Traduction par Eudoxie Dupuis.
Ch. Delagrave (p. 153-162).


XVIII


Jamais l’église de Dorincourt n’avait été aussi remplie qu’elle le fut le dimanche suivant. Ce jour-là, M. Mordaunt vit apparaître une foule de personnes qui ne lui faisaient que très rarement l’honneur de venir écouter ses sermons. On voyait même parmi elles des paroissiens des villages voisins, attirés par la curiosité. C’étaient de robustes paysans, au teint brûlé par le soleil, avec leurs femmes débordant de santé et dont les joues étaient rouges comme des pommes. Elles avaient mis pour cette occasion leurs plus belles robes et arboré leurs bonnets à rubans ainsi que leurs châles multicolores. Leurs nombreux enfants, dans leurs habits neufs, les entouraient. Le médecin du village était dans son banc avec sa femme et ses quatre filles. De même, le droguiste, l’épicier, la couturière et son amie la modiste, avec leur famille, occupaient le leur ; enfin le village entier était réuni, et M. Mordaunt ne se rappelait pas avoir jamais vu une assemblée aussi nombreuse.

Dans le cours de la semaine précédente, une foule d’histoires étonnantes avaient circulé sur le compte du petit lord Fautleroy. La boutique de miss Diblet n’avait pas désempli. On venait acheter pour deux sous de ruban ou pour un sou d’aiguilles, afin d’entendre ce qu’en sa qualité de sœur d’une des chambrières du château, elle pouvait avoir appris sur Sa petite Seigneurie.

Miss Diblet savait tant de choses ! Elle savait au juste comment étaient meublées les chambres qui composaient l’appartement du petit lord ; quels jouets avaient été achetés pour lui ; comment un joli poney brun attendait son arrivée dans l’écurie, ainsi qu’une petite charrette anglaise avec des harnais montés en argent, Elle avait vu le groom qui devait accompagner le petit lord dans ses promenades. Elle pouvait raconter en outre les réflexions de tous les domestiques quand ils avaient aperçu l’enfant, le jour de son arrivée ; les exclamations de toutes les femmes de service, qui s’étaient écriées que c’était une cruauté de séparer le pauvre petit de sa mère, et qui toutes avaient déclaré que les larmes leur étaient venues aux yeux quand lord Fautleroy était entré seul dans la bibliothèque pour paraître devant son terrible grand-père : car, disaient-elles, comment va-t-il le traiter quand il se trouvera seul avec lui ?

« Mais voyez-vous, continuait miss Diblet quand elle était parvenue à ce point de son récit, cet enfant ne connaît pas la crainte ; c’est Thomas lui-même qui le dit. Il entra dans la biblithèque en souriant et parla à Sa Seigneurie comme s’ils avaient été les meilleurs amis du monde, et cela dès le premier moment. Et le comte fut tellement stupéfait des manières de son petit-fils qu’il ne put faire autre chose que l’écouter et le regarder par-dessous ses gros sourcils. C’est l’opinion de Thomas que, tout méchant qu’est le vieux lord, il était content aussi bien qu’orgueilleux de voir quel bel enfant était lord Fautleroy : car, pour un plus beau garçon, de meilleures manières, M. Thomas dit qu’il est impossible d’en trouver un et que le vieux lord a lieu d’être satisfait. »

On en vint à l’histoire du fermier Hugues. M. Mordaunt l’avait racontée chez lui à table ; la servante, qui l’avait entendue, n’avait pas manqué de la répéter à la cuisine, et de là elle s’était répandue comme une traînée de poudre.

Le jour du marché, quand Hugues parut sur la place, il fut interrogé de tous côtés, ainsi que Newick. À toutes les questions ils répondirent en montrant le billet signé « Fautleroy ».

Ainsi les ménagères du village et les fermières des environs eurent de quoi causer toute la semaine, et, quand vint le dimanche, elles s’empressèrent de se rendre à l’église, dans l’espoir de voir le héros de tous ces événements. Elles y entraînèrent leurs maris, qui avaient, eux aussi, leur part de curiosité, n’étant pas fâchés de connaître l’enfant qui devait un jour être leur propriétaire et seigneur.

Le comte n’avait pas l’habitude d’aller très régulièrement à l’office, mais il décida pourtant qu’il s’y rendrait ce même dimanche. C’était sa fantaisie de se montrer à ses tenanciers dans le banc seigneurial, ayant lord Fautleroy à côté de lui.

Tous les fidèles n’étaient pas entrés dans le temple. Une grande partie se tenaient sous le porche, dans le cimetière qui entourait l’église ou dans la prairie qui s’étendait devant. Les discussions étaient fort animées au sujet de savoir si le comte viendrait ou ne viendrait pas. Pendant qu’elles étaient au plus haut degré de vivacité, une bonne femme fit entendre une exclamation.

« Ce doit être la mère ! dit-elle. Pauvre dame ! qu’elle est jolie et comme elle a l’air doux ! »

Toutes les têtes se tournèrent, et on aperçut une jeune femme vêtue de noir, qui montait le sentier conduisant au porche. Son voile était rejeté en arrière, laissant voir son aimable visage, ainsi que les boucles dorées des cheveux, soyeux comme ceux d’un enfant, qui s’échappaient de son petit chapeau de veuve.

