Traduction par Eudoxie Dupuis.
Ch. Delagrave (p. 1-12).


I


Cédric ne connaissait rien de son histoire. Quoiqu’il habitât New-York, il savait, parce que sa mère le lui avait dit, que son père était Anglais ; mais quand le capitaine Errol était mort, Cédric était encore si petit qu’il ne se rappelait rien de lui, si ce n’est qu’il était grand, qu’il avait des yeux bleus, de longues moustaches, et qu’il n’y avait pas de plus grand bonheur au monde pour lui, petit garçon de quatre ou cinq ans, que de faire le tour de la chambre sur son épaule. Pendant la maladie de son père, on avait emmené Cédric, et quand il revint, tout était fini. Mme Errol, qui avait été très malade aussi, commençait seulement à s’asseoir, vêtue de noir, dans son fauteuil près de la fenêtre. Elle était pâle, et toutes les fossettes avaient disparu de sa jolie figure. Ses grands yeux bruns se fixaient tristement dans le vide.

« Chérie, dit Cédric, — son père l’avait toujours appelée ainsi, et l’enfant faisait de même, — Chérie, papa va-t-il mieux ? »

Il sentit les bras de sa mère trembler autour de son cou. Alors il tourna vers elle sa tête bouclée, et, la regardant en face, il se sentit prêt à pleurer.

« Chérie, répéta-t-il, comment va papa ? »

Puis, tout à coup, son tendre petit cœur lui dit que ce qu’il avait de mieux à faire, c’était de grimper sur les genoux de sa maman, de lui jeter les bras autour du cou et de la baiser et baiser encore, et d’appuyer sa petite joue contre la sienne. Alors sa mère cacha sa figure dans la chevelure de son petit garçon et pleura amèrement en le tenant serré contre elle. Il semblait qu’elle ne pourrait jamais s’en séparer.

« Il est bien maintenant, sanglota-t-elle enfin ; il est bien, tout à fait bien ; mais nous, nous n’avons plus que nous au monde ; nous sommes tout l’un pour l’autre. »

Alors, tout petit qu’il était, Cédric comprit que son papa, si grand, si beau, si fort, était parti pour toujours, qu’il ne le reverrait plus jamais, qu’il était mort, comme il avait entendu dire que d’autres personnes l’étaient, quoiqu’il ne pût comprendre exactement ce que ce mot voulait dire. Voyant que sa mère pleurait toujours quand il prononçait son nom, il prit secrètement la résolution de ne plus en parler si souvent. Il se dit aussi qu’il valait mieux ne pas la laisser s’asseoir, muette et immobile, devant le feu ou à la fenêtre, et que ce silence et cette immobilité ne lui valaient rien.

Sa mère et lui connaissaient très peu de monde et menaient une vie très retirée : Mme Errol était orpheline et n’avait pas un seul parent quand le capitaine l’avait épousée. Le père de celui-ci, le comte de Dorincourt, était un vieux gentilhomme anglais, très riche et d’un caractère dur, qui détestait l’Amérique et les Américains.

Il avait deux fils plus âgés que le capitaine, et, d’après la loi anglaise, l’aîné seul devait hériter de ses titres et de ses propriétés, qui étaient considérables. Si le fils aîné venait à mourir, le second devait prendre sa place et récolter tout l’héritage, si bien que, quoique membre d’une riche et puissante famille, il y avait peu de chances pour le capitaine Errol de devenir riche et puissant lui-même.

Mais il arriva que la nature, qui ne tient pas compte des distinctions sociales, avait accordé au plus jeune fils des dons qu’elle avait refusés aux autres. Il était grand, beau, brave, intelligent et généreux. Il possédait le meilleur cœur du monde et semblait doué du pouvoir de se faire aimer de tous, tandis que ses frères aînés n’étaient l’un et l’autre ni beaux, ni aimables, ni intelligents. Pendant leur vie d’écoliers et d’étudiants, à Éton ou ailleurs, ils n’avaient su s’attirer ni l’affection de leurs camarades ni l’estime de leurs maîtres. Le comte de Dorincourt était sans cesse humilié à leur sujet. Son héritier, il le voyait avec dépit, ne ferait pas honneur à son noble nom et ne serait autre chose qu’un être égoïste et insignifiant. C’était une pensée très amère pour le vieux lord. Quelquefois il semblait en vouloir à son troisième fils de ce qu’il eût reçu tous les dons et qu’il possédât les qualités s’assortissant si bien à la haute position qui attendait l’aîné. Cependant, dans les profondeurs de son cœur, il ne pouvait, sans le lui témoigner toutefois, s’empêcher de se sentir porté vers ce fils qui flattait son orgueil. C’est dans un accès de colère causé par ces sentiments opposés qu’il l’avait envoyé en Amérique, de manière à n’avoir pas sans cesse sous les yeux le contraste que formait son jeune fils avec ses deux aînés, dont la conduite lui donnait de plus en plus de soucis et de chagrin.

