Traduction par Eudoxie Dupuis.
Ch. Delagrave (p. 185-190).


XXII


Le fait est que le comte de Dorincourt pensait alors à beaucoup de choses qui ne lui étaient jamais entrées dans l’esprit jusque-là, et toutes ses méditations se rapportaient, d’une manière ou d’une autre, à son petit-fils. L’orgueil était son sentiment dominant, et Cédric le satisfaisait de tout point. Cet orgueil lui faisait trouver un nouvel intérêt dans la vie ; il commençait à prendre de plus en plus de plaisir à montrer son petit-fils. Le monde avait connu le désappointement que ses enfants lui avaient fait éprouver, et c’était un triomphe pour lui de pouvoir lui présenter, comme héritier, un enfant tel que le nouveau lord Fautleroy. Il faisait des plans pour l’avenir. Quelquefois, dans le secret de son âme, il se prenait à regretter que sa vie n’eût pas été meilleure, et qu’il n’y eût pas en elle moins de choses blâmables : de ces choses qui auraient blessé le cœur pur et simple de son petit-fils s’il avait connu la vérité. Ce n’était pas agréable pour lui de se demander comment le regarderait cet enfant, si le hasard voulait qu’il apprît un jour que son grand-père, pendant bien des années, avait été appelé « le méchant comte de Dorincourt ». Cette pensée faisait courir en lui un léger tressaillement. Quelquefois, dans ces préoccupations, il oubliait sa goutte, et, au bout d’un certain temps, son docteur fut surpris de trouver que la santé de son noble malade s’améliorait plus qu’il ne s’y serait jamais attendu. Peut-être en était-il ainsi parce que le temps ne se traînait plus si lentement pour lui, et qu’il avait autre chose à penser qu’à ses souffrances et à ses infirmités.

Un beau matin, les gens du village furent étonnés de voir le petit lord chevaucher à côté d’un cavalier qui n’était pas son compagnon habituel. Ce cavalier montait un grand et fort cheval gris, et n’était autre que le comte lui-même. Au moment où Cédric allait enfourcher son poney pour sa promenade de tous les jours, il avait dit à son grand-père :

« Je regrette bien que vous ne puissiez monter à cheval. Quand je pars, je suis peiné de vous laisser seul dans ce grand château. Si vous pouviez venir avec moi ! »

Quelques instants après, cet ordre du comte : « Qu’on selle Selim ! » mettait les écuries en mouvement : car il y avait bien longtemps que lord Dorincourt n’en avait donné de semblable. Depuis, Selim fut sellé presque chaque jour, et on s’accoutuma à voir le grand cheval gris et la silhouette imposante du comte se montrer à côté du petit poney brun que montait le petit lord.

Dans leurs promenades à travers champs ou le long des jolies routes du comté, les deux cavaliers devinrent de plus en plus intimes. Peu à peu le grand-père apprit beaucoup de choses sur « Chérie » et sur la vie qu’elle menait. Tout en trottant à côté du grand cheval gris, Cédric babillait gaiement. Le plus souvent le comte était silencieux, se contentant d’écouter et de regarder le visage animé et joyeux de son petit interlocuteur. Quelquefois il disait à Cédric de prendre le galop. L’enfant s’élançait droit, ferme et hardi sur sa selle, et le comte le suivait d’un regard plein d’orgueil et de satisfaction. Quand l’enfant revenait, agitant son chapeau avec un rire joyeux, c’est en se disant que son grand-père et lui étaient vraiment très bons amis.

C’est dans ces promenades que le comte découvrit un jour que sa belle-fille ne menait pas une vie oisive, comme il l’avait cru jusqu’ici. Les pauvres la connaissaient bien. Quand la maladie, le chagrin ou la misère s’étaient abattus sur une maison, on était sûr de voir bientôt le joli petit coupé s’arrêter devant la porte.

« Chacun s’écrie : Dieu vous bénisse ! dès qu’on l’aperçoit, dit un jour Cédric à son grand-père. Les enfants aussi sont bien heureux. Elle fait venir quelques petites filles à la Loge pour leur apprendre à coudre ; elle dit que, maintenant qu’elle est riche, sa plus grande joie, c’est d’aider les autres. »

Il n’avait pas déplu à lord Dorincourt d’apprendre que la mère de son héritier était une belle jeune femme, qui avait autant l’air d’une dame que si c’était une duchesse ; il ne lui déplaisait pas non plus de savoir qu’elle était populaire parmi les gens de ses terres et aimée des pauvres. Cependant il éprouvait un serrement de cœur, causé par la jalousie, quand il voyait à quel point elle remplissait le cœur de son enfant, et que son enfant, de son côté, était attaché à elle comme à ce qu’il aimait le mieux au monde. Il aurait désiré être le premier dans les affections de son petit-fils, et n’avoir pas de rival.

