Le Perce-oreille du Luxembourg/p3/07

Les Éditions Rieder (p. 238-245).
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VII



Presque aussitôt, je voulus partir :

— Déjà ! Vous arrivez à peine.

— Vous voulez sans doute dormir, insinuai-je.

Et méchamment :

— Comme hier.

Elle ne parut pas atteinte. Elle m’accompagna jusqu’à sa porte. Elle tenait toujours mes roses. « Si elle ment, comme elle joue bien son rôle ! »

La nuit était noire, plus noire que la veille et, dans ce noir, sous mes pieds, de la boue. Je pataugeais là-dedans, comme dans mes mensonges tantôt. Mes idées pataugeaient aussi. Quand le tramway arriva, elles montèrent avec moi. Ah ! la vie, ce poids que l’on traîne derrière soi vers en haut et qui vous tire en arrière vers en bas. Prier, se confesser, jeter là ses inquiétudes. Dupéché était venu et d’un mot, avec son horrible clin d’œil… Je regardai mon doigt.

— Voilà ! Tu as voulu réparer. Réparer avec des fleurs ! Tu t’es piqué à tes épines. « J’ai découpé ce livre, j’étais lasse, j’ai bien dormi. » Quelle insistance ! Son livre, si tu l’avais feuilleté, les pages en étaient-elles découpées ? Bien dormi. Quand on a bien dormi, on n’a pas dormi du tout. Toi aussi, tu eusses « bien dormi ». Je mens, tu mens, elle ment, je ne suis pas seul, tu n’es pas seul, elle n’est pas seule, cela se conjugue et c’est vrai à toutes les personnes.

On s’arrêta. Des gens montèrent, puis un couple. La femme semblait endormie ; l’homme lui mit un bras aux épaules. Je les considérai.

— Pouah ! ces façons de s’enlacer en plein tramway. Mais non ! Ils sont gentils. Voilà qu’ils s’embrassent. Les nez ne filent pas de travers, leurs bouches ne sont pas des choses molles qui s’écrasent. Un baiser peut être délicat. Dire pouah ! c’est penser en bourrique. Tu ne l’es plus. Grâce à Nelly, grâce à… Oui, oui, tu n’en conviendras pas, mais tu pensais à Jeanne, tu pensais surtout à Jeanne. Oh ! c’est entendu. Tu ne l’aimes pas : tu la « vois volontiers ». De quelle façon, la verrais-tu le plus volontiers ? La bouche de Louise a remué sur la tienne, la bouche de Nelly a remué sur la tienne ; si la bouche de Jeanne… Mais là, en plein !

Je me fis signe que je me refusais à cette pensée. Elle s’imposait :

— Ne fais pas l’hypocrite. Tu as beau secouer la tête : tu y penses, tu y as pensé : il y a déjà eu l’autre Jeanne, celle dont tu t’es vanté devant Dupéché, que tu as oubliée à confesse. Elle est belle, ta confession. Frotte, passe et repasse ton torchon. Ton isba garde la tache de l’autre Jeanne. Cela ne partira pas plus que la tache sur la valise de ton papa, pas plus que la tache sur la main de Lady Macbeth. Va, va, ta confession, ton bon Dieu, qu’est-ce tout cela quand tu penses à l’autre Jeanne.

Le couple s’embrassa de nouveau. J’entrevis quelque part une chambre, un divan :

— La femme à un bout, l’homme à l’autre ? On te l’a déjà dit : bon pour les bourriques. Quoi ! tu te rebiffes ? Ce serait laid avec Jeanne. Dis ce que tu voudras. Il y aura toujours ceci entre vous, qu’elle est une femme, toi un homme. Et tu le sais, quand une femme s’est donnée, tu tiens un gage, elle est à toi, tu ne crois plus qu’elle mente, tu ne t’inquiètes plus qu’elle soit seule, toi-même tu ne mens plus : vous avez échangé le sceau, le sceau, le sceau.

Au fond, je le sentis, ce raisonnement ressemblait trop à la manière de Dupéché. Il ne venait pas de moi. L’autre était dans cette voiture aussi présent que s’il voyageait avec moi. Je l’aperçus d’ailleurs nettement, avec sa pochette rouge et son clin d’œil qui signifiait : « À la bonne heure ! Tu as raison. »

— Il est tranquille, lui. Un homme qui écrase les perce-oreilles, appose tout de suite son sceau. Et vois sa Louise : « Oh ! mon Jacquot ! oh ! mon Jacquot. » Jeanne comment l’appellerait-elle après le sceau ?

Je ressentis un grand frisson, comme hier quand la poupée chantait. Une petite voix de confessionnal murmura : « Ne recommencez plus. » Mais le sceau ! le sceau !

En rentrant à Paris, j’étais tout à fait égaré. L’idée me vint de rechercher Nelly : « Nous parlerons de Dufau. Nous… » Mais où la trouver ? J’étais si las. Je regagnai l’île Saint-Louis. Je passai près de l’église. Un peu de lumière veillait derrière un vitrail. Sans doute, la petite flamme dans son verre rouge. Ma petite flamme à moi, qu’était-elle devenue ? Une allumette qui s’éteint ; un reflet qui s’allume et s’éteint sur une peau de phoque.