Mais au bout de six mois, commençant à se sentir isolé et désireux en secret de le revoir, il lui ordonna de revenir. Sa lettre se croisa avec celle où le capitaine lui annonçait son désir de se marier. Quand le Comte reçut cette lettre, il entra dans une furieuse colère. Il écrivit de nouveau à son fils, lui défendant de reparaître jamais en sa présence, et même de jamais lui écrire, à lui ou à ses frères. Il ajouta qu’il le regardait désormais comme retranché de la famille et qu’il n’avait rien à attendre de lui.

Le capitaine fut très affligé à la réception de cette lettre. Il aimait l’Angleterre et la vieille maison où il était né, surtout son père, quelque rude qu’il se fût montré à son égard ; la pensée de ne jamais les revoir lui causait un profond chagrin. Cependant il connaissait assez le vieux lord pour savoir que sa résolution était irrévocable. Au bout de quelque temps, il parvint à trouver un emploi, se maria et s’établit dans un quartier tranquille et retiré de la ville. C’est là que Cédric vint au monde. Quoique leur intérieur fût très modeste, Mme Errol était si douce si gaie et si aimable que le jeune homme se sentait heureux en dépit des événements.

Jamais enfant ne fut mieux doué que Cédric. Comme sa mère, il avait de grands yeux bruns, bordés de longs cils, et ses cheveux blonds tombaient en boucles naturelles sur ses épaules. Il avait de plus des manières si gracieuses, une taille si souple et si élégante, il envoyait à tous ceux qui lui parlaient un si doux regard, accompagné d’un si aimable sourire, qu’il était impossible de le voir sans être séduit. Aussi n’y avait-il personne dans le quartier qu’ils habitaient, pas même M. Hobbes, l’épicier du coin de la rue, l’être le plus grincheux du monde, qui ne fût heureux de le voir et de lui parler. Son charme principal venait de son air ouvert et confiant. On sentait que son bon petit cœur sympathisait avec chacun et croyait qu’il en était de même des autres. Peut-être ces aimables dispositions naturelles se trouvaient-elles augmentées par la vie qu’il menait. Il avait toujours été choyé et traité avec tendresse ; jamais il n’avait entendu un mot dur ou même impoli. Son père usait toujours avec sa femme d’appellations affectueuses, et l’enfant l’imitait. Le capitaine veillait sur elle avec une tendre sollicitude, et Cédric s’efforçait de faire de même.

Aussi, quand il comprit que son cher papa ne reviendrait plus et qu’il vit combien sa maman était triste, il se dit, dans sa bonne petite âme, que, puisqu’elle n’avait plus que lui au monde, il devait faire tout ce qu’il pouvait pour la rendre heureuse. Cette pensée était dans son esprit d’enfant le jour où il revint chez sa mère, qu’il grimpa sur ses genoux, qu’il l’embrassa et qu’il mit sa tête bouclée sur sa poitrine ; elle y était quand il apporta ses jouets et ses livres d’images pour les lui montrer, et quand il se pelotonna à côté d’elle, sur le sofa où elle avait coutume de se reposer. Il n’était pas assez grand pour imaginer autre chose ; mais c’était plus pour le confort et la consolation de sa mère qu’il ne pouvait le savoir.

« Oh ! Mary, disait Mme Errol à la vieille bonne qui les servait depuis longtemps, je suis sûre que, tout petit qu’il est, il me comprend, qu’il devine tout ce que je souffre et qu’il veut me soulager. Il a un si brave petit cœur ! si tendre et si courageux ! »

Et en effet, Cédric continua à être le petit compagnon de sa mère, sortant, causant, jouant avec elle. Quand il sut lire, il lui lut tous les livres qui formaient sa bibliothèque enfantine, et de plus des livres sérieux ou les journaux. Peu à peu, les couleurs reparurent sur les joues de Mme Errol, et de temps en temps Mary, de sa cuisine, l’entendit rire des remarques et des raisonnements de Cédric.

