Traduction par Eudoxie Dupuis.
Ch. Delagrave (p. 119-126).


XIV


Lorsque lord Fautleroy se réveilla le lendemain (il n’avait rien senti quand on l’avait porté dans sa chambre et déshabillé la veille au soir), lorsqu’il se réveilla, les premiers sons qui frappèrent ses oreilles, avant qu’il ouvrît les yeux, furent le pétillement d’un bon feu et le murmure de deux voix.

« Vous aurez soin, Gertrude, de ne pas lui parler de cela, entendit-il quelqu’un dire. Il ne sait pas pourquoi elle n’est pas ici avec lui et la raison pour laquelle ils ont été séparés.

— Si ce sont les ordres de Sa Seigneurie, répliqua une autre voix, il faudra bien les exécuter ; mais si vous le permettez, madame Millon, je vous dirai que je trouve que c’est une chose cruelle. Oui, c’est cruel d’arracher à cette pauvre jeune veuve un enfant si beau, sa propre chair et son propre sang ! James et Thomas, l’autre nuit, dans la salle des domestiques, après le souper, disaient qu’ils n’avaient jamais vu une créature plus aimable que ce petit garçon, plus intéressante, de manières plus polies, plus gracieuses. Pendant qu’il était assis au milieu de la table, en face de mylord, il avait l’air d’être en tête à tête avec son meilleur ami. Lorsque j’entrai dans la bibliothèque, avec James, le comte nous ayant sonné, je trouvai lord Fautleroy endormi sur le tapis du foyer. Mylord nous ordonna de le monter ici : James le prit dans ses bras, et vous n’avez jamais rien vu de si gentil que sa ronde et rose petite figure, et que sa jolie petite tête s’appuyant sur l’épaule de James avec les boucles de ses cheveux pendant de tous côtés. Je crois bien que mylord n’était pas aveugle et qu’il a été touché aussi, car il l’a regardé d’un air que je ne lui ai jamais vu, et il a dit à James : « Prenez garde de l’éveiller. »

Cédric se retourna sur son oreiller, ouvrit les yeux et regarda avec étonnement. Il y avait deux femmes dans la chambre.

La pièce était gaie et tendue d’étoffe perse ; un bon feu brillait dans la cheminée, et le soleil envoyait ses rayons roses par les fenêtres encadrées de lierre. Les deux femmes, voyant Cédric éveillé, s’avancèrent vers le lit, et l’enfant reconnut dans l’une d’elles Mme Millon, la femme de charge. L’autre était une avenante personne d’âge moyen, dont le visage souriant annonçait la bonté et la bonne humeur.

« Bonjour, mylord, dit Mme Millon ; avez-vous bien dormi ? »

Cédric frotta ses yeux et sourit.

« Bonjour, répliqua-t-il. Je ne savais pas que j’étais ici.

— On vous a monté pendant que vous étiez endormi. Cette pièce est votre chambre à coucher, et voici Gertrude qui prendra soin de vous. »

Lord Fautleroy s’assit sur son lit et tendit sa main à Gertrude, comme il l’avait tendue la veille au comte.

« Je vous suis bien obligé, madame, dit-il, de vouloir bien vous occuper de moi.

James le prit dans ses bras.
James le prit dans ses bras.


— Vous pouvez l’appeler Gertrude, mylord, dit la femme de charge : elle y est accoutumée.

— Madame ou mademoiselle Gertrude ? demanda Sa Seigneurie.

— Ni l’un ni l’autre : Gertrude tout court, dit Gertrude elle-même. Ni madame ni mademoiselle. Que Dieu bénisse Votre petite Seigneurie ! Voulez-vous maintenant vous lever et laisser Gertrude vous habiller ? puis vous déjeunerez dans la nursery.

— Je sais m’habiller moi-même depuis plusieurs années, dit le petit lord. Chérie me l’a appris. Chérie est maman, ajouta-t-il. Nous avions seulement Mary pour les gros ouvrages : laver, faire la cuisine et tout, et ainsi elle n’avait pas le temps de s’occuper de moi. Je peux aussi me débarbouiller tout seul, si vous avez seulement la bonté de regarder dans les petits coins quand j’aurai fini. »

Gertrude et la femme de charge échangèrent un coup d’œil.

« Gertrude fera tout ce que vous lui ordonnerez, dit Mme Millon.

— Bien sûr, dit Gertrude avec bonne humeur. Sa Seigneurie s’habillera elle-même, si elle le désire, et je resterai près d’elle, afin de l’aider si elle a besoin de moi.

— Je vous remercie, répondit lord Fautleroy. Les boutons sont quelquefois un peu durs à mettre, vous savez, et je suis obligé d’avoir recours à quelqu’un. »

Quand la toilette de Cédric fut terminée, Gertrude et lui étaient tout à fait amis. L’enfant avait découvert une foule de particularités sur son compte. D’abord que son mari avait été militaire et qu’il avait été tué dans une bataille ; puis que son fils était marin, qu’il était parti pour une longue croisière, qu’il avait vu des pirates et des cannibales, des Chinois et des Turcs. Il avait apporté à Gertrude des coquillages et des coraux, que la bonne femme lui promit de lui montrer. Tout cela était très intéressant. Il découvrit encore qu’elle s’était occupée de petits enfants toute sa vie et qu’elle venait justement d’une grande maison, dans une autre partie de l’Angleterre, où elle avait soin d’une belle petite fille dont le nom était lady Isabelle Vaughan.

