Le Perroquet chinois/II — Le Détective d’Hawaï

Traduction par Louis Postif.
Ric et Rac (p. 21-34).

Chapitre deuxième

LE DÉTECTIVE D’HAWAÏ.

Le jeudi suivant, à six heures du soir, Alexandre Eden se rendit à l’hôtel Stewart. Durant toute cette journée de février, la pluie s’était déversée sur la ville, amenant un crépuscule prématuré. Eden demeura un moment debout à la porte de l’hôtel et regarda la procession de parapluies le long de Geary Street et les lumières qui trouaient de clarté jaune l’épais brouillard.

À San Francisco l’âge importe peu, et il se sentait redevenu jeune homme lorsque l’ascenseur le conduisit à l’appartement de Sally Jordan.

Elle l’attendait sur le seuil de son salon, gracieuse comme une jeune fille dans sa robe de soie gris-perle. On ne peut le nier, songea Eden, chez les femmes le rang s’affirme encore davantage vers la soixantaine. Il prit la main qu’elle lui tendait en souriant.

— Bonjour, Alec. Entrez donc. Vous vous souvenez de Victor ?

Victor s’avança et Eden l’observa avec curiosité. Depuis des années, il n’avait pas vu le fils de Sally Jordan et il remarqua chez Victor, âgé seulement de trente-cinq ans, les traces d’une existence de citadin écervelé et noceur. Les traits de son visage s’empâtaient, sa taille s’épaississait et cette vie de noctambule dans les lieux de plaisir éclatants de lumières, avaient fatigué ses yeux. Mais, son costume atteignait la perfection : de toute évidence, son tailleur ignorait encore les embarras financiers des Phillimore.

— Entrez ! entrez ! fit aimablement Victor.

La grosse somme d’argent en perspective lui rendait le cœur joyeux.

— Alors, M. Eden, le grand événement doit se produire ce soir ?

— Quel bonheur de me sentir délivrée de ce souci ! déclara Sally Jordan. À mon âge, ce collier représentait une trop lourde charge.

Eden s’assit.

— J’ai envoyé Bob au quai, à l’arrivée du Président Pierce en lui recommandant de se rendre directement ici avec votre ami Chinois.

— Excellente idée ! dit Sally Jordan.

— Voulez-vous prendre un cocktail ? proposa Victor.

— Non, merci.

Eden se leva brusquement et arpenta la pièce.

Mme Jordan le regardait avec inquiétude.

— Qu’est-il arrivé ? lui demanda-t-elle.

Le joaillier reprit sa place dans son fauteuil.

— Voici… il se passe quelque chose… qui me semble plutôt bizarre.

— Au sujet du collier ? interrogea Victor, soudain intéressé.

— Oui. (Eden se tourna vers Sally Jordan). Vous rappelez-vous les dernières paroles de Madden lors de votre visite dans mon bureau ?. « À New-York, et pas ailleurs ! »

— Je m’en souviens parfaitement.

— Eh bien ! il a changé d’idée. Le joaillier fronça le sourcil. Cela m’étonne de Madden. Ce matin, il m’a téléphoné de son ranch dans le désert, et il désire que le collier lui soit livré à cet endroit.

— Dans le désert ?

— Exactement. J’en demeure surpris. Mais ses instructions étaient formelles et vous savez qu’on ne discute pas avec des individus de sa trempe. Je promis de me conformer à ses nouvelles instructions. Toutefois, l’appareil raccroché, je réfléchis et ce qu’il m’avait dit devant vous, au bureau. La voix paraissait bien la sienne… malgré tout… je ne voulais courir aucun risque.

— Et je vous approuve, dit Sally.

— Je le rappelai donc au téléphone. J’eus toutes les peines du monde à découvrir son numéro, mais je réussis enfin à l’avoir par un de ses associés habitant San Francisco. Eldorado 76. Je demandai la communication avec P. J. Madden et l’obtins. Oh !… pas de doute possible : c’était bien la voix de Madden.

— Que disait-il ?

— Il me recommanda de prendre mes précautions, mais ses ordres étaient encore plus impératifs que la première fois. Il ne raconta que certaines histoires entendues par lui depuis notre entretien le poussaient à croire qu’il serait dangereux de faire envoyer les perles à New-York. Le désert lui semblait l’endroit rêvé pour une transaction de ce genre. Personne ne songerait à y trouver l’occasion de voler un collier valant deux-cent-cinquante mille dollars. Naturellement, au téléphone, il s’exprimait en termes voilés.

