Le Perce-oreille du Luxembourg/p3/01

Les Éditions Rieder (p. 159-170).
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TROISIÈME PARTIE



I



J’en arrive aux événements qui m’amenèrent en conclusion dans ce réduit où tant bien que mal j’écris ces lignes. Ces événements, à première vue, n’ont rien d’extraordinaire. Un autre eût franchi sans trébucher cette planche à ras de terre. Charles était mort en octobre. Du dimanche où je pâlis comme lui, il me reste le souvenir d’un arbre à bourgeons déjà verts : mars, avril. Quelques jours après je revenais de mon bureau. L’avant-veille la « bourrique » avait risqué une nouvelle tentative. Ratée ! Avec mes idées de « toujours », de « jamais », mon impuissance serait irrémédiable. Je n’en doutais pas. Cela ne me rendait pas fier. Un homme bien mis, un peu gras, me dépassa, fit demi-tour, piqua droit sur moi, la main tendue :

— Eh bien ! Marcel, on ne me reconnaît pas ! Ton vieux copain, voyons : Dupéché.

J’ai l’impression qu’en voyant son dos, je le détestais déjà. Son nom me remplit de dégoût. Mon premier regard fut pour ses pieds, à présent bien chaussés, qui avaient écrasé mon perce-oreille. Puis j’eus dans les yeux une série de Dupéché : Dupéché au catéchisme, Dupéché ne connaissant pas sa leçon, Dupéché me poussant du coude, Dupéché et ses clins d’œil, Dupéché levant la main et me narguant d’un pied de nez. Aucun ne correspondait au Dupéché que j’avais devant moi. Puis cette ribambelle disparut et je compris que le vrai Dupéché désormais, ce serait celui-ci. Tout cela ne dura qu’une seconde, le temps de mettre la main dans la sienne. Je serrai mollement. Il affecta de n’en rien voir :

— Je suis content, dit-il. Viens boire un verre.

Je refusai. Mais déjà, il m’avait repris et me dominait. Je le suivis. Je vidai mon verre à contre-cœur. Je fis mine de partir. Il me rattrapa par le veston :

— Reste donc… Encore un.

— Mais non.

— Mais si.

Il était devenu du genre costaud : un genre que je ne supporte guère. Épaules carrées, joues pleines, gestes en avant du Monsieur qui sait ce qu’il veut et ne s’arrête pas à des histoires de perce-oreille. Il ne cessait de parler.

— Et les affaires, cela marche ?

— Oui, fis-je dans le vague.

— Les miennes…

Cela se voyait : les siennes marchaient. Trois grosses bagues, une pochette de soie, des chaussures vernies qui craquaient, agaçantes. Il était loin le temps des ongles sales.

Tout en parlant, il me lançait de petits coups d’œil. Ils signifiaient nettement : « Toi, tu n’arriveras jamais à ma mesure ». Je ne le désirais pas. Pourtant, je rageais, les jarrets contractés comme le jour où j’avais failli le battre pour venger mon perce-oreille. Je ne cessais de penser à cette histoire. Je la voyais se dérouler et, chose qui m’étonnait, ce n’était pas un gamin, c’était ce costaud qui levait un talon vernis sur ce pauvre insecte. Et puis à m’examiner ainsi, ne devinait-il pas que j’étais une bourrique ? J’eusse accepté n’importe quoi pour me débarrasser de lui.

— Et tu habites toujours le quai ? Moi, j’y reviens. Nous serons voisins mon vieux. Je m’installe.

Il put voir à mon air que je ne me réjouissais pas autant que lui. Avec une gaîté convenue, il se frotta les mains :

— Oui, vieux. Et l’on se reverra… Patron, deux chopines.

La tête me tournait un peu :

— Mais non, je ne bois plus.

— Si… si… Et tu t’intéresses encore au perce-oreille ?

— Ah ! ah ! dis-je, tu y penses aussi.

— Et le gros ventre de l’Italien ?

— Tais-toi ! grondai-je entre les dents.

