Traduction par Eudoxie Dupuis.
Ch. Delagrave (p. 211-218).


XXV


Le comte annonça à sa sœur qu’il voulait profiter de sa présence chez lui pour réunir dans un grand dîner toute la noblesse des environs ; mais lady Lorridale ne fut pas dupe des paroles de son frère. Ce n’était pas pour lui faire honneur que lord Dorincourt voulait donner une fête, ou du moins cette considération ne passait qu’en seconde ligne. La première et principale raison, c’était le désir de présenter dans le monde son petit-fils, et de montrer que l’enfant dont la rumeur publique s’était tant occupée depuis quelque temps était encore au-dessus de ce qu’on pouvait dire de lui.

« Ses deux aînés ont été une si amère humiliation pour lui ! disait lady Lorridale à son mari. Chacun l’a su. Son orgueil triomphera en plein, maintenant. »

Le comte lança donc ses invitations. Elles furent acceptées avec empressement. Tout le monde était désireux de connaître le jeune lord Fautleroy ; mais on se demandait si on le verrait, les enfants du grand monde n’étant pas ordinairement admis aux réunions de cérémonie.

« Le jeune garçon a de bonnes manières, dit le comte quand la matière fut agitée entre sa sœur et lui, pour la forme seulement : car sa résolution était prise. Les enfants sont ordinairement idiots ou insupportables, — les miens l’étaient tous les deux ; — mais celui-ci sait répondre quand on lui adresse la parole et rester silencieux quand on ne lui parle pas ; on peut donc le garder au salon. »

Le jour du dîner arrivé, il ne fut pas permis à Cédric d’être longtemps silencieux : chacun voulut lui parler, le faire causer. Les dames le caressaient, le questionnaient, le faisaient rire ; les messieurs plaisantaient avec lui. Fautleroy ne comprenait pas toujours très bien pourquoi ils riaient tant quand il leur répondait ; mais il était accoutumé à voir les gens plaisanter quand il était sérieux, et il ne s’en préoccupait pas autrement. Il trouva la soirée délicieuse. Les magnifiques galeries étaient si brillamment éclairées ! il y avait tant de fleurs de tous côtés ! les messieurs avait l’air si gai ! les dames portaient de si belles toilettes ! de si riches bijoux étincelaient dans leurs cheveux et autour de leur cou ! Il y avait parmi elles une jeune femme dont il ne pouvait détacher les yeux. Elle portait une robe blanche et un collier de perles, et Cédric pensa qu’elle ressemblait tout à fait à une princesse de conte de fées.

« Venez ici, lord Fautleroy, dit cette dame en souriant, et dites-moi pourquoi vous me regardez ainsi.

— Je pensais combien vous êtes belle ! » dit Sa petite Seigneurie.

Les messieurs qui étaient présents se mirent à rire, et de


Je pensais combien vous êtes belle, » dit Sa petite Seigneurie
Je pensais combien vous êtes belle, » dit Sa petite Seigneurie



légères couleurs roses montèrent aux joues et au front de la dame. Attirant l’enfant vers elle, elle l’embrassa.

« Oui, reprit Cédric, je crois que vous êtes la plus jolie dame que j’aie jamais vue, à l’exception de Chérie. Naturellement je ne peux pas penser que quelqu’un soit tout à fait aussi joli que Chérie. Je trouve que c’est la plus jolie personne du monde.

— Je suis sûre qu’elle l’est, » dit la dame, qui s’appelait miss Viviane, en embrassant Cédric de nouveau.

Elle le garda près d’elle une partie de la soirée.

Le groupe qui s’était formé autour d’eux était très gai. Cédric ne sut pas comment cela arriva ; mais au bout de quelques instants c’est lui qui faisait les principaux frais de la conversation. Il parlait de l’Amérique, de la République, de M. Hobbes, de Dick, et il tirait orgueilleusement, pour le montrer, le présent de départ de son ami de New-York, le mouchoir de poche de soie rouge.

« Je l’ai mis dans ma poche ce soir, dit-il, parce que c’était fête ; j’ai pensé que Dick serait content de savoir que j’ai porté son mouchoir dans une soirée. »

Et, tout commun qu’était le mouchoir de soie rouge, c’est d’un air si sérieux et si affectueux que Cédric le déplia, que les rires moqueurs s’arrêtèrent sur les lèvres des assistants, se changeant en sourires de sympathie.

