Traduction par Eudoxie Dupuis.
Ch. Delagrave (p. 13-20).


II


Il n’y eut jamais un garçon plus étonné que Cédric pendant la semaine qui suivit. Ce fut une semaine étrange ! D’abord l’histoire que lui dit sa maman était des plus curieuses. Il lui fallut l’entendre deux ou trois fois avant de la pouvoir comprendre, et il se demandait ce que M. Hobbes en penserait. Cette histoire parlait de lords, de comtes ; son grand-papa, qu’il n’avait jamais vu, était un comte, et l’aîné de ses oncles, car il paraît qu’il en avait eu deux, aurait été comte, s’il n’avait pas été tué d’une chute de cheval. Après sa mort, son autre oncle aurait été comte à son tour, si, lui aussi, n’était mort subitement, à Rome, de la fièvre. Et à cause de ces deux événements-là, son papa à lui, Cédric, s’il avait vécu, aurait été comte ; mais tous étant morts, et Cédric seul étant resté, il paraît que c’est lui qui devait être comte après la mort de son grand-père, — comte de Dorincourt. — Pour le présent, il était lord, — lord Fautleroy.

M. Havisam, l’homme de loi du vieux comte, que celui-ci avait envoyé en Amérique, était chargé par lui de lui ramener son petit-fils. M. Havisam était complètement au courant des affaires de la famille. Son patron ne lui avait caché ni les chagrins et les inquiétudes que lui avaient causés ses fils aînés, ni la colère qu’il avait éprouvée en apprenant le mariage du troisième, ni la haine qu’il ressentait pour la jeune veuve, dont il parlait comme d’une femme appartenant à la dernière classe de la société : Une intrigante, disait-il, qui s’était fait épouser par le capitaine, sachant qu’il était fils d’un comte. Le vieil homme de loi partageait cette opinion, de même que les autres idées de son maître sur l’Amérique et les Américains en général. En outre, sa profession lui avait fait voir tant d’égoïsme et de calcul chez tous ceux avec qui il avait été en rapport, qu’il ne pouvait croire au désintéressement de personne, et encore moins à celui de la jeune Mme Errol. Ce n’est donc qu’avec répugnance qu’il accomplissait sa mission ; il lui était désagréable d’avoir à entrer en arrangement avec une femme qu’il jugeait vulgaire et cupide, et qui n’aurait sans doute aucun égard pour la mémoire de son mari ni pour la dignité de son nom. Quand il vit son coupé enfiler une petite rue étroite et s’arrêter devant une modeste petite maison, il se sentit impressionné désagréablement. Est-ce donc dans une semblable bicoque que le futur propriétaire des domaines de Dorincourt, de Wyndham, de Cholworth et de nombre d’autres était né et avait été élevé ? Cet enfant n’allait-il pas faire tache dans la noble famille dont M. Havisam conduisait les affaires depuis si longtemps et pour laquelle il avait un si profond respect ?

Lorsque Mary l’introduisit dans le petit parloir, il regarda autour de lui avec la pensée qu’il allait trouver beaucoup à critiquer. La pièce était simplement meublée ; cependant elle avait un air intime qui plaisait tout d’abord. On n’y voyait pas d’ornements communs ou de mauvais goût, mais seulement quelques petits objets qui ne pouvaient sortir que de la main d’une femme.

« Ce n’est pas déjà si mal ici, se dit-il ; sans doute le goût du capitaine a prévalu. »

Mais quand Mme Errol entra dans la chambre, il commença à penser qu’elle pouvait y être aussi pour quelque chose. S’il n’avait pas été un gentleman si raide et si parfaitement maître de lui, il n’aurait pu se défendre de laisser paraître une certaine émotion en l’apercevant. Dans sa simple robe noire, sans ornement, elle avait plus l’air d’une jeune fille que de la mère d’un garçon de sept ans. Il fut frappé de l’expression triste et douce de ses traits, une expression qui ne l’avait pas quittée depuis la mort de son mari, excepté quand elle causait ou jouait avec son fils. La vieille expérience de l’homme de loi lui avait appris à lire clairement sur les visages, et aussitôt qu’il eut jeté un regard sur celui de la mère de Cédric, il reconnut que le comte s’était complètement trompé en la supposant une femme mercenaire. Il vit tout de suite aussi qu’il n’aurait pas avec elle les difficultés qu’il redoutait, et il commença à se dire qu’après tout le petit lord Fautleroy ne serait peut-être pas une honte pour sa famille, comme il avait été tenté de le croire. Le père avait été un noble jeune homme, la mère était une femme belle et distinguée ; il n’y avait pas de raison pour que l’enfant ne leur ressemblât pas quelque peu.

