Le Perce-oreille du Luxembourg/p2/05

Les Éditions Rieder (p. 148-158).
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V



La mort de Charles m’avait porté un coup dur. Cette impuissance à souffrir n’était-elle pas, sur un autre plan, une façon d’être bourrique ? Bourrique devant la femme, bourrique devant le chagrin : je me rongeais. Du temps passa. La douleur vint. Une semaine de travail et plus de Charles au bout, c’était long. Parce que je ne le verrais plus, j’aurais voulu le voir tous les jours. « Son meilleur ami ». Moi-même, je ne me doutais pas que je l’aimais tant. Il m’avait fallu le perdre. Mes scrupules avaient beau jeu. Une visite à un malade, sait-on jamais le bien qu’elle peut faire ? Quel remords de l’avoir négligé ! Dans nos conversations, avec quel odieux égoïsme, je lui parlais toujours de moi, si rarement de lui ! Et pour combler le tout, l’attitude scandaleuse de ma pensée pendant l’enterrement. Que de péchés contre mon pauvre Charles ! Quand je me trouvais seul, je pleurais maintenant. Je m’y excitais, comme autrefois pendant ma vie de page. Comme de juste, Charles avait trouvé sa place dans mes Ave du soir. De ce chagrin, je ne montrais rien à mes parents. À quoi bon ? J’entendais d’avance le « Ça suffit » de mon père. Quant à maman, elle m’eût servi des consolations à côté : « Tu exagères… N’y pense plus ». Je voulais y penser. Au bureau, j’étais distrait. La main dans la main ; cinq, plus sept, plus… de haut en bas, neuf, plus un, plus… vraiment qu’est-ce que cela pouvait me faire ?

— Qu’avez-vous, me demandait Poncin. Mon mal ne se voyait pas à pleine joue comme le sien. Et puis comment dire ? À certaines heures, ma tête était vide, je ne pensais à rien et brusquement ce coup : Charles est mort. Mort ? À cela, pas de doute. J’avais porté la couronne, embrassé la maman, touché le cercueil : c’étaient des preuves. Pour ma raison du moins. Autre chose en moi ne les admettait pas. Mort ? Pourquoi mort ? Comment mort ? Ces mots roulaient sur ma langue sans le moindre sens.

Encore, si j’avais pu reproduire ce que j’avais ressenti de réel, d’irréparable, quand, lisant la lettre de faire part, j’arrachais ce qui m’étouffait autour de la gorge ! J’essayais. Je reprenais la lettre : CHARLES CORBIER… longue et pénible maladie… J’épelais ces mots, à en crier, à me rouler par terre :

— Une crise, disait papa.

— Ah ! mon Dieu non !

Maman avait raison.

Et son visage, comment était-il ? Je ne possédais pas son portrait. « Rouge… de la sueur sur le front… il pousse entre les dents un bout de langue. » C’étaient des mots cela. Ils ne représentaient rien de Charles. Oh ! le voir ne fût-ce qu’une fois ! Je fermais les yeux ou me contraignais à regarder un coin du mur. Une espèce de tache surgissait, tourbillonnante, couleur de flammes, sans contour comme elles, qui eût pu être aussi bien le reflet du visage de Jeannot. Parfois oui, il s’y dessinait une paupière, un coin de bouche, un détail qui ne m’intéressait guère. Mais l’ensemble : le nez, le front, les yeux ? Moi qui connaissais avec leur brun, leurs paillettes rousses, les yeux de la petite brune de Neuilly, j’avais à peine remarqué les yeux de Charles ? Ils étaient gris, et après ? Plus je voulais, moins je voyais. Ou bien une figure se composait, plus boule que visage, qui se déformait comme un reflet sur l’eau, était une face d’homme, puis une face de femme, tirait la langue, clignait de l’œil et brusquement devenait un autre visage, mais jamais celui de Charles. La nuit je rêvais. Un homme loin me faisait signe. C’était Charles, un Charles qui ne ressemblait pas à Charles. J’accourais, je voulais courir, car mes jambes étaient en plomb. Jamais je ne l’atteignais. Ainsi je vivais, mangeant sans savoir, étranger aux miens, sans goût, ombre parmi les ombres à la poursuite d’une ombre.

Il me venait des idées stupides. Au cimetière près de la fosse, j’avais vu un pigeon.

Le lendemain, de ma fenêtre je vis sur un toit un pigeon : le même, l’âme de Charles. Je le vis plusieurs jours. Ensuite il disparut. Que signifiait ce départ de l’âme de Charles ? Et puis, le jour de sa mort il s’était rasé. On m’avait dit que les ongles, la barbe continuent à pousser après la mort. Alors la barbe de… Quand j’y pensais, je perdais pied.