— Selon moi, son raisonnement est logique, acquiesça Victor.

— Si l’on veut. J’ai moi-même habité le désert assez longtemps. En dépit des romanciers, la loi y est respectée beaucoup mieux que partout ailleurs. Personne ne ferme sa porte à clef et on ne songe point aux voleurs. Demandez à un homme du ranch quelques renseignements sur la protection que lui assure la police, il se montrera tout ébahi et vous parlera vaguement d’un shériff à plusieurs centaines de kilomètres de distance. Malgré tout…

Eden se leva et de nouveau se mit à marcher, l’air inquiet.

— Malgré tout, l’idée d’envoyer le collier ne me sourit nullement. Si un escroc voulait opérer un mauvais coup, il aurait beau jeu sur cet océan de sable, sans autres visions que les arbres de Judée. Supposez que Bob se rende au ranch pour livrer les perles et qu’il tombe dans un guet-apens… Madden aurait peut-être quitté ce ranch solitaire ; avant l’arrivée de mon fils, il peut lui-même être assassiné, qui sait ?

Victor fit entendre un rire moqueur.

— Votre imagination bat la campagne, cher monsieur Eden.

— Possible. On s’aperçoit que je vieillis, n’est-ce pas. Sally ? (Il tira sa montre). Où est Bob ? Il devrait déjà être ici. Voulez-vous me permettre de téléphoner ?

Il demanda au bureau du port si le Président Pierce était à quai et raccrocha l’appareil, l’air encore plus soucieux.

— Le bateau est là depuis plus de trois quarts d’heure, annonça-t-il… Une demi- heure lui suffisait pour se rendre ici.

— La circulation est plutôt difficile à cette heure de la journée, remarqua Victor.

— Oui, c’est juste. Sally, je vous ai mise au courant de la situation. Qu’en pensez-vous ?

— Que pourrait-elle dire ? intervint Victor. Madden a acheté le collier et désire qu’on le lui livre dans le désert. Inutile de discuter ses instructions. Si nous refusons de nous y conformer peut-être s’en fâchera-t-il et annulera-t-il l’achat. Nous devons lui remettre le collier contre un reçu et attendre son chèque.

Ses mains boursouflées s’agitaient, avides. Eden se tourna vers sa vieille amie.

— Est-ce votre avis, Sally ?

— Ma foi… oui. Victor a raison.

Elle regarda son fils d’un air orgueilleux. Eden le considéra à son tour, mais avec une tout autre expression.

— Très bien… en ce cas ne perdons pas de temps. Madden est pressé, il compte retourner à New-York sans tarder. Bob partira ce soir même par le bateau d’onze heures… mais je refuse de le laisser voyager seul.

— Voulez-vous que je l’accompagne ? proposa Victor.

Eden hocha la tête.

— Non, merci. Je préfère un policier, même s’il vient d’Honolulu. Votre Charlie Chan… Croyez-vous Sally, qu’il accepterait d’escorter. Bob ?

— J’en suis certaine. Charlie ferait n’importe quoi pour m’être agréable.

— Voilà un point réglé. Mais où diable traînent-ils ? Je ne vous cache point mon inquiétude…

La sonnerie du téléphone l’interrompit et Mme Jordan prit le récepteur.

— Oh ! bonjour Charlie ! Venez tout droit à l’hôtel. Notre appartement se trouve au quatrième étage, numéro 492. Oui. Êtes-vous seul ?

Elle raccrocha l’appareil et revint au salon.

— Il me dit qu’il est seul, annonça-t-elle.

— Seul ? répéta Eden. Ma foi, je n’y comprends rien.

Il s’affaissa dans un fauteuil.

Un moment plus tard, il levait les yeux vers un petit homme grassouillet que Sally et Victor accueillaient chaleureusement. Le détective d’Honolulu, silhouette sans élégance dans son costume occidental, avança au milieu du salon. Dans sa face joufflue, au teint d’ivoire, Eden remarqua les yeux expressifs et pétillants d’intelligence, aux prunelles brillantes comme deux perles de jais.

— Alec, je vous présente mon vieil ami, Charlie Chan. Charlie… M. Eden.

Charlie s’inclina très bas.