— Des bêtises ! trancha-t-il. Et les petites femmes ?

Je pris un air très vague :

— Oh ! tu sais !

— Je comprends, et ses chaussures craquèrent. Moi…

C’était comme pour ses affaires : cela marchait. En apparence, le page et la bourrique à part, ses histoires ne différaient pas des miennes. Mais quand on allait au fond !… Évidemment, je ne m’en suis pas rendu compte au premier coup d’œil et, dans ce bar… Jamais je n’ai connu un être plus sale. Penser à lui m’affole. Recette : prenez une parcelle de vérité dénaturée, enveloppez-la dans un tissu de mensonges raffinés, mettez tremper ce produit dans cinq litres de bave jalouse, versez là-dessus cent grammes de haine diabolique, cent grammes de machiavélisme concentré, cent grammes d’extrait vindicatif, cent grammes d’ambition dévorante, n’omettez pas cinq cents grammes de pensées à tournure pornographique, malaxez, brassez le tout à l’ombre en y ajoutant quelques matières impalpables mais très efficaces, soit cent grammes d’extrait d’influence sur autrui, cent grammes de vanité, cent grammes de vantardise, plus quelques clins d’œil pervers et quelques autres choses dont je parlerai plus tard, et vous obtiendrez un venin inoffensif en comparaison de celui qui remplissait l’âme de Dupéché. Maman qui le vit par la suite, prétend que c’est un brave garçon ayant ses qualités et ses défauts comme chacun. Mais d’abord elle ignorait tout du perce-oreille, tout de ma confession ratée, tout des manigances qui suivirent.

D’ailleurs, je vais trop vite. Dans ce bar, je le répète, je ne faisais que pressentir. Je l’écoutais avec dégoût :

— On court, disait-il, on jette sa gourme, puis un beau jour, on se…

« Quelle différence, pensai-je, avec la noblesse de Charles. D’ailleurs, il en raconte trop. Il se vante. S’il croit m’humilier comme un vulgaire perce-oreille. On verra bien. » Je le laissai finir. La tête me tournait de plus en plus. Je vidai mon verre d’un trait :

— Tout cela est très amusant, dis-je. Mais sans doute, tu me traites en bourrique.

Il ouvrit de grands yeux :

— Moi ? Je te traite en… Pourquoi ?

En réponse à ses anciens clins d’œil, je jouai d’une paupière. Longuement, afin qu’il eût le temps de comprendre ce signe :

— On sait ce que l’on sait. Quand même, si tu es un type du genre costaud, je suis d’un autre genre. Tu n’as jamais été un page, toi.

— Un page ?

Je jouai de l’autre paupière :

— Est-ce ainsi, demanda-t-il, que tu leur fais de l’œil ?

Il essayait de plaisanter. Son rire sonnait faux.

— D’abord, je ne leur fais pas de l’œil. Et « leur » ? Tu as beau écraser des perce-oreilles, moi quand j’aime une femme…

Cette conversation ne dépasse pas les niaiseries qu’on échange quand on a vidé trop de chopines. Je dirai pour celle-ci et, une fois pour toutes celles qui suivront : que les mots ne sont rien, que le sens caché à l’intérieur est tout, que l’on peut se braver, lutter, ou même s’empoisonner, en ayant l’air de débiter des bêtises.

— Eh bien ? interrogeait Dupéché, quand tu aimes une femme ?

En réalité, bourrique comme j’étais, je n’aimais aucune femme. Quelque chose de mauvais, venu de lui, m’obligea à mentir.

— Quand j’aime une femme, que je lui découvre par exemple au doigt une bague (je regardai ses trois bagues à lui) ; que cette bague ne lui vient pas de moi (comme Charles je poussai la langue entre les dents), je sais ce qui me reste à faire.

Il me regarda de côté :

— Cela t’est-il arrivé ?

Il traîna ses mots. J’imitai sa façon.

— Bien sûr, cela m’est arrivé.

— Ah !… Et comment s’appelle-t-elle, ta poule ?