Quand il annonça à Mme Errol ce qui l’amenait, celle-ci devint pâle.

« Oh ! s’écria-t-elle, va-t-il donc m’être enlevé, le cher petit ? Il m’aime tant ! Et moi… je n’ai pas d’autre bien au monde ! J’ai essayé d’être pour lui une bonne mère… » Et sa voix tremblait tandis que ses larmes coulaient le long de sa figure.

L’homme de loi toussa pour s’éclaircir la voix.

« Je suis obligé de vous dire, répondit-il avec un peu d’hésitation, que le comte de Dorincourt n’est pas… n’est pas très bien disposé pour vous. Il est âgé, vous le savez, et attaché à ses préjugés. Il a toujours particulièrement détesté l’Amérique et les Américains, et a été très mécontent du mariage de son fils. Je sais qu’il est très déterminé à ne pas vous voir. Je regrette infiniment d’être le porteur d’une communication si peu agréable. Son plan est que lord Fautleroy vive avec lui, qu’il soit élevé chez lui et sous sa propre surveillance. Il est attaché à Dorincourt et y passe la plus grande partie de son temps. La goutte le tourmente souvent, et le séjour de Londres lui est tout à fait contraire. Lord Fautleroy habitera donc principalement le château de Dorincourt. Le comte vous offre la Loge, une habitation agréable, située à peu de distance du château, ainsi qu’un revenu suffisant pour y vivre d’une manière honorable. Lord Fautleroy pourra aller vous voir tant que vous le désirerez, mais vous ne pourrez aller le voir vous-même ni franchir les grilles du parc. Vous voyez, madame, que vous ne serez pas réellement séparée de votre fils, et je vous assure que les termes de cet arrangement ne sont pas aussi… hem ! aussi durs qu’ils pourraient l’avoir été. D’ailleurs les avantages que doit en recueillir lord Fautleroy seront très grands pour lui, et… »

Il s’attendait que Mme Errol allait se mettre à pleurer, à gémir et à se lamenter comme plus d’une aurait fait à sa place, et il en était ennuyé et embarrassé d’avance ; mais il n’en fut rien. Elle alla à la fenêtre, resta quelques instants le dos tourné vers la chambre, et M. Havisam s’aperçut qu’elle s’efforçait de commander à ses sentiments.

« Le capitaine Errol avait conservé le meilleur souvenir de Dorincourt, dit-elle enfin, en venant reprendre sa place ; il en était fier, ainsi que de son nom. L’Angleterre et tout ce qui était anglais lui était cher. C’était un grand chagrin pour lui d’avoir quitté son pays ; il aurait été heureux de penser que son fils pût y retourner un jour, et je crois en effet que ce sera un bien pour mon petit garçon qu’il en soit ainsi. J’espère — je suis sûre — que le comte ne sera pas assez cruel pour essayer de détourner de moi le cœur de mon fils, et je suis sûre aussi que, s’il l’essayait, il n’y parviendrait pas. C’est une nature chaude et sincère et un cœur fidèle. Il m’aimerait toujours, même quand on le séparerait complètement de moi, et, tant que nous pourrons nous voir, je ne souffrirai pas trop d’en être séparée, puisque c’est pour le bien de son avenir.

— Elle ne pense pas à elle, se dit le vieil homme de loi ; elle n’est pas égoïste, comme le prétendait le comte. Madame, reprit-il, votre fils vous remerciera plus tard du sacrifice que vous vous imposez aujourd’hui. Je puis vous affirmer que lord Fautleroy sera très soigneusement élevé et que tout sera fait pour assurer son bonheur. Le comte de Dorincourt sera aussi anxieux de son bien-être que vous pourriez l’être vous-même.