Autre chose me tourmentait. Pour l’expliquer je dois ouvrir une parenthèse. Au moment de l’enterrement, sortant le dernier, j’avais vu une clé oubliée sur la porte. Par précaution, je l’avais enlevée et mise en poche. Au milieu de mes autres distractions, cette clé m’avait valu une série d’obsessions que je donne ici dans leur désordre :

— Je ne puis cependant pas conserver cette clé. J’aurais dû la remettre à un membre de la famille. Mais à qui ? Je ne connais personnellement que la maman.

— Précisément ! c’eût été simple. J’aurais dit : « Madame, on a oublié votre clé, la voici… » En plein cortège, derrière ce corbillard, c’est un peu tard.

— Diable ! où ai-je fourré cette clé ?… Bon ! je la sens. Elle est dans ma poche gauche.

— Pourvu que je ne la perde pas…

— C’est que moi aussi j’ai une clé. Il ne s’agira pas de rendre l’une pour l’autre. Séparons-les. Poche droite ma clé ; poche gauche l’autre.

— Sapristi ! Si on a laissé cette clé sur la porte, c’est qu’elle devait y rester. De quoi me suis-je mêlé ?

— Tout compte fait, mon devoir est de la remettre à la mère. Guettons la première occasion.

— Je ne sais plus bien si j’ai fourré ma clé dans la poche droite ou la poche gauche. Vérifions.

— Que doivent penser les gens de ce Monsieur qui examine ses clés pendant un enterrement ?

— Cette dame qui pleure fait certainement partie de la famille. Si je me risquais…

— Une idée ! Je la remettrai au maître de cérémonie. Ils s’occupent de tout ces gens-là. Pssst ! Monsieur. Pssst ! Zut ! Est-il sourd ?

— D’ailleurs cela ne se fait pas.

— Mon pauvre Charles, sois-en sûr, je pense à toi. Mais cette bougresse de clé.

— C’était bien la peine de me débarrasser de ma couronne pour m’empêtrer d’une clé.

— Pauvre Charles ! Quelque chose de toi reste peut-être attaché à cette clé.

— Rappelons-nous : poche droite ma clé, poche gauche l’autre.

— Pas de doute : si on a laissé cette clé sur la porte, c’est à l’intention de quelqu’un. Il sera bien embarrassé.

— Les dimanches, les serruriers sont fermés.

— Si je laissais doucement tomber la clé ? Ni vu, ni connu.

— Comment peut-on avoir des idées si lâches !

— Si je savais qui est M. Schmid, je remettrais la clé à M. Schmid.

— Mais c’est évident ! Après les funérailles, on offre un repas à la famille : on avait laissé la clé pour la cuisinière. J’en ai fait de belles !

— Il me faut à tout prix et tout de suite avertir la maman… Pas maintenant, elle pleure.

— Nous voici à l’église et j’ai toujours la clé.

— La tête du bedeau, si je lançais la clé dans son plateau !

— Mon pauvre Charles, si tu me vois, tu sais que c’est la faute à la clé.

— « Madame, je… » Raté ! Décidément, je la conserverai jusqu’à la sortie du cimetière.

— Ce M. Schmid a la tête d’un brave homme. Un homme à qui confier une clé.

— Poche droite ma clé. Poche gauche l’autre.

— Tiens ! Le gardien du cimetière porte aussi des clés.

— Ah ! Ce serrement de gorge : Il s’agit de ne pas oublier la clé.

— Poche droite ma… Quel bruit ferait ma clé si je la jetais dans la fosse sur la bière.

— Attention ! Attention ! C’est que je le ferais.

— Pauvre maman ! Que comprendrait-elle maintenant, à cette histoire de clé.

— Le plus simple sera de prendre les devants et de remettre la clé dans sa serrure.

— Ah ! la voilà, la serrure. Pourvu qu’on ne me prenne pas pour un voleur…

— Tiens ! il y a une autre clé.

— Bon Dieu de bon Dieu que vais-je faire de cette clé ?

Eh bien ! un mois plus tard, au milieu de mon chagrin, je détenais encore la clé. Je savais bien qu’un jour ou l’autre, je la restituerais. Mais revoir sa mère, entrer dans cette maison où Charles avait vécu, d’où il était sorti mort, par dessus le marché faire le geste de… cela m’effrayait. Et, c’est bête, ce ridicule détail de clé m’épouvantait plus que le reste.

Un dimanche, je me décidai. La mère me parut moins surprise que je ne le fus. Ses yeux n’étaient plus rouges. Elle portait une robe de deuil, avec un tablier à fleurs passé par-dessus. La clé ? Elle ignorait tout de cette clé. Elle avait la tête si perdue le jour de… Ses paupières battirent un peu. Elle ne dit pas quel jour. Sur son fourneau quelque chose mitonnait :

— C’est mon fricot, dit-elle. J’ai fait un bon achat.