Quelques jours passèrent. Le sceau ! Il semble qu’à certains moments la pensée se loge en nous à différents étages. À l’étage le plus haut, où tout est beau, où tout est clair, je me rendais compte d’avoir raisonné à faux et n’eusse pas accepté de souiller Jeanne avec cette idée de sceau. À l’étage en dessous, sans être une poupée comme la Louise, Jeanne après tout était une femme, moi un homme et quand on s’aime il est naturel de… Un peu plus bas, ma pensée plus vile acceptait que Jeanne pouvait mentir, que dès lors il fallait lui imposer le sceau. Plus bas encore, c’était ma chair qui pensait. Elle se tendait vers un plaisir, maintenant qu’elle avait repris confiance et n’était plus une bourrique. Et tout à fait en bas, dans la cave où grouillent les idées obscures qui sont peut-être les plus vraies, que restait-il de l’idée du sceau ?

Ayant semé ce qu’il voulait, Dupéché ne se montra plus. Cela m’inquiéta :

— Ne te fourre pas des sottises en tête, disait maman. Ton ami est occupé : il prépare son mariage.

Son mariage ! On verra s’il ne préparait pas autre chose.

Je me rendis presque tous les jours chez Jeanne, avec mes idées de sceau. La première fois, elle avait disposé mes roses dans un vase sur la cheminée :

— Je les conserve précieusement, vous voyez. Et le doigt ? Je partis tard. Je ne parlai pas du sceau.

La seconde fois, mes roses presque flétries, s’étaient changées en vieil ivoire :

— Je ne veux pas les jeter. Elles viennent de vous.

Comme ces paroles eussent été bonnes — après le sceau ! Je n’osai parler du sceau.

Avant la troisième visite, Dupéché vint :

— La noce aura lieu dans quinze jours. Tu viendras, tu amèneras Mlle  Jeanne.

Il lança son clin d’œil à maman. Bien que son invitation me parût louche, j’eus la bêtise de promettre. Je dus en parler à Jeanne. Elle accepta. Les roses n’étaient plus dans le vase. À même la cheminée, elles ressemblaient à quelque chose de mort qui attend la poussière pour mourir davantage. Jeanne en voulait conserver deux. Elle me les montra entre les feuillets d’un livre.

— Oh ! Jeanne.

N’en trouvant pas de meilleur, j’employai le mot idiot :

— Vous m’aimez donc un peu ?

— Vous le savez bien.

On causa longtemps. À un moment je dis : « tu » et l’on resta à « tu ». Ce fut si doux, que ma pensée remonta au plus haut étage où il ne s’agissait pas de sceau. Quand je fus seul, j’eus une crispation. Jeanne avait montré les roses entre les feuillets du livre qu’elle prétendait avoir découpé le soir de Nelly. Ne voulait-elle pas les conserver en souvenir de mon mensonge ou du sien ? Je retombai à l’étage d’en dessous. Pour sa paix, pour la mienne, il fallait en venir au sceau. Sachant que je n’oserais en parler, je m’expliquai dans une lettre. Je cherchai des mots tendres. Une petite voix les répétait au niveau de mon oreille, avec des intonations exagérées qui me dégoûtaient et m’en montraient la vilenie ! Je déchirai cette lettre.

Le lendemain Dupéché arriva :

— Plus que huit jours, mon vieux !

Pour maman, même pour moi, cela signifiait : « Plus que huit jours avant le mariage. » Mais il y avait dans son attitude comme une mise en demeure : que j’eusse à me dépêcher pour le sceau. En se retirant, il me fit un clin d’œil plus long que d’habitude.

J’arrivai chez Jeanne très agité. Sous le fouet de Dupéché, mes idées bondissaient d’un étage à l’autre. Elles grouillaient surtout dans l’obscurité de la cave. Jeanne n’avait pas eu le courage de jeter mes roses : elles se trouvaient sur la cheminée, et les deux élues dans le livre.

— Jeanne !

Elle se tenait sur le divan. Je me mis à genoux, pris ses mains et, je me souviens, un objet tomba qu’elle ne songea pas à ramasser. Avec ce que Dupéché m’avait inspiré de mauvais, je la voulais. Mais Jeanne portait en elle une grande force : sa pureté. Pendant que ma chair s’enhardissait, mon esprit se rebiffait : « Ne la prends pas… » Puis il céda un peu : « Du moins, ne la prends pas sans son oui. » Oh ! pour ce oui ! Les mots, les gestes sont des passe-partout à l’usage de tout le monde. Pourquoi rappeler les miens ? Jeanne écartait mes mains. Ses yeux n’étaient pas furieux. Ils semblaient me comprendre et me plaindre beaucoup :

— Sage, Marcel, sage.

Sa bouche, en se dérobant, m’effleura. Il est certain que, la durée d’une seconde, elle répondit à la mienne. Dupéché, qu’eût-il fait à ma place ? Je n’étais pas Dupéché. Elle, elle était Jeanne. J’entendis :

— Pourquoi veux-tu cela, toi ?

Ce « toi » établissait une telle différence entre le Marcel un peu vil qui s’agitait là et le vrai qu’elle portait dans son cœur ! Je compris. Je me reculai « sage ». Sa main fut sur mon front comme une récompense. Quelle douceur ! Je tremblais encore. Sans prononcer un mot, je lui dis bien des choses.