Traduction par Eudoxie Dupuis.
Ch. Delagrave (p. 203-210).


XXIV


Un soir, peu de temps avant que les travaux de l’Impasse fussent terminés, il y eut un grand dîner à Dorincourt. Il n’y avait pas eu de réception au château depuis longtemps ; mais sir Harry Lorridale et lady Lorridale, sœur unique du comte, étaient venus passer quelques jours chez lui. Cet événement causa une grande émotion dans le village et fit tinter plus que jamais la sonnette du petit magasin de miss Diblet. Il y avait de quoi être étonné en effet, car lady Lorridale n’avait pas mis les pieds au château depuis son mariage, c’est-à-dire depuis trente-cinq ans environ. C’était une dame imposante, avec de beaux cheveux blancs et des joues à fossettes, aussi fraîches que des pêches, en dépit de son âge. Elle était aussi bonne que belle et n’avait jamais approuvé la conduite de son frère. Comme elle avait un caractère résolu, elle lui avait dit plusieurs fois franchement sa manière de penser, si bien qu’après des querelles assez animées avec Sa Seigneurie, voyant qu’elle n’obtiendrait rien, elle avait renoncé à le voir, et ils étaient demeurés étrangers l’un à l’autre depuis de longues années.

Ce que lady Lorridale avait appris sur son frère pendant cette période n’était pas de nature à lui faire désirer un rapprochement. Elle savait combien il avait été dur pour sa femme et indifférent pour ses enfants.

Quoiqu’elle n’eût jamais vu les deux fils aînés, la rumeur publique lui avait appris qu’ils étaient dénués de toute qualité bonne, utile ou aimable ; mais une fois était arrivé au château de Lorridale un beau jeune homme de dix-huit ans, qui lui dit qu’il était son neveu, Cédric Errol, et que, passant près de son habitation, il avait voulu venir voir sa tante Constance, dont il avait souvent entendu parler à sa mère bien-aimée. Le cœur de la bonne lady Lorridale fut remué de fond en comble à la vue de ce beau garçon ; elle le fit rester avec elle une semaine, le gâta, le choya et l’admira. Il avait un caractère si aimable, un cœur si affectueux, un esprit si ouvert, qu’elle conçut pour lui une vive affection, et, en le quittant, elle exprima l’espoir de le revoir bientôt ; mais cet espoir ne se réalisa pas : le comte, fort mécontent que son fils fût allé voir sa tante, lui défendit d’y retourner de nouveau. Mais lady Lorridale s’était toujours souvenue tendrement de lui, et quoiqu’elle craignît qu’il eût fait un mariage dégradant en Amérique, elle était entrée dans une grande colère contre son frère quand elle apprit qu’il avait renié ce fils, et que personne ne savait ni où ni comment il vivait. Peu après vint la rumeur de sa mort ; puis la nouvelle de celle de ses deux frères aînés ; puis enfin elle entendit parler du petit Américain amené au château de Dorincourt, pour porter le titre de lord Fautleroy.

« Probablement pour y être aussi mal élevé que les autres, dit-elle à son mari ; à moins que sa mère ne soit assez capable et n’ait une volonté assez ferme pour contre-balancer l’effet de la mauvaise éducation qu’il va recevoir. »

Mais quand elle entendit dire que la mère de Cédric avait été séparée de lui, elle ne trouva pas de paroles pour peindre son indignation.

« C’est trop fort ! s’écria-t-elle. Avoir la pensée de séparer un enfant de cet âge de sa mère et d’en faire le compagnon d’un homme comme le comte ! Mon frère le traitera avec brutalité, ou bien alors il sera avec lui d’une déplorable faiblesse. Il en fera un monstre. Si je pensais que cela pût être de quelque utilité, je lui écrirais.

— Cela ne servira à rien, dit sir Harry.

— C’est vrai ; je connais trop bien le comte de Dorincourt, mon très honoré frère, pour ne pas savoir que ce que je pourrais dire sera en pure perte ; mais c’est révoltant ! »

Lady Lorridale n’était pas seule à avoir entendu parler du petit lord Fautleroy. Dans les châteaux des environs de Dorincourt, aussi bien que dans les fermes et les maisons du village, il courait beaucoup d’histoires sur lui, sur sa beauté, sur son amabilité, sur l’affection qu’il inspirait à tous ceux qui l’approchaient, sur l’influence croissante qu’il prenait sur son grand-père. Il était devenu le sujet des conversations : les dames plaignaient la pauvre jeune mère séparée de son enfant, et les hommes, qui connaissaient le comte et sa dureté d’âme, riaient de tout leur cœur en entendant parler de la confiance du petit garçon dans les bons sentiments de son grand-père. Sir Thomas, un propriétaire des environs, traversant un jour le village de Dorincourt, avait rencontré le vieux lord et son petit-fils chevauchant ensemble. Il s’était arrêté pour échanger une poignée de main avec le comte et pour le féliciter de l’amélioration de sa santé : la goutte paraissait l’avoir abandonné pour l’instant.

« Il semblait aussi orgueilleux qu’un roi, dit sir Thomas, en parlant de cette rencontre, et, sur ma parole, je ne m’en étonne pas : car je n’ai jamais vu un plus bel enfant que son petit-fils. Droit comme une flèche et se tenant sur son poney comme un vieux cavalier. »

Ces bruits arrivèrent jusqu’à lady Lorridale. Elle entendit aussi parler de Hugues, de l’enfant boiteux, des maisonnettes de l’Impasse, d’une vingtaine d’autres incidents, et commença à désirer vivement de voir le petit garçon. Juste comme elle se demandait comment elle parviendrait à réaliser son désir, elle reçut, à son grand étonnement, une lettre de son frère, l’invitant, ainsi que son mari, à aller passer quelque temps à Dorincourt.