Un jour que tous deux se promenaient comme de coutume, ils arrivèrent au sommet d’une colline d’où l’on apercevait une vaste étendue de paysage.

« Savez-vous que toutes ces terres m’appartiennent ? dit le comte, en étendant la main et en décrivant avec sa cravache un large demi-cercle.

— Vraiment ! dit l’enfant. Tout cela à une seule personne !

— Savez-vous aussi qu’un jour elles vous appartiendront ? continua le comte ; celles-là et bien d’autres encore ?

— À moi ! s’écria le petit lord, d’un ton qui peignait plutôt la crainte que la satisfaction.

— À vous.

— Et quand cela ?

— Quand je serai mort, répliqua le vieux lord.

— Oh ! alors, je ne tiens pas du tout à les avoir. J’aime bien mieux que vous viviez toujours.

— Bon ! Il y aura toujours un jour où elles vous appartiendront, un jour où vous serez le comte de Dorincourt. »

Cédric demeura quelques instants silencieux. Il contemplait le vaste paysage, les fermes entourées de champs cultivés, les maisonnettes perdues entre les arbres, les vertes prairies, les landes couvertes de bruyère, le village qui avait un air si tranquille et au-dessus duquel s’élevaient les tourelles du château. Il poussa un léger soupir.

« À quoi pensez-vous ? demanda le grand-père à Cédric.

— Je pense à ce que m’a dit Chérie.

— Que vous a-t-elle dit ?

— Elle m’a dit que ce n’était pas facile d’être riche ; que quelquefois les personnes qui possèdent beaucoup d’argent oublient que les autres ne sont pas si bien partagés, mais qu’on doit toujours se le rappeler. Alors je lui ai parlé de vous ; je lui ai dit que vous ne l’oubliiez jamais, vous ; que vous étiez bien trop bon et trop généreux pour cela. Elle pensait tout à fait comme moi ; et, en parlant des autres personnes riches et qui ne faisaient pas de même que vous, elle disait que c’était bien triste, quand on avait tant de fortune et tant de puissance, qu’on pouvait faire tant de bien et empêcher tant de mal, de ne s’inquiéter que de soi et de sa propre satisfaction. Aussi je réfléchissais, tout à l’heure, en regardant ces maisons, sur le bonheur de combien de personnes j’aurai à veiller quand je serai comte. Combien y en a-t-il qui vivent sur vos terres ? »

La question était embarrassante. Tout ce dont Sa Seigneurie se souciait, touchant ses tenanciers, c’était de savoir ceux qui payaient bien : il louait ses fermes à ceux-ci ; quant aux autres, il les mettait dehors.

« C’est Newick qui s’occupe de cela, grommela-t-il, en tirant sa moustache grise et en regardant le petit garçon d’un air embarrassé.

« Retournons maintenant, ajouta-t-il, et quand vous serez comte à votre tour, soyez un meilleur seigneur que moi, si vous pouvez ! »

Il demeura silencieux pendant que tous deux se dirigeaient vers la maison. Il ne pouvait se rendre compte de ce qui faisait que lui, qui, dans tout le cours de sa vie, n’avait aimé personne, se sentait si vivement attiré vers ce petit garçon. Il avait commencé par être orgueilleux de la beauté et de la grâce de Cédric, du courage que ses actions semblaient dénoter ; mais il y avait plus que de l’orgueil dans ce qu’il éprouvait maintenant. Il ne pouvait s’empêcher de rire de lui-même quand il s’apercevait du plaisir qu’il avait à avoir l’enfant près de lui, à entendre le son de sa voix, et combien, dans le secret de son cœur, il désirait que son petit-fils l’aimât et eût bonne opinion de lui.

« Je suis un vieux fou, se disait-il, et on voit bien que je n’ai rien autre chose à penser ! »

Cependant il savait bien que son affection pour cet enfant ne venait pas du désœuvrement, et, s’il avait voulu aller au fond des choses, il aurait peut-être été obligé de s’avouer à lui-même que ce qui l’attirait si fortement vers son petit-fils c’étaient les qualités qu’il n’avait jamais possédées lui-même : la franchise, la sincérité, la chaleur de cœur, l’affectueuse confiance, qui éclataient sans-cesse dans les discours et dans les actions de Cédric.