« Elle est un peu parente de Votre Seigneurie, ajouta-t-elle, et un jour peut-être la verrez-vous.

— Vraiment ? dit Fautleroy. Oh ! j’en serais bien content ! Je n’ai jamais connu de petites filles, mais j’ai toujours aimé à les regarder ; j’aimerais bien voir celle-là. »

Il se rendit dans la pièce voisine pour déjeuner. C’était aussi une grande chambre. Elle était suivie d’une autre pièce non moins vaste. Quand Gertrude lui dit que ces trois pièces étaient à lui, le sentiment de l’opposition que formait l’étendue de ses appartements avec sa petite personne se présenta de nouveau à son esprit, comme il s’y était présenté la veille, quand il s’était vu dans la grande salle à manger, en face de son aïeul et au fond du grand fauteuil.

Il s’assit devant la table de la nursery, sur laquelle s’étalaient son couvert et le joli service du déjeuner.

« Je suis un bien petit garçon, n’est-ce pas ? dit-il à Gertrude d’un ton pensif, pour vivre dans un si grand château et pour avoir de si belles chambres à moi. N’est-ce pas votre avis ?

— Oh ! cela vous semble un peu étrange maintenant, dit la servante, mais vous vous y ferez bien vite, et alors vous vous plairez beaucoup ici. C’est un si bel endroit !

— Très beau, en effet, dit le petit lord avec un soupir ; mais je m’y plairais mieux si Chérie y était avec moi. J’ai toujours déjeuné avec elle tous les matins ; c’est moi qui lui mettais son sucre et sa crème dans son thé et qui lui préparais sa rôtie. J’aimais tant cela !

— Vous savez, répondit Gertrude d’un ton de bonne humeur, que vous pourrez la voir tous les jours, et vous aurez bien des choses à lui dire. Il y a tant à examiner dans le château. Il y a un cheval surtout qui vous plaira.

— Vraiment ! exclama Cédric. j’aimais beaucoup Jim, le cheval de M. Hobbes. Il s’en servait pour son commerce. Il n’était pas vilain du tout.

— Eh bien ! vous verrez ceux qui sont dans les écuries ; mais, Dieu me pardonne, vous n’avez pas encore regardé ce qu’il y a dans l’autre chambre.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda vivement Cédric.

— Finissez d’abord de déjeuner et vous le verrez. »

Cette réponse et l’air de mystère avec lequel elle lui fut faite excitèrent la curiosité de Cédric, qui se hâta de terminer son déjeuner.

« Voilà qui est fait, dit-il quelques minutes après, en sautant de son siège. Puis-je aller regarder par là ? »

Gertrude fit un signe affirmatif, et, prenant un air encore plus important et plus mystérieux, elle marcha et ouvrit la porte. Cédric s’arrêta sur le seuil et regarda émerveillé autour de lui. Il demeura silencieux, les mains dans ses poches, tandis que sa surprise et son contentement se trahissaient par la rougeur qui lui montait au visage.

Il y avait bien là en effet de quoi causer l’admiration d’un enfant. La pièce était grande, gaie, tendue d’étoffe claire représentant des fleurs et des oiseaux. Autour des murs s’étendaient des tablettes chargées de livres, et sur les tables s’étalaient nombre de jouets, ainsi qu’une infinité de choses intéressantes ou instructives : boîtes de physique ou de couleurs, stéréoscopes, papeteries, albums, comme il en avait admiré avec délices au travers des glaces, dans les boutiques de New-York.

« On dirait la chambre d’un petit garçon, fit-il. À qui appartient tout ce que je vois là ?

— À vous.

— À moi ?

— Oui ; vous pouvez toucher, regarder toutes ces choses et vous amuser avec les jouets.

— À moi ! répéta Cédric. Pourquoi tout cela m’appartient-il ? Qui me l’a donné ? »

Et faisant un bond joyeux au milieu de la chambre :

« Je devine, je devine ! s’écria-t-il, les yeux aussi brillants que les étoiles : c’est encore mon grand-papa !

— Oui, c’est Sa Seigneurie, dit Gertrude ; et si vous voulez être un petit monsieur bien gentil, ne pas vous chagriner, et vous amuser, et être heureux, il vous donnera tout ce que vous lui demanderez. »

Ce fut une matinée extraordinaire. Il y avait tant d’objets à examiner, tant d’expériences à essayer ! Chaque nouveauté était si absorbante, que Cédric avait toutes les peines du monde à la quitter pour passer à une autre. C’était si singulier en outre de se dire que toutes ces choses avaient été préparées exprès pour lui ! que, même avant qu’il eût quitté New-York, des gens étaient venus de Londres pour les apporter, pour arranger la chambre qu’il occuperait, pour réunir les livres qui devaient l’intéresser et les jouets qui devaient le plus l’amuser.

« Connaissez-vous quelqu’un, Gertrude, s’écria-t-il, qui ait un si bon grand-père ? »

La figure de Gertrude peignit l’indécision. Elle n’avait pas une très haute opinion des sentiments du comte. Quoiqu’elle ne fût dans la maison que depuis quelques jours, cela lui avait suffi pour entendre les domestiques s’exprimer librement, mais non d’une manière flatteuse sur leur maître.

« De tous les maîtres violents, sauvages, brutaux, dont j’eus le malheur de porter la livrée, disait l’un d’eux appelé Thomas, c’est le plus violent, le plus sauvage et le plus brutal. »