Traduction par Eudoxie Dupuis.
Ch. Delagrave (p. 177-184).


XXI


Un jour Cédric voulut absolument descendre de son cheval, près de l’école du village, pour y faire monter un pauvre garçon boiteux, John Hartle, et le reconduire chez lui.

« Il n’a jamais consenti à entendre raison, dit Wilkins, racontant cet incident à ses camarades. Je lui proposai de donner mon cheval à Hartle, puisque Sa Seigneurie ne voulait pas absolument qu’il allât à pied ; mais il me répondit que mon cheval était trop grand, que John ne saurait pas s’y tenir, que le sien conviendrait beaucoup mieux. Et mylord descendit, et il se mit à marcher d’un pas délibéré à côté du cheval où j’avais fait monter l’infirme, ses mains dans ses poches, son béret en arrière, ses cheveux au vent. Tout en marchant, il sifflait ou causait avec Hartle.

« Quand nous arrivâmes à la maisonnette de sa mère, celle-ci sortit avec toutes sortes de révérences, ne sachant ce qui arrivait. Il lui fit un grand salut, comme il aurait fait à une lady, et il lui dit : « Bonjour, madame ; je vous ai ramené votre fils, parce que sa jambe lui faisait du mal ; je pense qu’un bâton n’est pas suffisant pour l’aider à marcher, et je vais demander à mon grand-père de lui faire faire une paire de béquilles. » Vous pensez si la bonne femme était surprise. Les bras lui en sont tombés. »

Quand le comte entendit ce rapport de la bouche de Wilkins, il ne montra pas de colère, comme le domestique l’avait craint d’abord : il se mit à rire au contraire, et, appelant Cédric, il lui fit faire le récit de l’aventure, ce qui provoqua de nouveau son hilarité.

Quelques jours après, la voiture du comte s’arrêtait devant la demeure de la veuve Hartle. Fautleroy s’élançait dehors et s’avançait vers l’entrée, portant sur l’épaule, à la manière d’un fusil, une paire de béquilles à la fois fortes et légères.

« Mon grand-père vous envoie ses compliments, madame Hartle, dit-il à la mère du jeune infirme ; ces béquilles sont pour votre fils ; mon grand-père et moi nous espérons qu’il s’en trouvera bien.

« J’ai fait vos compliments, dit-il en revenant vers la voiture, où le comte l’attendait : vous ne me l’aviez pas dit, mais j’ai pensé que vous aviez pu l’oublier. Ai-je bien fait ? »

Sa Seigneurie répondit en riant de nouveau.

C’est peu de jours après cette promenade que Cédric écrivit à M. Hobbes. Il fit d’abord un brouillon, qu’il porta à son grand-père en le priant de l’examiner.

« Je dois avoir fait beaucoup de fautes d’orthographe, dit-il, et si vous vouliez bien me les corriger, je recopierais ma lettre ensuite. »

Cette lettre contenait, en effet, bon nombre d’accrocs à la


Mylord se mit à marcher d’un pas délibéré.
Mylord se mit à marcher d’un pas délibéré.



grammaire, que le comte fit disparaître. Nous ferons de même. Elle était ainsi conçue :

« Cher monsieur Hobbes,

« Il faut que je vous parle de mon grand-père : c’est le meilleur comte que vous ayez jamais vu. Je vous assure que vous vous étiez trompé en vous imaginant que les comtes étaient des tyrans ; ce n’est pas un tyran du tout. Je voudrais que vous le connussiez : vous seriez tout de suite bons amis, j’en suis sûr. Il a la goutte au pied et il souffre beaucoup ; mais il est si patient ! Je l’aime tous les jours davantage, et personne ne pourrait s’empêcher d’aimer un homme comme lui, qui est bon pour tout le monde et qui s’oublie toujours pour les autres. Je serais content si vous pouviez causer avec lui : il sait tout, et on peut lui demander tout ce qu’on veut. Il m’a donné un poney, et à ma maman une belle voiture. J’ai trois chambres, pleines de livres et de joujoux. Le château est très grand ; vous vous y perdriez. Wilkins m’a dit (Wilkins est mon groom) qu’il y a des cachots dans les caves. Le parc vous semblerait bien beau. Il y a de très gros arbres, et puis des chevreuils, des lapins, toutes sortes de bêtes. Mon grand-père est très riche, mais il n’est ni dur ni orgueilleux, comme vous croyiez qu’étaient les comtes. J’aime à me promener avec lui ; les gens d’ici sont si polis ; ils vous tirent toujours leur chapeau, les femmes vous font la révérence et quelquefois elles disent : Dieu vous bénisse ! Je sais monter à cheval maintenant, mais d’abord cela me secouait beaucoup quand je trottais. Mon grand-père a un fermier qui ne pouvait pas le payer ; mais il l’a laissé dans sa ferme, et Mme Millon, c’est la femme de charge, va lui porter du vin et des médicaments pour ses enfants malades. Je serais bien aise de vous voir. J’aimerais bien aussi que Chérie pût vivre au château avec nous, mais il paraît que cela ne se peut pas. Je vous en prie, écrivez-moi.

« Votre affectionné petit ami,
« Cédric Errol.

« P.-S. La prison dont je vous parlais tout à l’heure est vide, et mon grand-père n’y a jamais enfermé personne.

« P.-S. Il est si bon qu’il me rappelle vous tout à fait. Tout le monde l’aime. »


« Votre mère vous manque donc beaucoup ? dit le comte quand il eut terminé cette lecture.

— Oui, dit l’enfant ; j’y pense toujours. »

Il se rapprocha du comte, et posant sa main sur son genou :

« Et vous, dit-il, est-ce qu’elle ne vous manque pas ?

— Je ne la connais pas, répliqua Sa Seigneurie brusquement.

— Je le sais, dit Fautleroy, et c’est ce qui m’étonne. Elle m’a dit de ne pas vous faire de questions… et je ne veux pas en faire ; seulement, quelquefois, je ne peux pas m’empêcher d’y penser, et alors cela me tracasse. Mais je ne veux pas vous faire de questions, maman me l’a défendu. Le soir, avant de me coucher, je vais à la fenêtre de ma chambre. Il y a une place entre les arbres où je vois briller une petite lumière : c’est la sienne. Elle la met là, aussitôt qu’il fait nuit, de manière que je puisse la voir scintiller, et quoiqu’elle soit bien éloignée, j’entends ce qu’elle me dit.

— Que vous dit-elle ? demanda le comte.

— Elle me dit : « Dors bien, mon cher enfant ; que Dieu te garde toute la nuit. » C’est ce qu’elle me disait tous les soirs quand nous étions ensemble. Tous les matins, elle me disait ; « Que Dieu te garde tout le jour. » Aussi, comme vous voyez, je suis toujours en sûreté, et il ne m’arrive jamais rien de fâcheux ; c’est pour cela !

— Ce doit être pour cela, en effet, » dit Sa Seigneurie sèchement.

Il rapprocha ses épais sourcils et regarda lord Fautleroy si fixement et si longuement, que l’enfant se demanda à quoi son grand-père pouvait bien penser.