Le Perce-oreille du Luxembourg/p3/06

Les Éditions Rieder (p. 231-237).
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VI



On le devine : je m’éveillai chez moi dans mon lit. À la soirée, malgré maman, je me levai. « Si je t’ai fait quelque bien, tu prieras pour Dufau. » Je me rendis en notre église de Saint-Louis en l’Île. Depuis bien des années, je n’y étais plus entré. Je reconnus notre banc, ma place, celle de l’autre, saint Louis roi et sa couronne, saint Joseph sur son autel, les têtes d’anges et leur sourire, la petite flamme dans son verre rouge, et dans mon cœur, une autre petite flamme brûlait en son verre rouge. « Hier mon Dieu ! j’ai fait le mal. Aujourd’hui, tu existes de nouveau. Tu existes avec plénitude, avec certitude, tel que tu dois exister quand pour un pauvre Marcel tu existes de nouveau. »

Je priai pour Dufau, humble soldat mort il y a vingt ans, qui n’était plus qu’une image sur la cheminée d’une Nelly. Je priai pour Nelly, je priai pour maman, je priai pour papa, je priai pour les hommes. Une bizarre exaltation me restait de la nuit. Mes prières ne furent certes pas de simples Ave Maria. Ensuite, parce que j’avais prié, je voulus me confesser. Je dus attendre un prêtre, j’eusse attendu jusqu’à la mort. Examiner ma conscience. Oh ! je la connaissais. Je racontai tout, avec minutie, comme on passe et repasse un chiffon quand on veut son isba propre. Je dis d’abord le plus gros : le secret de ma tante :

— C’est bien, mon enfant.

Je dis la petite brune de la foire de Neuilly ; je dis les autres, Nelly, la bourrique, mes pensées, la première communion, le perce-oreille.

— C’est bien, mon enfant.

J’eusse préféré que tout ne fut pas bien. À la fin, un grand signe de croix m’envoya l’absolution.

— Ne recommencez plus. Allez en paix.

J’étais heureux ou je m’efforçais de le croire, parce que, au fond, je ne l’étais pas tant que cela. « Nettoyé, réconcilié, libéré ». Je me répétais ces mots. Je pensais aux histoires de l’oncle. L’ours, pour voler le miel, repoussait le bloc de bois et ce bloc lui retombait sur le museau. Moi j’avais repoussé le bloc, j’avais tendu mon âme et rien ne m’avait dérobé le miel qu’est le pardon de Dieu. L’ours quand il jetait sa pierre, roulait jusqu’au bas dans le trou où l’attendent les hommes. Moi, j’avais jeté ma pierre et je restais debout : debout en sortant du confessionnal, debout dans l’église, debout devant Dieu.

Je récitai ma pénitence. Autrefois cette prière me replongeait dans mes scrupules : je n’en ressentis aucun. Je remontai la rue de Saint-Louis. « Qu’elle est belle, la rue, quand on a sur les lèvres le goût du miel qu’est le pardon de Dieu ! Salut, boulanger ! Salut, mercière ! Salut, boucher ! Sal… »

Un doigt me toucha l’épaule.

— Eh bien ! On a peur ?

« On a peur. » Une autre façon de dire : « Ne crains rien. » Je n’eus pas besoin de me retourner. Sa pochette était rouge, sa bouche comme sa pochette et son sourire aussi était rouge.

— Dupéché, fis-je, laisse-moi.

— Comme tu es parti hier ! Je viens de chez toi. As-tu passé une bonne nuit ?

— Bonne, mauvaise, tu sais ce qu’elle a été. Mais c’est fini.

— Quoi fini ?

— Tout cela. Je ne recommencerai plus.

— Sacré Marcel ! Ça va ! ça va !

Comme toujours, nos mots s’élevaient à des cent mètres au-dessus de leur sens ordinaire. L’obscurité tombait. Fort de ma confession, je le regardai en plein visage. À cause de la lumière d’une boutique — ou d’autre chose — ce visage devint clair d’un côté, noir de l’autre. Lentement, lentement, la paupière s’abaissa du côté clair.

— Et Jeanne ?

Je sursautai indigné.