« C’est inimaginable ! s’écria-t-elle. On prétend que cet enfant fait des miracles ; je commence à le croire. Mon frère, dit-on, l’adore ; il peut à peine s’en séparer et il est orgueilleux de lui. Sans doute il éprouve le besoin de nous le montrer. »

Elle accepta l’invitation.

Quand elle arriva à Dorincourt avec sir Harry, il était tard dans l’après-midi, et elle se rendit à l’appartement qui lui était destiné avant d’avoir vu son frère. S’étant habillée pour le dîner, elle descendit au salon. Le comte était debout près du feu. À côté de lui se tenait un petit garçon habillé de velours noir, avec un col de dentelle à la Van Dyck : un petit garçon si beau, et qui tourna vers elle des yeux bruns si doux et si candides, qu’elle ne put retenir une exclamation de surprise et de joie.

« Quoi ! Édouard, dit-elle en échangeant des poignées de main avec le comte, est-ce là l’enfant dont on m’a parlé ?

— Oui, Constance, c’est lui, répliqua le comte. — Lord Fautleroy, continua-t-il, voici votre grand’tante lady Lorridale.

— Comment vous portez-vous, ma tante ? » dit Cédric en avançant sa petite main.

Lady Lorridale posa la sienne sur l’épaule de l’enfant, regarda pendant quelques secondes l’aimable visage qui se levait vers elle, puis elle l’embrassa chaudement.

« Je suis votre tante Constance, dit-elle ; j’ai beaucoup aimé votre cher papa, et vous lui ressemblez tout à fait.

— Cela me rend heureux quand on dit que je lui ressemble, dit Cédric : car tout le monde l’a aimé, je crois, presque autant que Chérie. Oui, j’en suis très heureux… tante Constance. »

Il ajouta les deux derniers mots après un instant d’hésitation.

Lady Lorridale était dans le ravissement.

Elle se pencha vers lui, l’embrassa de nouveau, et, de ce moment, ils furent amis.

« Il n’est pas possible d’être mieux, dit-elle quelques instants après à son frère ; c’est le plus charmant enfant que j’aie jamais vu.

— En effet, répondit sèchement le comte, c’est un assez beau garçon. Nous sommes très bien ensemble, ajouta-t-il. Il croit que je suis le meilleur et le plus tendre des philanthropes, et je vous confesserai, Constance, ce que vous découvririez sans doute vous-même si je ne vous le disais pas, que je suis en train de devenir fou de lui.

— Qu’est-ce que sa mère pense de vous ? demanda lady Lorridale, suivant sa manière habituelle d’aller droit au but.

— Je ne le lui ai pas demandé, répondit le comte brusquement.

— Eh bien ! je serai franche avec vous, Édouard, et je vous dirai tout de suite que je n’approuve pas votre conduite ; que c’est mon intention d’aller faire visite à Mme Errol et de la voir le plus souvent possible. Tout ce que j’ai entendu dire de cette pauvre jeune femme me fait supposer que son enfant lui est redevable de la plupart de ses qualités. Le bruit est venu jusqu’à Lorridale que vos pauvres tenanciers l’adorent.

— C’est lui qu’ils adorent, répliqua le comte, désignant du geste le petit lord. Quant à Mme Errol, vous pouvez la voir si le cœur vous en dit. Vous trouverez une assez jolie femme, et je reconnais lui avoir quelque obligation pour avoir donné un peu de sa beauté à son enfant. Je vous le répète, vous pouvez aller la voir ; tout ce que je désire, c’est qu’elle ne mette pas les pieds ici et que vous ne me demandiez pas d’aller chez elle. »

« Quoiqu’il se soit exprimé sur le compte de sa belle-fille d’un ton bourru, dit lady Lorridale à son mari, en lui rapportant cette conversation, je me suis bien aperçue qu’il ne la haïssait plus autant. Il est certainement changé au moral depuis que je ne l’ai vu, et, tout incroyable que cela puisse paraître à ceux qui l’ont connu autrefois, il est en train de s’humaniser. C’est l’affection qu’il éprouve pour ce petit garçon qui a produit ce miracle. Avez-vous remarqué comme cet enfant l’aime, avec quelle confiance il se penche sur son fauteuil et s’appuie sur son genou ? Ses propres enfants auraient autant aimé s’approcher de lui que d’un tigre. »

Le jour suivant, lady Lorridale alla faire visite à Mme Errol.

« Édouard, dit-elle à son frère en revenant, c’est la plus aimable petite femme que j’aie jamais vue. Elle a une voix qui est une musique, et vous pouvez lui être reconnaissant pour avoir fait cet enfant ce qu’il est. Elle lui a donné plus que sa beauté ; elle lui a donné son cœur et son âme, et vous avez grand tort de ne pas la persuader de venir habiter avec vous. Je l’inviterai certainement à Lorridale.

— Elle ne voudra pas quitter son enfant, dit le comte.

— Eh bien ! j’aurai l’enfant aussi, » dit lady Lorridale en riant.

Mais elle savait bien que son frère ne voudrait pas se séparer de Cédric, et chaque jour elle voyait plus clairement jusqu’à quel point le grand-père et le petit-fils étaient attachés l’un à l’autre : comment toute l’ambition, et l’espoir, et l’affection du vieux lord se concentraient sur l’enfant, et comment la tendre et innocente nature de celui-ci lui retournait cette affection avec confiance et bonne foi.