« C’est qu’aussi, disait de son côté Mary à M. Hobbes, il a de si drôles de petites manières et il vous tient des discours si sérieux ! N’est-il pas venu dans ma cuisine, le jour où le président fut nommé, pour parler politique avec moi ! Il s’arrêta devant le feu, les mains dans ses petites poches, et, son innocente petite figure aussi grave que celle d’un juge, il me dit : « Mary, je m’intéresse beaucoup à l’élection : je suis un républicain ; Chérie aussi. Et vous, Mary, êtes-vous républicaine ? » Depuis ce moment il n’a jamais été sans me parler des affaires du gouvernement, et toujours de son air de petit homme. »

La vieille bonne était fort attachée à l’enfant dont elle était très fière. Elle était fière de sa gracieuse petite personne, de ses jolies manières, fière surtout des boucles dorées et brillantes qui tombaient autour de son aimable visage.

« Il n’y a pas un enfant dans la Cinquième Avenue, disait-elle (la Cinquième Avenue est le quartier aristocratique de New-York), non, il n’y en a pas un qui soit moitié aussi beau que lui. Tout le monde le regarde quand il a son habit de velours noir, taillé dans la vieille robe de madame. Avec ses cheveux bouclés, il a l’air d’un jeune lord. »

Cédric ne se demandait pas s’il ressemblait à un jeune lord ; d’abord il ne savait pas ce que c’était qu’un lord. Son plus grand ami était l’épicier du coin, le revêche épicier, qui n’était pas du tout revêche pour lui. Cédric le respectait et l’admirait beaucoup ; il le regardait comme un très riche et très puissant personnage. Il s’entassait tant de choses dans sa boutique : des pruneaux, des figues, des oranges, des biscuits ! De plus, il avait un cheval et une voiture pour porter ses marchandises. Cédric aimait bien aussi la laitière et le boulanger, ainsi que la marchande de pommes ; mais M. Hobbes l’emportait sur eux. Cédric et lui étaient dans de tels termes d’intimité que le petit garçon allait voir l’épicier tous les jours et restait longtemps assis dans la boutique, discutant la question du moment. M. Hobbes lisait les journaux avec assiduité et tenait Cédric au « courant des affaires ». Il lui disait si le Président « faisait son devoir ou non ».

C’est peu de temps après une élection qui les avait fort occupés, qu’un événement tout à fait inattendu apporta un changement extraordinaire dans la vie de Cédric, alors âgé d’un peu plus de huit ans.

Une chose à observer encore, c’est que cet événement arriva le jour même où M. Hobbes, parlant de l’Angleterre et de la reine, avait dit des choses très sévères sur l’aristocratie, s’élevant principalement contre les comtes et les marquis.

Il faisait très chaud, et, après avoir joué au soldat avec ses amis, Cédric était entré dans la boutique pour se reposer. Il avait trouvé M. Hobbes examinant d’un air farouche un numéro d’un journal illustré de Londres, contenant un dessin représentant une cérémonie de la cour.

« Ah ! dit-il rudement, voilà comme ils y vont ! On verra ce qui arrivera un de ces jours chez eux ! Tous sauteront, tous : comtes, marquis et le reste ! »

Cédric s’était perché, comme de coutume, sur une grande boîte de conserves et avait ôté son chapeau.

« Avez-vous connu beaucoup de marquis, monsieur Hobbes, demanda-t-il de son grand air sérieux, ou bien des comtes ?

— Non, répliqua M. Hobbes avec indignation ; il n’y a pas de danger ! Je ne me soucie pas d’en voir un dans ma boutique, assis sur mes barils de biscuits. » Et M. Hobbes était tellement satisfait du sentiment qu’il exprimait qu’il promena un regard orgueilleux autour de lui en essuyant son front.

« Peut-être ils ne voudraient pas être comtes s’ils pouvaient être autre chose, dit Cédric, se sentant quelque vague sympathie pour la malheureuse condition de ceux dont on parlait.