Elle ne pensait pas à tous ceux qui l’entouraient ; elle pensait seulement à Cédric, à ses visites et à la joie que lui avait donnée le poney, sur lequel il était allé voir sa mère la veille. Il s’y tenait si bien et il avait l’air si content et si heureux ! Mais bientôt elle ne put s’empêcher de remarquer qu’elle était le centre de tous les regards et que son arrivée causait de la sensation.

Elle s’en aperçut d’abord parce qu’une vieille femme en manteau rouge lui fit une révérence. Une autre l’imita en disant : « Dieu vous garde, mylady ! » — Tous les hommes alors, les uns après les autres, retirèrent leur chapeau comme elle passait. D’abord elle ne comprit pas la raison des honneurs qu’on lui rendait ; puis elle se dit qu’ils s’adressaient à la mère de lord Fautleroy. Alors elle rougit légèrement, tandis qu’elle répondait d’une voix douce et en souriant à la vieille femme qui lui avait souhaité la bienvenue : « Je vous remercie. »

Pour une personne qui avait toujours vécu dans une ville américaine, affairée et populeuse, cette simple marque de déférence était toute nouvelle et même d’abord un peu embarrassante ; néanmoins Mme Errol ne put s’empêcher d’être touchée des sentiments qu’on lui montrait.

Elle venait de franchir le porche de pierre et d’entrer dans l’église, quand le grand événement, attendu avec tant d’impatience, se produisit. La calèche du comte, attelée de ses magnifiques chevaux, avec ses domestiques en grande et brillante livrée, se montra au coin de la route.

L’exclamation « Les voici ! les voici ! » courut de l’un à l’autre groupe.

Le carrosse vint se ranger devant l’entrée du cimetière. Thomas sauta à terre, ouvrit la portière, et un petit garçon habillé de velours noir s’élança dehors.

Tous les regards se fixèrent sur lui avec curiosité.

« C’est le capitaine ! s’écrièrent ceux des assistants qui se rappelaient le père ; c’est le capitaine trait pour trait ! »

Cédric s’était arrêté en attendant le comte, que Thomas aidait à descendre de voiture, et le regardait avec l’intérêt filial le plus vif. Dès qu’il pensa pouvoir lui être de quelque utilité, il lui tendit la main, et lui offrit son épaule pour l’aider à marcher, avec autant de confiance que s’il avait eu sept pieds de haut. Il était visible que, quels que fussent les sentiments que le comte inspirait aux autres, son petit-fils du moins n’était pas frappé de terreur.

« Appuyez-vous sur moi, lui disait-il. Comme tous ces gens sont heureux de vous voir et de quel air affectueux ils vous saluent !

— Découvrez-vous, Fautleroy, dit le comte ; c’est vous qu’ils saluent.

— Moi ! » s’écria Cédric en obéissant et en enlevant vivement son chapeau.

Il montra alors sa jolie tête, entourée de son auréole brillante, tandis que, le visage animé par la joie et la surprise, il souriait à droite et à gauche.

« Dieu bénisse Votre Seigneurie ! dit avec une révérence la vieille femme au manteau rouge qui avait parlé à sa mère ; qu’il vous accorde une longue vie !

— Je vous remercie, madame ! » dit Cédric.

Alors, suivant son grand-père, il entra dans l’église. Tous les regards les accompagnèrent pendant qu’ils gagnaient la tribune garnie de tentures et de coussins qui leur était réservée. Quand Cédric y fut parvenu, il fit une découverte qui lui fut très agréable. En face de lui, de l’autre côté de l’église, sa mère lui souriait. Cédric lui rendit son sourire, heureux de voir qu’elle était placée de manière à ce que leurs regards pussent facilement se rencontrer.

Cédric aimait beaucoup la musique. Souvent sa mère et lui chantaient ensemble. Quand les psaumes commencèrent, il joignit aux voix des assistants sa voix pure et douce, qui s’élevait aussi claire que celle d’un oiseau. Il se laissait aller entièrement au plaisir qu’il éprouvait. Le comte s’oubliait aussi un peu lui-même et, enfoncé dans les coussins du banc, il observait l’enfant. Le petit lord, le psautier ouvert dans sa main, chantait de toutes ses forces ; la joie se peignait sur son visage, légèrement levé vers le ciel, et qu’un rayon de soleil, perçant, au travers des vitraux de couleur, venait baigner d’or, de pourpre et d’azur. Sa mère, tandis qu’elle le regardait de l’autre côté de l’église, sentit son cœur tressaillir de bonheur, et une prière s’éleva pour lui dans son cœur. Elle demandait à Dieu que son cher enfant conservât son âme pure et candide, et que l’étrange et grande fortune qui venait de tomber sur lui n’amenât pas de mal avec elle.

