbes gracieusement.

Ainsi il sembla arrêté entre eux que, si l’épicier recevait une pressante invitation du comte pour venir passer quelques mois à Dorincourt, il mettrait de côté ce qu’il appelait ses sentiments républicains et s’empresserait de faire sa valise.