— Ils ne voudraient pas ! s’écria M. Hobbes ; ils ne voudraient pas ! Ils s’en glorifient au contraire. Ah ! bien oui, ils ne voudraient pas ! »

Cédric et son ami l’épicier parlèrent encore de cent autres choses. C’est surprenant tout ce que M. Hobbes trouvait à dire sur le Quatre Juillet, par exemple.

Le Quatre Juillet est l’anniversaire de l’Indépendance des États-Unis, c’est-à-dire du jour où les habitants de l’Amérique, jusque-là soumis à l’Angleterre, s’en séparèrent et se déclarèrent nation libre. On le célèbre toujours avec une grande solennité.

« Peut-être ils ne voudraient pas être comtes s’ils pouvaient être autre chose, » dit Cédric.
« Peut-être ils ne voudraient pas être comtes s’ils pouvaient être autre chose, » dit Cédric.

Quand l’épicier commençait à parler sur ce sujet, il semblait que cela ne dût pas avoir de fin. M. Hobbes aimait à raconter tout au long l’histoire de cette époque, à rappeler les faits de bravoure accomplis par les héros républicains et les actes de vilenie de ceux qui appartenaient à la mère patrie, comme on appelait alors l’Angleterre. Dans ces occasions, Cédric était si animé que ses yeux brillaient d’émotion, tandis que ses boucles s’agitaient autour de sa tête, et il attendait avec impatience le moment du dîner pour raconter à Chérie tout ce qu’il avait entendu.

Au moment de l’élection dont nous avons parlé plus haut, Cédric fut si vivement impressionné par tout ce qu’il entendit dire à son vieil ami, qu’il demeura persuadé que, si M. Hobbes et même lui, Cédric, ne s’en étaient mêlés, le pays aurait pu faire naufrage. L’épicier le mena, le soir, voir une grande marche aux flambeaux, et plusieurs de ceux qui portaient les lanternes remarquèrent, près d’un bec de gaz, un gros homme sur l’épaule duquel était juché un petit garçon qui criait et gesticulait en agitant son chapeau en l’air.

La conversation sur les comtes, les lords et la politique en général était au point le plus intéressant quand la vieille Mary apparut. Cédric pensa qu’elle venait pour acheter du sucre ou toute autre denrée ; il n’en était rien. Elle semblait éprouver une vive émotion.

« Venez, mon mignon, dit-elle à l’enfant ; votre mère vous demande.

— A-t-elle besoin de moi pour sortir ? » demanda-t-il.

Mais Mary le regarda sans lui répondre, et l’enfant lui trouva un air tout singulier.

« Qu’est-ce qu’il y a, Mary ? demanda-t-il.

— Il arrive d’étranges choses chez nous, dit la vieille bonne.

— Chérie a-t-elle eu froid ? est-elle malade ? interrogea Cédric anxieusement, tout en suivant la vieille femme.

— Non, il n’y a rien de ce genre ; mais c’est singulier, bien singulier ! »

Quand ils atteignirent la maison, un coupé stationnait devant la porte, et Maman causait avec quelqu’un dans le parloir. Mary fit monter l’enfant à sa chambre, et lui mit son costume de flanelle crème, avec son écharpe rouge, car il y avait trois ans qu’il avait perdu son père, et il ne portait plus le deuil. Elle arrangea aussi ses cheveux.

« Seigneur ! disait-elle, tout en se livrant à ces occupations, un grand seigneur ! un lord ! un comte ! qui s’en serait jamais douté ? »

Cédric ne comprit pas ce que signifiaient ces paroles, mais il pensa que sa mère le lui dirait pour sûr ; aussi laissa-t-il Mary pousser ses exclamations sans lui demander d’éclaircissements.

Quand il fut habillé, il descendit en courant au parloir. Un vieux monsieur, grand, maigre, à figure anguleuse, était assis dans un fauteuil en face de sa mère. Mme Errol semblait fort agitée, et l’enfant vit des larmes dans ses yeux.

« Oh ! Cédric, mon chéri, s’écria-t-elle, en courant au-devant de lui et en le serrant avec transport dans ses bras ; oh ! Cédric, mon cher garçon ! »

Le vieux monsieur se leva de son siège ; il regarda attentivement l’enfant en se caressant le menton de sa main osseuse.

« Ainsi, dit-il à la fin, c’est le petit lord Fautleroy ? »