Traduction par Eudoxie Dupuis.
Ch. Delagrave (p. 127-130).


XV


Thomas, qui était le valet de chambre particulier du comte, avait répété à ses compagnons d’antichambre une partie de la conversation du vieux lord avec Havisam, quand il discutait avec lui les préparatifs de l’arrivée de Cédric.

« Remplissez sa chambre de joujoux, avait-il dit ; donnez-lui tout ce qui peut le divertir, et il aura bientôt fait d’oublier sa mère. Quand son esprit sera plein d’amusements, nous n’aurons plus rien à craindre. C’est dans la nature des enfants. »

Peut-être, s’étant attendu à trouver un enfant insouciant et oublieux, ne lui était-il pas agréable de voir que son petit-fils ne répondait pas exactement au programme qu’il s’était tracé. Aussi avait-il passé une mauvaise nuit. Il resta toute la matinée dans sa chambre ; mais après midi, après avoir déjeuné légèrement, selon son habitude, il envoya chercher Cédric.

L’enfant s’empressa de descendre. Il franchit l’escalier en quelques bonds, et le comte l’entendit traverser en courant la pièce qui précédait la bibliothèque.

« J’étais impatient que vous m’envoyiez chercher, dit-il en entrant, le teint animé et les yeux étincelants. Je voulais vous remercier de tout ce que vous m’avez donné ; vous remercier de tout mon cœur. Je n’ai jamais été si content de ma vie. Je me suis bien amusé toute la matinée.

— Ainsi, dit le comte, tout ce que vous avez trouvé là-haut vous plaît ?

— Je le crois bien ! Plus que je ne saurais le dire, s’écria Cédric, sa figure rayonnant de délices. Il y a un jeu surtout… il ressemble un peu au jeu de paume, si ce n’est qu’on le joue sur une planche avec des pions blancs et noirs et que vous comptez vos points avec des jetons enfilés sur un fil de fer. J’ai essayé d’y jouer avec Gertrude, mais elle n’en a pas très bien compris la marche. Elle n’a jamais joué à la paume, naturellement, étant une dame, et j’ai peur de ne pas lui avoir expliqué très bien. Mais vous devez le connaître.

— Je crains que non. C’est un jeu américain, il me semble ; quelque chose comme le cricket.

— Je ne connais pas le cricket, mais M. Hobbes m’a mené plusieurs fois voir jouer à la paume. C’est un jeu superbe ! tout le monde est si animé ! — Voulez-vous que j’aille chercher mon jeu et que je vous le montre ? Peut-être que cela vous amusera et vous fera oublier votre mal. Souffrez-vous beaucoup ce matin ?

— Plus que je ne le voudrais.

— Alors j’ai peur que de jouer vous ennuie, dit le petit garçon anxieusement. Qu’en pensez-vous ? cela vous distraira-t-il ou cela vous fatiguera-t-il ?

— Allez chercher la boîte, » dit le comte.

C’était certainement une occupation tout à fait nouvelle pour le vieux lord que de se faire le compagnon d’un enfant qui offrait de lui montrer ses jeux ; mais c’est cette nouveauté qui l’amusait. Quelque chose qui ressemblait à un sourire parut au coin de ses lèvres quand Cédric, l’expression de l’intérêt le plus vif peinte sur ses traits, revint avec la boîte contenant le jeu annoncé.

« Puis-je tirer cette petite table près de votre fauteuil ? demanda-t-il.

— Sonnez Thomas, dit le comte, il la placera pour vous.

— Oh ! je peux la porter moi-même ; elle n’est pas lourde. »

Le faible sourire s’accentua sur la bouche du comte, tandis qu’il regardait l’enfant faire ses préparatifs. Ils l’absorbaient complètement. La petite table fut amenée par lui à côté du siège de son grand-père, le jeu tiré de la boîte et mis en place.

« C’est très intéressant quand la partie est une fois engagée, dit Fautleroy. Les pions noirs peuvent être les vôtres, et les blancs les miens. Ils représentent des hommes, vous savez, et il s’agit de les faire arriver d’abord ici et ensuite là. »

En parlant ainsi, il désignait les différentes parties de la tablette qu’il avait étendue sur la table et qui portait plusieurs divisions ; puis il entra dans les détails du jeu avec la plus grande animation. Prenant tour à tour les attitudes de joueurs de paume lançant et attrapant la balle, il commença par mimer le véritable jeu de paume, tel qu’il l’avait vu pratiquer à New-York, en compagnie de M. Hobbes. Ses gestes gracieux, ses mouvements vifs et aisés, étaient amusants à observer, tandis qu’il donnait ainsi à son grand-père une sorte de représentation dramatique.

Mais les explications prirent fin, et la partie commença tout de bon entre le vieux lord et son petit-fils. Cédric était profondément absorbé ; il mettait dans son occupation toute son attention et tout son cœur. Sa joie quand il était parvenu à franchir un pas difficile, sa satisfaction non moins vive quand c’était son partner qui avait obtenu un avantage, auraient suffi à donner de l’attrait au jeu.