— Les honneurs se multiplient pour moi : Mme Jordan m’appelle son vieil ami et me présente à M. Eden.

— Enchanté, fit Eden en se levant.

— La traversée a été bonne, Charlie ? demanda Victor.

— Le Grand Océan Pacifique paraissait souffrir d’une immense douleur et pour le prouver, il nous bousculait sans répit. Par sympathie, sans doute, je souffrais également.

Eden fit un pas vers lui.

— Excusez-moi, M. Chan, si je vous interromps. Mais mon fils devait… vous rencontrer au bateau.

— Faut-il que je sois stupide ! Je n’ai remarqué personne qui m’attendît au débarcadère.

— Je n’y comprends plus rien, soupira Eden.

— Je me suis attardé un moment auprès de la passerelle. De la nuit pluvieuse personne ne s’étant avancé vers moi, je pris un taxi pour me rendre à cet hôtel.

— Et le collier ? demanda Victor.

— Le voici. En arrivant ici, j’ai demandé une chambre et me suis déshabillé en partie pour enlever le collier dissimulé dans une ceinture. Il lança sur la table un collier de perles d’apparence bien innocente. Contemplons les perles des Phillimore au terme de leur voyage. Avec une joie indicible je décharge mes épaules de cet écrasant fardeau !

Eden, le joaillier, prit le collier et l’éleva au bout de ses doigts…

— Magnifique ! Splendide ! murmurait-il en admirant la transparence rose des perles. Sally, nous n’aurions jamais dû l’abandonner à Madden à un prix aussi dérisoire. Elles sont merveilleusement assorties. De ma vie je n’ai vu…

Il reposa le bijou sur la table.

— Je me demande où est Bob ?

— Il va arriver, répliqua Victor prenant à son tour le collier. Ils se sont manqués, voilà tout !

— C’est moi le coupable, insista Chan. Ma sottise me couvre de confusion.

— Maintenant que les perles sont bien arrivées, Sally, laissez-moi vous apprendre quelque chose. Je ne voulais pas vous tourmenter inutilement. Mais cet après-midi, vers quatre heures, quelqu’un m’appela au téléphone. « Madden » annonça mon interlocuteur. Une intonation bizarre dans la voix éveilla mes soupçons et je me tins sur mes gardes.

« Les perles arrivent sur le Président Pierce, n’est-ce pas ?

« — Oui.

« — Comment se nomme le messager ?

« Je lui demandai pourquoi il voulait le savoir. Il me répondit qu’il était au courant de certains faits et croyait le collier en danger. Il insista, sous prétexte qu’il pourrait intervenir en cas de besoin. Pour m’en débarrasser, je répliquai :

« — Entendu, M. Madden. Raccrochez et dans dix minutes, je vous rappellerai pour vous communiquer ce renseignement. »

« Après une courte pose, il raccrocha l’appareil. Mais au lieu de téléphoner au ranch, je demandai d’où provenait ce coup de téléphone, et j’appris qu’il m’était adressé de la cabine payante d’un marchand de tabac au coin de Sutter et de Kearny Streets.

Eden s’arrêta et remarqua l’attitude atterrée du Chinois.

— Comprenez-vous pourquoi je m’inquiète au sujet de Bob ? reprit le joaillier. Il doit se passer quelque chose de louche et la tournure que prend cette affaire ne me dit rien de bon.

Un coup fut frappé à la porte et Eden lui-même courut ouvrir. Son fils, aimable et souriant, pénétrait dans l’appartement. L’angoisse paternelle, comme presque toujours en pareil cas, se mua en une vive colère.

— En voilà un fichu homme d’affaires ! rugit Eden.

— Je t’en prie, papa, trêve de compliments ! riposta gaiement Bob. Dire que depuis une heure, je déambule dans tout San Francisco à ton service !

— Cela ne m’étonne pas de toi. Tu étais chargé de joindre M. Chan sur le quai.

— Un instant, papa, fit Bob en se débarrassant de son imperméable. Bonjour, madame Jordan, bonjour, Victor. M. Chan je vous salue.

— Excusez-moi de vous avoir manqué à l’arrivée du bateau. C’est ma faute, murmura Chan.

— Mais non ! protesta le joaillier. C’est sa faute à lui ; il ne changera jamais ! Pour l’amour de Dieu, quand donc acquerras-tu le sens de tes responsabilités ?

