Le Peintre de l’Engadine — Giovanni Segantini

Le Peintre de l’Engadine — Giovanni Segantini
Revue des Deux Mondes4e période, tome 146 (p. 359-379).


LE PEINTRE DE L’ENGADINE

GIOVANNI SEGANTINI


Que devient la peinture en Italie ? Lorsque au moment du risorgimento, la nation italienne, comme la Beauté endormie, décrite dans les contes de fées, se réveilla à l’appel d’un prince galant homme, on vit s’éveiller en même temps qu’elle les serviteurs qu’avait jetés dans le même sommeil, il y a des siècles, un même enchantement. Ceux qui se trouvèrent les premiers debout furent les orateurs. Ils se mirent à parler, ils parlent encore ; puis les capitaines ; puis, chose tout à fait imprévue, les anthropologues, les philologues et les criminalistes. S’éveillèrent aussi les musiciens qui, d’ailleurs, ne s’étaient jamais bien endormis et avaient continué de faire entendre, dans le silence et la solitude intellectuelle du château dormant, leurs hautbois, leurs violes et leurs flûtes. Puis les architectes, qui eussent mieux fait peut-être de sommeiller encore… Les financiers, que sir Edward Burne-Jones a peints dans sa Briar Rose, la main sur leur sacoche entr’ouverte, se sont levés aussi et sont allés porter aux paysans d’ingénieux systèmes de banques populaires. Les conteurs furent plus lents à se reprendre. On les lit maintenant, et les vierges de leurs romans ont passé les rochers des Alpes. — Mais les peintres ?… De quel lourd sommeil, sans rêves, se sont donc endormis les maîtres du XVIe siècle pour que, dans cet universel réveil de la pensée et de la vie transalpines, aucun n’ait repris l’œuvre interrompue ? Quels liserons, quels volubilis, quelles cymbalaires, quelles églantines perverses ont grimpé et tiennent prisonniers le doigt et le pinceau ? Ou bien, parce qu’ils furent les derniers grands serviteurs de l’Italie à s’endormir, doivent-ils être plus que d’autres paresseux à se lever ?

Il est peu d’amateurs d’art qui ne se soient posé cette question. Et en dépit des tableaux exposés çà et là avec des signatures italiennes, malgré la curieuse valeur d’artistes comme MM. Michetti, Sartorio, Laurenti, Belloni, Fragiacomo et bien d’autres qu’on pourrait nommer, la réponse qu’on se fait à soi-même est ordinairement un peu triste. Il n’y a plus de maîtres italiens. Pourtant, depuis une dizaine d’années, à Munich, à Londres, à Amsterdam, à Venise, parmi tous les inutiles documens réalistes et toutes les banalités symbolistes dont s’enorgueillissent les Salons européens, on voit apparaître d’étranges paysages glaciaires. Pendant longtemps, on a évité de les regarder. Le sujet en était incompréhensible, l’art un peu rude, l’auteur inconnu. Cela représentait des effets de soleil fulgurans sur des plantes étincelantes comme des épées et des arbres tordus comme des flammes dans le voisinage immédiat de glaciers rugueux, avec de petits lacs moroses au milieu de pierres noires et une humanité misérable qui peinait ou sanglotait parmi cette étourdissante fanfare de bleus, de jaunes, de rouges, de céruse et d’émeraudes. C’était peint par stries revêches ou par effilochages ou par points de couleurs crues qu’on eût dites gelées. C’était signé : Giovanni Segantini, et daté : d’abord de la Brianza, ensuite de Savognino, à 1 239 mètres au-dessus du niveau de la mer, enfin de la Maloja, à 1 817 mètres, comme si l’artiste, qui envoyait ces poèmes barbares dans nos villes modernes, voulait s’éloigner chaque fois davantage de notre civilisation, et — tel que Fervaal gravissant sa montagne, — ne croyait pouvoir atteindre son idéal qu’en oubliant les plaines monotones et fécondes où nous nous agitons… On passait, mais l’impression ne passait pas. Où était ce pays ? Que voulait cet art ? Quel était cet homme ?

