Traduction par Eudoxie Dupuis.
Ch. Delagrave (p. 163-172).


XIX


Cédric sauta dans la voiture, qui traversa de nouveau la verte prairie ; et quand elle fut arrivée au tournant de la route, le comte avait encore l’espèce de même sourire sur le visage.

Ce sourire eut l’occasion de revenir plusieurs fois sur les lèvres de lord Dorincourt pendant les jours qui suivirent. À mesure qu’il faisait plus ample connaissance avec son petit-fils, il s’y montrait de plus en plus souvent ; il y avait même des instants où il semblait perdre son amertume. Il est sûr qu’au moment où le petit lord fit son apparition, le vieux comte commençait à être très fatigué de sa solitude, de sa goutte et de ses soixante-dix ans. Après une longue vie passée dans le plaisir, il n’est pas amusant de se trouver seul dans un appartement, si splendide qu’il soit, avec un pied sur un tabouret de goutteux, et sans autre divertissement que de se mettre en colère contre un valet qui vous déteste : car le vieux lord était beaucoup trop fin pour ne pas savoir quels sentiments ses domestiques avaient pour lui. Il savait que quand on venait le voir ce n’était pas par affection, mais peut-être parce qu’on trouvait un certain plaisir dans sa conversation méchante et sarcastique, qui n’épargnait personne. Tant que sa santé le lui avait permis, il avait parcouru le monde, allant sans cesse d’un lieu à un autre, cherchant à s’amuser, mais n’y parvenant pas toujours. Quand les ans et la maladie furent venus, il s’enferma à Dorincourt, en compagnie de ses journaux et de sa goutte ; mais il ne pouvait pas lire toujours, sans désemparer, et il devint de plus en plus « excédé de la vie », comme il disait. Les nuits étaient pour lui aussi fatigantes que les jours. Son caractère s’aigrit de plus en plus. Quand Cédric apparut, par bonheur pour lui, l’orgueil de son grand-père se trouva flatté par les grâces de son extérieur ; s’il en eût été autrement, l’enfant n’aurait peut-être pas eu l’occasion de montrer les qualités de son cœur ou de son esprit : car le vieux comte eût commencé par le prendre en aversion et l’eût tenu dans l’éloignement de sa personne. Mais il lui plut de croire que la beauté dont son petit-fils était doué, aussi bien que le charme de ses manières et la raison précoce qui apparaissait dans ses discours, en dépit de son ignorance de tout ce qui concernait sa nouvelle position, provenaient du noble sang qui coulait dans ses veines, si bien que, sans s’en douter, il commença à aimer cet enfant. Cela l’avait amusé de remettre en son pouvoir le sort de Hugues. Il ne se souciait pas le moins du monde de son fermier ; mais il lui plaisait de penser que son petit-fils pouvait devenir populaire parmi ses tenanciers, et c’était la raison pour laquelle il s’était rendu à l’église ce jour-là. Il voulait voir quel effet produirait son arrivée. Il savait qu’on s’extasierait sur la beauté de ses traits, sur l’élégance et sur la force de ses membres bien découplés, sur l’éclat de ses boucles chatoyantes, sur la grâce de toute sa petite personne, et qu’ainsi qu’il avait entendu autrefois une vieille femme le dire du père, ils s’écrieraient tous : « C’est un lord des pieds à la tête ! » Lord Dorincourt était orgueilleux et arrogant, surtout dans tout ce qui touchait à son rang et à son nom ; et il n’était pas fâché de faire savoir à ceux qui avaient vu si longtemps l’espoir de sa maison représenté par des fils qu’il jugeait indignes de lui, que son nouvel héritier était à la hauteur de sa position.

Quelques jours auparavant, le poney avait été essayé, et le comte fut si satisfait des dispositions montrées par Cédric qu’il en oublia sa goutte. D’après ses ordres, Wilkins, le groom, avait amené le petit animal, qui secouait sa crinière brillante en arrondissant sa nuque, devant les fenêtres de la bibliothèque, pour que lord Dorincourt pût assister à la première leçon d’équitation. Le grand-père se demandait quelle allait être la conduite de Cédric en cette circonstance ; il avait souvent vu les enfants donner des signes de frayeur en se sentant tout à coup, et pour la première fois, hissés sur un cheval, et il craignait que son petit-fils ne se laissât aller à pareille faiblesse.

Il eut bientôt sujet d’être rassuré.

Cédric s’approcha résolument du poney, qui n’était pas pourtant des plus petits, lui fit quelques caresses ; puis, avec l’aide de Wilkins, il sauta gaiement sur son dos. Alors le groom, prenant le cheval par la bride, le fit marcher de long en large devant la fenêtre.

« C’est un fameux luron, disait Wilkins quelques heures après à Thomas ; je n’ai pas eu de mal à le mettre en selle, et un autre plus vieux ne s’y serait pas tenu comme lui. « Suis-je bien droit, Wilkins ? qu’il me disait. Au cirque, j’ai vu que les écuyers se tenaient bien droit ; suis-je bien droit ? » Et je lui répondais : « Droit comme une flèche, mylord ; droit comme un I. » Et alors il s’est mis à rire : « Droit comme un I ! C’est bien cela ! Si je ne me tiens pas bien droit, Wilkins, vous me le direz. »

Mais marcher au pas, d’abord de droite à gauche, et ensuite de gauche à droite, ne faisait pas complètement l’affaire de Cédric.