— Jeanne ? Il n’est pas question de Jeanne… Oh ! je te connais ! « Tu sais bien que… » Tu es le… enfin, je veux dire, les scrupules viennent du diable. Contre Jeanne, tu es sans force. Oui, je me suis confessé. Oui j’ai parlé de ma tante, j’ai parlé des autres, j’ai parlé, mon gros Jacquot (je le regardai en ricanant) de ta Louise, parce que ses lèvres, tu sais ? ont remué sur les miennes. Mais Jeanne, je n’avais rien à dire de Jeanne.

— Eh ! Eh !

— Comment eh ! eh ! Une fois déjà, tu m’as envoyé tes mouches empoisonnées et…

— Et tu les as acceptées, triompha Dupéché. Et cette nuit, dans les bras de Nelly, n’as-tu pas mêlé à ton péché l’idée de Jeanne.

Je regardai avec effroi son horrible sourire rouge.

— Dupéché, comment sais-tu. Alors vraiment tu es le… Voyons ! qu’ai-je pensé au juste. J’ai pensé que… C’est-à-dire, je n’ai rien pensé, j’ai tout repoussé, parce que cette pensée était laide.

— Quand même tu l’as eue. Et si Jeanne n’existait pas, te réjouirais-tu autant de ne plus être une bourr…

— Dupéché, je te défends.

— Bon ! bon ! quand même, tu ne l’as pas dit. Alors, ta confession, peuh !

Je m’aperçus alors qu’avec ses façons de surgir et disparaître, Dupéché n’était plus là ; que depuis un long moment, questions et réponses, je divaguais tout seul. Des gens me regardaient. Je n’en continuai pas moins :

— Oui, peuh ! Ratée et mauvaise. Ta pierre, Marcel, tu ne l’as pas jetée ; ton bloc, il t’est retombé sur le museau ; et le miel de Dieu, pas pour toi, mon bonhomme. Rien à faire… Mais Jeanne ! Tu as péché cette nuit contre Jeanne. Évidemment, vous êtes des amis. Elle est libre, tu es libre. Quand même, pendant que tu étais dans la chambre de Nelly, elle était dans la sienne, seule. Et toi…

Cette idée je l’avais déjà eue : elle me remplit la tête à la faire sauter. « Ah ! pensai-je, ce que j’ai raté avec Dieu, le recommencer avec Jeanne. Je me jetterai à ses genoux ; je lui avouerai tout. Tout ? Que j’ai menti ? Que j’ai triché avec mes lettres ? Mes pensées ? Le reste ? » Jamais, je n’eusse osé.

— Du moins, me dis-je, je pourrai réparer. Réparer… réparer…

Je répétais le mot. Je ne savais trop ce que je voulais dire. En passant, j’aperçus un marchand de fleurs. J’achetai des roses. Je courus jusqu’au tramway.

Pas encore couchée, Jeanne lisait. Elle vit tout de suite mes fleurs :

— Comme vous êtes gentil. Vous n’auriez pas dû.

Je sursautai :

— Pas dû !… Qu’est-ce que je n’aurais pas dû ?

— Vous êtes drôle ! Pas dû m’offrir ces fleurs.

— J’ai tellement pensé à vous : hier, cette nuit, aujourd’hui.

Et à part moi :

— Menteur. Tu es venu pour avouer et tu joues ta comédie.

— Vous avez pensé à moi ? demandait Jeanne.

— Oui. Il me semblait que vous étiez malade, ou triste, à cause de moi… Je voudrais tant que vous n’ayez pas été triste.

Ce cri du moins était sincère. Elle eut son regard d’infirmière compatissante.

— Comme vous êtes nerveux. Je n’ai pas été triste. J’ai découpé ce livre. J’étais lasse. Je me suis couchée. J’ai bien dormi.

— Enfin, insistai-je bêtement, je ne vous ai pas fait de la peine ? Il n’y a rien eu ? Vous ne cachez rien ? Vous ne mentez pas ?

Ces derniers mots m’échappèrent, parce que moi-même, j’avais menti.

— Mentir ? s’étonna Jeanne. Pourquoi ? Vous, Marcel, mentiriez-vous ?

Je crus ployer les genoux, avouer oui :

— Oh ! non.

Et tout à coup, une idée me frappa. Je disais : oh ! non et ne faisais que mentir. Mais elle, alors ? Je vis à son regard qu’elle remarquait mes mains. Ces mains tremblaient. Par contenance, je lui tendis les fleurs. Je dus pousser un cri.

— Qu’avez-vous ?

— Rien, une épine.

Un peu de sang perlait. À mon doigt ? dans ma tête ?