« Oh ! Cédric, avait-elle dit à son petit garçon la veille au soir, au moment où il allait la quitter, oh ! Cédric, je voudrais être très vieille, très habile, et posséder beaucoup d’expérience, afin de pouvoir te donner de bons conseils. Mais je te dirai seulement, mon cher enfant : sois bon, sois affectueux, sois sincère ; sois courageux aussi. Alors, non seulement tu ne feras jamais de mal à personne, mais tu pourras empêcher beaucoup de mal, et le monde, le vaste monde, deviendra un peu meilleur, parce que mon petit garçon aura vécu. Et c’est tout ce qu’on peut désirer, que le monde devienne un peu meilleur, même si peu que ce soit, mon chéri ! »

De retour au château, l’enfant avait reporté ces paroles à son grand-père.

« Quand elle eut fini, ajouta Cédric, je lui dis que c’est ainsi, bien sûr, que vous aviez été, et que c’est la raison qui fait que le monde est un peu meilleur qu’autrefois ; aussi je lui ai bien promis de faire tout mon possible pour vous imiter.

« Et qu’a-t-elle répondu ? demanda le comte, légèrement embarrassé.

— Elle a dit que j’avais raison ; que nous devions toujours prendre pour modèle les gens qui sont bons et tâcher de faire comme eux. »

Peut-être était-ce le souvenir de cette conversation qui revenait à l’esprit du vieux lord, tandis qu’à moitié caché derrière les draperies de sa tribune, il regardait de loin, par une ouverture entre les rideaux, celle qui avait été la femme de son fils et qui, avec ses yeux bruns et doux, ressemblait si fort à l’enfant qu’il avait à côté de lui. Mais si ses pensées étaient agréables ou amères, c’est ce qu’il eût été difficile de découvrir.

Quand le grand-père et le petit-fils sortirent de l’église, plusieurs de ceux qui avaient assisté au service et qui étaient sortis avant eux se pressèrent pour les voir passer. Comme ils approchaient de la porte fermant le petit enclos qui entourait l’église, l’un d’eux fit un pas en avant avec hésitation. C’était un homme d’une quarantaine d’années, avec un visage maigre et fatigué.

« Eh bien, Hugues ? » demanda le comte.

Cédric se retourna vivement en entendant ce nom.

« Ah ! c’est M. Hugues ! s’écria-t-il.

— Oui, répondit le comte sèchement, et je suppose qu’il vient jeter un regard sur son futur propriétaire.

— Oui, mylord, dit l’homme, dont la face brune se couvrit de rougeur. M. Newick m’a dit que Sa jeune Seigneurie a été assez bonne pour parler en ma faveur, et, avec votre permission, je voulais lui dire un remerciement. »

Peut-être éprouva-t-il un peu d’étonnement en voyant que c’était un si petit garçon qui, sans le savoir peut-être, lui avait fait tant de bien, et que cet enfant restait à le regarder, comme un de ses propres enfants aurait pu le faire, sans avoir l’air de se douter le moins du monde de son importance.

« Je suis bien reconnaissant à Votre Seigneurie, dit Hugues ; je vous remercie beaucoup, je…

— Oh ! dit le petit lord, je n’ai fait qu’écrire la lettre ; c’est mon grand-père qui l’a dictée. Il est toujours prêt à faire du bien, vous savez. Comment va Mme Hugues ? »

« Je suis bien reconnaissant à Votre Seigneurie, » dit Hugues…
« Je suis bien reconnaissant à Votre Seigneurie, » dit Hugues…

Hugues eut l’air un peu embarrassé. C’était la première fois qu’il entendait son noble seigneur présenté sous la figure d’un personnage bienveillant, rempli d’aimables qualités.

« Je… balbutia-t-il. Elle va mieux, mylord, depuis qu’elle n’a plus d’inquiétudes. C’est surtout ce qui l’avait abattue.

— Je suis heureux d’apprendre cela, dit Cédric. Mon grand-père et moi nous avons été bien fâchés aussi de savoir que vos enfants avaient la scarlatine. Il a eu des enfants lui-même, et, ajouta-t-il plus bas, il s’y intéresse particulièrement. Je suis le petit garçon de son fils, vous savez. »

Hugues était sur les épines. Il sentit que ce qu’il avait de mieux à faire, c’était d’éviter de regarder le comte : car il savait comme tout le monde que l’affection paternelle du noble lord était telle qu’il s’était toujours contenté de voir ses fils deux fois par an, et qu’un jour qu’ils étaient tombés malades, il s’était hâté de partir pour Londres, ne se souciant pas d’être ennuyé par les gardes et les médecins. C’était une singulière épreuve pour les nerfs de Sa Seigneurie, dont les yeux brillaient sous ses sourcils rapprochés, d’entendre dire qu’elle avait été émue en apprenant que les enfants d’un de ses fermiers avaient la fièvre scarlatine.

« Vous voyez, Hugues, dit-il en grimaçant un sourire, que vous et bien d’autres avez toujours été trompés à mon sujet. Lord Fautleroy me comprend, lui. Quand vous aurez besoin d’informations sur mon compte, adressez-vous à mon petit-fils.

— Montez, Fautleroy. »