« Est-ce que je ne pourrais pas aller tout seul, maintenant ? dit-il, en levant les yeux vers son grand-père, qui continuait à le regarder par la fenêtre. Est-ce que je ne pourrais pas aller tout seul et un peu plus vite ? Le garçon de la Cinquième Avenue, à New-York, faisait trotter et même galoper son cheval.

— Pensez-vous pouvoir trotter et galoper ? dit le grand-père.

— Je voudrais essayer. »

Sa Seigneurie fit un signe à Wilkins, qui, sautant sur son propre cheval, vint se placer à la gauche de Cédric.

Sur un autre signe du comte, les deux chevaux partirent au trot.

Cédric s’aperçut alors que de trotter n’était pas aussi aisé que de marcher.

« Oh… oh… oh !… dit-il, com-com-comme il m-m-me


Ils arrivaient, Wilkins portant le chapeau de Cédric.
Ils arrivaient, Wilkins portant le chapeau de Cédric.



s-s-se-c-c-coue ! Es-es-est-ce qu-qu-qu’il v-v-vous s-s-secoue c-c-comme ce-ce-cela, W-W-Wilkins ?

— Non, mylord, répondit le domestique, et il ne vous secouera pas toujours autant. Levez-vous sur vos étriers.

— Je… je… je… m-m-me lève ; m-m-mais ce-ce-cela n’-n’-n’y f-f-fait rien ! »

Il rebondissait bien sur sa selle en effet, mais par secousses et par sauts inégaux, qui lui procuraient une sensation très peu agréable. Ses joues étaient empourprées, sa respiration haletante ; cependant il se tenait toujours droit sur sa selle et continuait à se laisser bravement secouer par le trot du poney sans demander grâce. Le comte le suivait toujours des yeux. Les deux cavaliers disparurent bientôt entre les bouquets d’arbres qui entouraient la pelouse, et on fut quelque temps sans les apercevoir. Quand ils se montrèrent de nouveau, Cédric était en tête ; ses joues étaient rouges comme des coquelicots ; il tenait ses lèvres serrées ; mais il trottait toujours à côté de Wilkins.

« Arrêtez un instant, dit le grand-père ; où est votre chapeau ? »

Wilkins toucha le sien.

« Il est tombé, mylord, dit-il ; Sa Seigneurie n’a pas voulu que je m’arrête pour le ramasser.

— Lord Fautleroy a-t-il eu peur ? demanda le comte.

— Peur ! lui ! Oh ! non, il n’a pas eu peur ! Je jurerais qu’il ne sait pas ce que c’est que d’avoir peur ! J’ai appris à monter à bien des jeunes messieurs avant aujourd’hui, mais je n’en ai jamais vu d’aussi résolus que Sa Seigneurie.

— Êtes-vous fatigué ? demanda le comte à Cédric. Voulez-vous vous arrêter ?

— Cela vous secoue plus que je ne croyais, dit l’enfant, et cela vous fatigue un peu ; mais j’aime mieux ne pas m’arrêter encore et continuer la leçon. Aussitôt que j’aurai recouvré ma respiration, j’irai chercher mon chapeau. »

La personne la plus habile du monde, si elle avait donné des conseils à Cédric sur la meilleure manière de plaire à son grand-père, n’aurait pu l’engager à s’y prendre autrement que ne le faisait le petit lord dans la simplicité de son cœur et rien qu’en obéissant à sa nature. Tandis que le poney, portant son petit cavalier, trottait vers le lieu où Cédric avait laissé tomber son chapeau, une faible rougeur colora les joues flétries du comte, et un sentiment de satisfaction tel qu’il ne pensait plus devoir jamais en éprouver vint allumer un éclair dans ses yeux. Il resta plongé dans son fauteuil, les regards fixés sur l’endroit où l’enfant avait disparu, attendant avec impatience qu’il se montrât de nouveau. Au bout de quelque temps, le son des fers des chevaux l’avertit du retour des cavaliers. Ils arrivaient, en effet, Wilkins portant le chapeau de Cédric, qui était toujours nu-tête, ses cheveux flottant au vent et lui formant une auréole ; ses joues étaient plus rouges, ses yeux plus brillants que jamais. Il avait fait prendre le galop à son cheval.

« Là ! s’écria-t-il tout essoufflé en arrivant devant la fenêtre, j’ai galopé. Pas aussi bien que le petit garçon de la Cinquième Avenue, mais je l’ai fait et je recommencerai ! »

De ce moment, lui, Wilkins et le poney furent grands amis. À peine un jour se passait-il sans qu’on les vît galoper, tous trois de compagnie, sur les routes du voisinage ou à travers les vertes prairies. Les enfants sortaient des maisons pour venir voir le joli petit cheval, qui semblait tout fier du gentil cavalier qui se tenait si droit sur sa selle, et le petit lord leur jetait un joyeux bonjour, en faisant flotter son chapeau d’une manière fort peu digne peut-être, mais très amicale.