Je me dressai :

— Je te défends de l’appeler « ma poule ».

— Bien quoi ? fit-il l’air mauvais.

« Attention, pensai-je, ne prononce pas son nom ». Malgré moi, il sortit :

— Elle s’appelle Mlle  Jeanne.

— Oh ! oh ! Mlle  Jeanne.

Ce nom, à peine sorti de sa bouche, me parut sale comme s’il avait roulé cinq ans dans un égout. Pour la première fois depuis sa mort, je revis le visage de Charles, un visage blanc, les yeux fermés, la barbe un peu poussée, avec une expression de souffrance et de reproche. Devant un autre que Dupéché, je me fusse arrêté. Mais son venin !

— Oui, elle s’était fiancée à un autre et s’en cachait. Je l’ai… plaquée.

Je lançai triomphalement le mot ignoble.

— Que me racontes-tu là ?

— Ça t’étonne, hein ? Elle habite à… Cela ne te regarde pas. Nous nous rencontrons dans… euh ! dans l’autobus. Ses genoux frôlent les miens. Jamais, tu entends, jamais je ne lui dis un mot.

— Bah !

— Quelquefois je la rencontre dans la rue. Elle mène son chien en laisse. Eh bien, mon cher ami, je voudrais être son chien.

Je clignai des deux yeux à la fois. En prononçant « être son chien » j’avais eu un véritable sanglot. Pourtant je me rendais compte de ma stupidité. J’étais infâme. Je profanais la douleur de mon meilleur ami. Je m’emparais d’un nom qui ne m’appartenait pas. Voilà où me menait le contact de Dupéché. De plus, je bâtissais avec deux morceaux de vérité une histoire qui ne tenait pas debout. Si l’autre s’en apercevait ! Je ne sais si je rougis de chagrin ou de honte. Mais ces costauds n’y regardent pas de si près.

— Bien vrai ! s’étonna-t-il. Bien vrai !

— Tu n’en reviens pas ? dis-je avec orgueil.

— Pour sûr.

Vaincu ! Je l’avais aplati comme un vulgaire perce-oreille. Il réfléchit quelques secondes et se redressant tout à coup me regarda avec un drôle d’air :

— Eh bien ! moi, à ta place, je sais ce que je ferais.

Je sentis un grand froid : « Comment peut-il savoir déjà ?… Dans une histoire qui ne tient pas debout… Non, c’est impossible. Et pourtant si… Il faut à tout prix qu’il s’explique. » Je pris un ton indifférent :

— Tu sais ? Que ferais-tu ?

— Moi…

J’étais certes un peu gris. Mais il se passa quelque chose que l’influence seule du vin ne justifie pas. Nous étions assis face à face, séparés par le marbre rond d’une petite table. Cette table resta ce qu’elle était. Par je ne sais quel sortilège, le visage de Dupéché fila loin, loin, se rétrécissant à mesure, tandis que sa main, plus grande qu’il ne fallait, ouvrait autour de son verre des doigts trop gros, avec des bagues énormes.

— Moi…

Le mot m’arriva rapetissé par la distance. Bien que les lèvres bougeassent, le reste ne me parvint pas.

Rageusement, je frappai sur la table.

— Pas de blague, Dupéché. Tu sais ce que tu ferais à ma place : tu dois me le dire.

— Moi…

De nouveau, les lèvres remuèrent, minuscules au loin. Des mots en sortirent, petits, petits, trop petits pour les entendre.

Cette dérobade me mit hors de moi. Mes jarrets trop longtemps contractés se détendirent. Je sautai debout. La table se renversa. Entendant rouler les verres, je poussai une sorte de hurlement.

— À la fin, me diras-tu…

À ces mots, je me sentis frappé dans le dos, secoué, poussé un peu vite hors du bar. Où était Dupéché ? Il faisait tout noir. Qu’eût-il fait à ma place ? Je me sentis une grande détresse. Je voulus l’appeler. Le nom qui sortit, fut :

— Charles !

Telle fut ma reprise de contact avec ce Dupéché venimeux.