— J’espère encore, dit la pauvre petite maman, d’une voix brisée par l’émotion, que son grand-père aimera Cédric. Le cher enfant est d’une nature affectueuse, et il a toujours été aimé. »

M. Havisam toussa de nouveau pour s’éclaircir le gosier. Il ne s’imaginait pas trop le goutteux et irascible vieux comte aimant quelqu’un ; mais il savait qu’il considérerait comme de son intérêt d’être bienveillant, autant du moins que sa nature le comportait, pour l’enfant qui devait être son héritier. Il savait aussi que si Cédric lui faisait honneur, il en serait fier et lui accorderait tout ce qu’il demanderait ; cependant il se contenta de répondre :

« Lord Fautleroy ne manquera de rien, et c’est en vue de son bonheur que le comte désire que vous habitiez assez près de lui pour le voir fréquemment. »

Le vieil homme de loi ne pensa pas qu’il fût nécessaire de rapporter exactement les expressions du comte, qui n’étaient ni aimables ni même polies, et il préféra présenter ses offres dans un langage plus doux et plus courtois.

Il reçut un léger choc lorsque Mme Errol, ayant demandé à Mary où était Cédric et lui ayant donné l’ordre d’aller le chercher, celle-ci répondit :

« Il est sûrement chez M. Hobbes, assis près du comptoir, au milieu des caisses de cassonade et de biscuit de mer, et causant politique avec lui, selon son habitude. »

Ses inquiétudes lui revinrent. Les fils des gentilshommes anglais n’ont pas coutume de se lier d’amitié avec les épiciers. Ce serait terrible si l’enfant allait avoir de mauvaises manières et des dispositions à aimer la basse compagnie. Une des plus amères humiliations du vieux comte avait été ce penchant de ses deux fils aînés à rechercher les gens au-dessous d’eux. Cet enfant allait-il partager ces fâcheuses dispositions au lieu des bonnes qualités de son père ?

Mais à peine la porte de la chambre se fut-elle ouverte pour livrer passage à Cédric que cette crainte s’évanouit. Il reconnut à l’instant que c’était un charmant enfant, et en effet sa beauté était peu commune. Sa démarche était aisée et gracieuse, et il portait la tête droite avec un brave petit air. Il ressemblait à son père d’une manière frappante, quoiqu’il eût les yeux bruns de sa mère. L’expression de ceux-ci n’était ni craintive ni hardie ; ils peignaient la confiance et l’innocence et regardaient les choses et les gens en face, comme un enfant qui n’a à se défier de personne.

« Vraiment, se dit intérieurement M. Havisam en poursuivant son examen, pendant que Cédric se jetait dans les bras de sa mère, c’est certainement le petit garçon le plus beau, le mieux fait et le plus gracieux que j’aie vu de ma vie.

— Ainsi, c’est le petit lord Fautleroy ? » se contenta-t-il de dire tout haut, ainsi que nous l’avons rapporté.

Cédric, qui ne se doutait pas qu’il fût l’objet d’un examen quelconque, agit à sa manière ordinaire. Après avoir embrassé sa mère, il donna une poignée de main à M. Havisam, comme il avait coutume de le faire avec les rares visiteurs qui venaient chez eux, et répondit à ses questions avec la tranquillité et l’aisance qu’il mettait à répondre à celles de M. Hobbes.

Quelques instants après l’arrivée de Cédric, M. Havisam prit congé de Mme Errol.

« Oh ! Chérie, dit l’enfant à sa mère lorsque le vieil homme de loi fut parti, j’aimerais mieux ne pas être comte ni lord. Aucun des autres garçons n’est ni lord ni comte. Est-ce que je ne peux pas ne pas l’être ? »

Mais il paraît que c’était inévitable, d’après une longue conversation que sa mère et lui eurent ce même jour, tandis que Mme Errol était assise dans son fauteuil au coin du feu, et Cédric à ses pieds en compagnie de Pussy, sa chatte. Par moments, il semblait tout au plaisir de jouer avec elle, comme de coutume ; on n’aurait pas dit, à l’expression de sa figure, qu’il était survenu quelque chose d’extraordinaire dans son existence ; mais dans d’autres toutes ses inquiétudes lui revenaient, et il levait vers sa mère sa petite figure anxieuse, et rouge des efforts qu’il faisait pour faire entrer tant de choses nouvelles dans son esprit.

« Ton père aurait accepté avec joie l’offre du comte, dit Mme Errol, et je serais une mère égoïste si je refusais de te laisser partir. Un petit garçon ne peut pas comprendre toutes les raisons qu’il y a à donner pour agir ainsi ; mais plus tard tu reconnaîtras que j’ai bien fait. »

Cédric secoua la tête.

« Je serai très chagrin de quitter M. Hobbes, dit-il. Il me manquera beaucoup, et je crains de lui manquer aussi. Tous me manqueront, d’ailleurs. »