Était-ce la même femme qui sanglotait se tenant à peine debout, pendant le défilé du cimetière ? Il me semblait que son tablier à fleurs, elle ne le portait pas uniquement au-dessus de sa robe. Elle ne parla presque pas de Charles. Elle ne prononça pas une seule fois son nom. Au moment de partir, je lui proposai de revenir le dimanche suivant :

— C’est cela, dit-elle. Je suis si seule… Au revoir.

Mais sa façon un peu molle de me serrer la main remettait cet au revoir à beaucoup, plus tard. Du moins, je l’interprétai ainsi. Cependant je revins et avec je ne sais quelle impatience. On me retint à déjeuner. Je ne reconnus plus la salle à manger. On avait glissé le buffet à la place de la commode, un divan à la place du buffet. Il y avait d’autres chaises. Plus de livres, plus de plans, plus un coin où loger l’image de Charles. De même qu’elle évitait de prononcer son nom, on eût dit que la mère avait fait la chasse au moindre rien qui eût évoqué son souvenir. Je me trompais, j’en suis sûr. Mais cela me choquait, moi qui me battais pour n’oublier rien. Après le déjeuner, on passa dans la pièce voisine pour le café. Là du moins les rideaux étaient restés les mêmes. Machinalement — est-ce machinalement ? — je m’y plaçai et regardai la rue. À un moment, j’entendis :

— Ici, Kira, ici !

C’était Mlle  Jeanne avec son chien. Je la regardai de tous mes yeux. Elle devait certainement connaître la mort de son ancien ami. Aurait-elle un coup d’œil pour sa maison ? Elle ne leva pas la tête. À sa place, j’eusse agi autrement. Quand la maman me proposa de revenir le dimanche suivant, j’acceptai avec un empressement qui me surprit. « C’est pour la consoler » pensai-je. Non ! ce ne devait pas être « pour la consoler », puisque je lui gardais rancune de son tablier à fleurs sur le crêpe de sa robe.

Le dimanche, je revins. Je ne savais toujours pas ce qui me faisait agir. Pendant le café, je me postai devant la fenêtre. J’eus de l’impatience, parce que certain fait tardait à se produire.

— Vous aimez bien ce coin, me dit la mère.

— Oui, Madame.

— Oh ! ce n’est pas comme à Paris. Il n’y a guère de passants.

Un seul suffisait. Ou plutôt une passante. Quand Mlle  Jeanne arriva, je remuai les rideaux. Ce fut en vain. Elle ne tourna pas la tête. Cela m’agaça aussi fort, même plus qu’autrefois quand je remuais ces rideaux pour qu’elle remarquât Charles.

Le dimanche suivant, je craignis d’importuner la maman. Je restai chez moi à lire. Quand ce fut à peu près le moment où Mlle  Jeanne là-bas marcherait devant la maison, je ne sus plus ce qui se passait dans mon livre.

Je retournai le dimanche suivant et ensuite, d’autres dimanches. Aller à Bagneux, attendre le regard de cette demoiselle, enrager de ne pas l’obtenir, devint une habitude. Pendant la semaine, je me sermonnais : « Qu’est-ce que cela peut te faire qu’elle te regarde ? » Je voulais. Je retournais et toujours pour rien. À la longue, j’eus honte de déranger si souvent la mère de Charles. Je déjeunais dans le bar au Gaillac. Pour me donner du courage, je buvais ce Gaillac, puis je me campais sur un trottoir. Régulière comme une horloge, Mlle  Jeanne passait. Jamais elle ne me regardait. Une fois, elle ne vint pas. Je fus dérouté pendant toute la semaine. Une autre fois, je vis arriver la mère de Charles. Je me détournai de crainte qu’elle ne m’aperçût. Je me reprochai cette lâcheté. Que voulais-je donc de cette demoiselle Jeanne ? Qu’elle me donnât un coup d’œil ? Qu’elle devinât un ami de Charles ? Elle restait cependant insignifiante comme au temps de Charles. Seulement, elle avait quelque chose en plus : celui qu’elle ne regardait pas, ce n’était plus lui, c’était moi.

Je n’explique rien. Il est sûr que le chagrin m’avait déprimé. Il ne faut pas oublier qu’au milieu de tout cela, je pataugeais dans mes idées de bourrique, ce qui amoindrissait le contrôle de ma volonté. Peut-être aussi y avait-il là un souvenir de mes anciens « vœux ». Un jour, comme elle passait en appelant son chien, je me surpris à murmurer :

— Ah ! être son chien.

Et je pâlis comme si j’étais Charles.