— C’est précisément le sens de ces responsabilités, comme tu le dis si bien, qui a déterminé ma conduite aujourd’hui.

— Bon sang ! Que me chantes-tu là ? Es-tu seulement allé au-devant de M. Chan ?

— Oui et non.

— Comment ?

— L’histoire est longue et je te la raconterai si tu cesses de m’accabler d’injustes reproches. Permettez que je m’assoie. Je tombe de fatigue d’avoir marché.

Il alluma une cigarette.

— Vers cinq heures, lorsque je sortis du club pour me rendre au bateau, je n’aperçus dans la rue qu’un vieux taxi délabré. J’y sautai et, arrivé au quai, je constatai que le chauffeur avait une mine patibulaire, la joue balafrée, une oreille en chou-fleur. Plein d’empressement, il s’offrit à m’attendre. J’allai au débarcadère. Le Président Pierce avançait dans le port et manœuvrait pour accoster. Au bout de quelques minutes je remarquai un homme debout à côté de moi, un individu à l’air frileux ; le col de son pardessus remontait sur ses oreilles et il portait des lunettes noires. Sans doute ai-je de l’intuition… mais ce type-là me parut louche… je devinai qu’il m’étudiait derrière ses verres fumés. Je continuai mon chemin à l’autre bout du quai ; le bonhomme me suivit. J’entrai dans une rue ; il me suivait encore. Puis je retournai au débarcadère ; le quidam aux carreaux noirs me suivait toujours.

Bob Eden fit une pause et sourit à son auditoire, vivement intéressé.

— Au même instant, je pris une décision. Voilà comme je suis, moi. Je n’avais pas les perles, mais M. Chan les portait sur lui. Pourquoi exposer M. Chan ? Je demeurai donc là, debout, suivant des yeux le débarquement des passagers. Bientôt l’homme que je pris pour M. Chan descendit du vieux Président Pierce, mais je ne bougeai pas. Je l’observai qui, du regard, cherchait quelqu’un dans la foule, puis je le vis s’éloigner du port. Le mystérieux individu ne cessait de scruter les gens à la sortie.

« Lorsque tous les passagers eurent quitté le bateau, je retournai vers mon taxi et payai le chauffeur.

« — Vous attendez quelqu’un au bateau ? demanda-t-il.

« — Oui, je suis venu à la rencontre de l’impératrice douairière de Chine, mais on n’apprend qu’elle est morte !

« Il me lança un regard rageur. Comme je partais, le type aux lunettes noires approcha. « Taxi monsieur ? » fit l’oreille en chou-fleur. Et l’autre monta à l’intérieur. J’eus toutes les peines imaginables à trouver une autre voiture. Suivi de Chou-Fleur dans son splendide équipage, je me rendis à l’hôtel Saint-Francis ; j’entrai par la porte principale et sortis par une porte de côté. J’y retrouvai Chou-Fleur qui me suivit à mon club. Je m’enfuis par la porte de la cuisine et me faufilai jusqu’ici. Mes amis m’attendant sans doute encore devant la porte du club…

Il fit une nouvelle pause.

— Voilà pourquoi, mon cher papa, je n’ai pas été à la rencontre de M. Chan.

Eden sourit.

— Tu as plus d’idée que je ne le pensais. Je te félicite, Bob. Écoutez. Sally, cette affaire me tracasse terriblement. Votre collier n’est pas un bijou, très connu sur le marché ; pendant des années il est resté à Honolulu. Un voleur s’en débarrasserait facilement. Si vous voulez suivre mon conseil, vous ne l’enverrez pas dans le désert…

— Eh ! pourquoi pas ? interrompit Victor. Le désert est l’endroit le plus sûr. Certainement San Francisco ne me dit rien qui vaille pour ce genre d’opération.

— Alec, fit Mme Jordan, nous avons besoin d’argent. Si Madden exige qu’on lui livre le collier dans l’Eldorado, envoyons-le lui, et lorsqu’il nous aura donné son reçu, à lui de prendre soin des perles. Pour moi, je désire m’en défaire le plus tôt possible.

Eden poussa un soupir.

— Fort bien. Puisque vous le désirez, Bob partira par le train de onze heures, comme convenu. À condition que quelqu’un l’accompagne.

Il tourna son regard vers Charlie Chan qui, debout à la fenêtre, observait, fasciné, la vie bruyante de Geary Street.