Quoique le petit lord parlât volontiers, ainsi que l’avait remarqué le comte, il n’était jamais importun. Il écoutait avec autant de plaisir qu’il parlait. Un léger sourire se montra sur plus d’un visage quand on le vit, à plusieurs reprises, venir se placer près de son grand-père, le regarder avec affection, en suivant avec le plus vif intérêt chacun des mots qui s’échappaient des lèvres du comte. Une fois même il se pencha tellement vers lui que sa joue toucha l’épaule du vieux lord. Sa Seigneurie, remarquant le sourire des assistants, sourit faiblement elle-même. Cela l’amusait de leur faire observer les sentiments de cordiale amitié qui régnaient entre lui et son petit-fils, si différents des sentiments qu’il excitait généralement ou qu’il éprouvait lui-même.

M. Havisam avait été attendu au château dans l’après-midi ; mais il était tard déjà, et il n’avait pas encore paru. Une pareille chose n’était jamais arrivée depuis ses rapports avec le comte. Ce n’est qu’au moment où on quittait la salle à manger qu’il se présenta. Quoique l’heure fût très avancée, il semblait avoir fait grande hâte, et les traits de sa vieille et sèche figure étaient bouleversés.

« J’ai été retenu, dit-il à voix basse au comte, par un événement… un événement bien… bien inattendu. »

C’était une chose aussi étonnante de voir le vieil homme d’affaires agité que de le voir en retard ; il fallait un événement bien extraordinaire, en effet, pour le troubler ainsi. À plusieurs reprises, il jeta les yeux sur le petit lord avec une expression si bizarre que celui-ci la remarqua et se demanda ce qu’elle signifiait. Lui et M. Havisam étaient dans les meilleurs termes et échangeaient habituellement des sourires ; l’homme de loi semblait avoir complètement oublié ces rapports affectueux.

Par le fait, il avait tout oublié, excepté les étranges et pénibles nouvelles qu’il devait annoncer au comte le soir même ; les étranges nouvelles qui, il le savait, causeraient au vieux lord un coup si terrible, et qui devaient changer de fond en comble la face des choses ! Il promenait ses regards autour de lui, sur les splendides appartements, sur la brillante compagnie qui y était réunie, sur le comte assis dans son fauteuil, sur l’enfant qui souriait à son côté, et il se sentait profondément ému, quoiqu’il ne fût qu’un homme de loi au cœur dur. Quel coup il allait frapper !

Il ne se rendait pas compte bien exactement de ce qui se passait autour de lui ; les choses s’agitaient comme dans un rêve ; plusieurs fois, cependant, il vit le comte l’observer avec surprise, pendant qu’il regardait lord Fautleroy, qui examinait des peintures avec miss Viviane Herbert.

« Je vous suis bien obligé d’avoir été si bonne avec moi, dit Cédric quand il eut fini ; je n’étais jamais allé à un grand dîner ni à une soirée auparavant, et je me suis bien amusé. »

Il s’était fort amusé en effet ; mais c’était la première fois qu’il veillait si tard, et il commençait à s’en apercevoir. Il essaya d’écouter la conversation qui se tenait auprès de lui, entre la belle lady et les jeunes gens qui l’entouraient ; il ne put y parvenir. Ses yeux se fermaient malgré lui. Il fit son possible pour les rouvrir deux ou trois fois ; ses paupières alourdies retombèrent. Sans qu’il en eût conscience, il laissa aller sa tête bouclée sur le coussin qui se trouvait derrière son dos, et, après avoir lutté encore quelque temps contre le sommeil, il fut définitivement vaincu. Il perdit alors complètement la conscience des choses ; il lui sembla seulement sentir un léger baiser sur sa joue et entendre une douce voix qui murmurait : « Bonsoir, petit lord Fautleroy ; bonsoir, dormez bien. »

Il lui sembla même qu’il essayait de répondre : « Bonsoir, bonsoir ; je suis… bien… bien… heureux de vous avoir vue… vous êtes si… si belle ! »