— Charlie ! fit Sally Jordan.

— Madame ! répondit Chan en se détournant, le visage éclairé d’un sourire.

— Tout à l’heure vous parliez de soulager vos épaules d’un pesant fardeau, de la joie que vous ressentiez…

— Certes, Mme Jordan, mes vacances commencent à présent. Toute ma vie j’ai souhaité venir admirer les merveilles de l’Amérique. Me voici à présent insouciant et heureux. Sur le bateau, ces perles me pesaient sur l’estomac comme un riz aigre.

— Pardonnez-moi, Charlie. Je vais vous demander de manger un autre bol de ce mauvais riz.

— Je ne saisis pas.

Elle lui exposa le projet de l’envoyer avec Bob dans le désert.

Chan demeura impossible.

— J’irai, promit-il d’une voix grave.

— J’attendais cela de vous, Charlie, et vous remercie.

— Madame, je garde dans mon cœur, comme dans un parterre fleuri, le souvenir ineffaçable du bon vieux temps où je servais dans la maison des Phillimore.

Il vit des larmes briller dans les yeux de Sally Jordan.

— La vie deviendrait une triste farce si la fidélité n’existait plus.

— Voilà un style fleuri, pensa Alexandre Eden.

Il introduisit dans la conversation une note plus prosaïque.

— On vous remboursera tous vos frais et votre congé se trouvera reculé seulement de quelques jours. Mieux vaut que vous portiez les perles… vous avez une ceinture spéciale et on ignore votre rôle dans cette affaire. Dieu merci !

— Je m’en charge, acquiesça Chan en prenant le collier. Mme Jordan, bannissez de votre esprit toute inquiétude. Quand ce jeune homme et moi nous rencontrerons la personne en question, nous lui remettrons les perles. Jusque-là, je les garde précieusement.

— Je n’en doute pas le moins du monde, déclara Mme Jordan.

— Voilà une question réglée, conclut Eden. M. Chan, vous et mon fils partirez ce soir pour Richmond par le bac de onze heures qui a correspondance avec le train de Barstow. Là, vous changerez de ligne pour prendre la direction d’Eldorado ; demain soir vous arriverez au ranch de Madden. S’il se trouve chez lui et si tout marche bien…

— Pourquoi si tout marche bien ? interrompit Victor. Suffit qu’il soit là.

— Évidemment, nous ne tenons à courir aucun risque inutile. Une fois là vous saurez bien que faire. Si Madden est au ranch, donnez-lui le collier et demandez-lui un reçu pour votre décharge. M. Chan, nous passerons vous prendre à dix heures et demie. Entre temps, faites ce qu’il vous plaît.

— Je vais d’abord me plonger dans un bon bain, plein d’eau fumante. À dix heures et demie, je vous attendrai dans le vestibule de l’hôtel ; les perles indigestes me pèseront de nouveau sur l’estomac. Au revoir.

Charlie Chan sourit en s’inclinant et sortit.

— Voilà trente-cinq ans que je suis dans les affaires et je n’ai pas encore rencontré pareil messager.

— Ce brave, Charlie ! fit Sally Jordan. Il défendrait le collier au risque de sa vie.

— J’espère que nous n’en arriverons pas là, remarqua Bob Eden en riant. Je tiens encore à l’existence.

— Voulez-vous rester à dîner avec nous ? proposa Sally.

— Une autre fois, répondit Alexandre Eden. Il serait, je crois, imprudent qu’on nous vît ensemble ce soir… Bob va préparer sa valise… Je l’accompagne. Je ne veux pas le quitter une seule minute avant le départ du train.

— Une dernière recommandation, Bob, ajouta Victor. En arrivant au ranch, laissez vos scrupules à la porte. Si Madden se trouve en danger, cela ne nous regarde point. Remettez-lui les perles en mains propres et emportez son reçu. Voilà tout.

Eden hocha la tête.

— Sally, la tournure que prend cette affaire continue de me tracasser.

— Ne vous tourmentez pas, Alec, J’ai pleine confiance en Charlie… et en Bob.

— Je dois me montrer digne d’un tel compliment, dit Bob Eden. Je vous promets en tout cas, d’agir de non mieux. Espérons que le quidam au manteau et aux lunettes noires ne reparaîtra pas dans le désert. S’il parvient à se réchauffer, peut-être ne serai-je pas de force à lutter avec lui.