En allant à Milan, on retrouvait ces pages saisissantes en plus grand nombre et l’on entendait sur elles d’étranges histoires. Des voituriers et des bergers bergamasques descendus des montagnes de la Haute-Engadine racontaient que, là-haut, du côté de Chiavenna, plus haut que Promontogno, plus haut que Casaccia, dans un pays où le chemin de fer ne pénètre pas, ils avaient vu, sur l’Alpe déserte, seul, dans la neige par des froids intenses, durant des heures entières, un homme occupé à d’inexplicables soins. Il n’était là ni pour recouvrer la santé perdue, ni pour cultiver une terre ingrate et maigre. Il couvrait de couleurs de grandes planches dressées dans cette montagne immobile, blanche et silencieuse, troublée seulement par le bruit sourd des avalanches. On savait seulement que cet homme était venu autrefois d’Italie, et que ses planches y retournaient, couchées sur de longs fourgons, au tintement des sonnailles. Et c’est de lui que nous venaient ces visions aperçues entre des cadres d’or, comme descend des glaciers l’eau qui s’encadre dans les margelles de nos fontaines…

Bien que né à Arco, près du lac de Garde, sur le territoire du Tyrol, Giovanni Segantini est Italien. Son œuvre est donc le frêle espoir d’une renaissance artistique au pays de la Renaissance. Elle est la soldanella alpina qui sort péniblement, çà et là, de la neige, sur le versant des Alpes, annonçant le printemps… Il ne suffit pas de saluer cette chose qui naît. Il faut essayer de dire ce qu’est cet artiste dont l’originalité tranchante commence d’émouvoir la critique en Allemagne et en Angleterre ; de déterminer ce qu’il doit à ce pays de l’Engadine qu’il a esthétiquement découvert, ce qu’il a emprunté aux écoles modernes, puis à quoi lui a servi cette étrange discipline qu’il s’est imposée, en un mot, où consiste la nouveauté de sa tentative et réside son originalité.

I

Quand Nansen raconte les impressions ressenties par lui au milieu de la banquise et qu’il a décrit la plaine immense, blanche et grise, semée de lacs noirs et qu’il a peint les hummocks et les glaçons immaculés flottant dans ces lacs et découpés en figures fantastiques, il laisse échapper ce cri : « Toute cette merveilleuse sculpture sera détruite sans qu’aucun œil humain ait pu la contempler ! » Devant les effets atmosphériques mémorables et changeans de la haute montagne, beaucoup de paysagistes ont eu le même regret. Beaucoup ont souhaité de demander aux glaciers le secret non de leur formation, mais de leur beauté, et de nous le livrer. Les uns, comme M. Baud-Bovy, ont produit des travaux utiles peut-être pour l’étude des lois de l’optique et de la topographie. D’autres sont morts à la tâche, comme l’abbé Guétal, ce prêtre paysagiste dont le Lac de l’Eychauda, au musée de Grenoble, est un des essais les plus curieux de paysage alpestre. Peut-être même qu’en perdant cet artiste au début de sa carrière, l’art français a perdu un de ceux qui, dans ce siècle, lui auraient fait le plus d’honneur. En Allemagne, M. Defregger s’est consacré tout entier à peindre les mœurs du Tyrol. Ces exemples suffisent à montrer que l’entreprise de Giovanni Segantini n’est pas si extravagante, et que plus d’un, sans y réussir aussi bien, l’a tentée.

Il est, au haut des pâturages de l’Europe appelés Alpes, une vallée où la Beauté ingénieusement proscrite du reste de la Suisse semble s’être réfugiée. Nulle locomotive n’y siffle. Aucune annonce de journal n’y retentit. Les routes sont sans chemins de fer, les lacs sans bateaux à vapeur. Les prairies ne sentent point passer sur elles l’ombre des fumées d’usine, mais seulement des nuages. Les villages ignorent les villes, les forêts ignorent les jardins. Le seul lien qui rattache ces populations aux nôtres est le fil télégraphique. Il communique la pensée, non la laideur. Elles ne voient venir l’étranger qu’en poste l’été, ou en traîneau l’hiver, et au tintement des sonnettes et des grelots. C’est l’Engadine. Là, finit la Suisse allemande et commence la montagne italienne. À chaque pas que l’on fait de Thusis à Pontresina, on voit s’italianiser les mots, les maisons et les costumes. Là, deux mondes qui diffèrent par leurs plaines se réunissent par leurs sommets. Là, l’Allemagne et l’Italie confondent leurs langues, leurs eaux et leurs ciels. Là, des rouets tournent encore sur les seuils, des ouvriers du fer forgent encore d’admirables grilles ouvragées pour emprisonner, dans les fenêtres profondes creusées en meurtrières, les figures et les fleurs. Les chalets couverts d’inscriptions pieuses parlent comme des livres ; les faneuses vêtues de rouge et de bleu se drapent comme des statues ; les troupeaux épars, avec leurs clochettes, sonnent comme des carillons. On voit, aux balustrades des églises, pendre des raisins de fer peints en bleu et s’étendre, sous les plafonds de bois des chalets, des plantes prenantes comme des mains. Sur les routes, les bonnets rouges des chanteurs de Funiculi venus de Naples se croisent avec les chapeaux verts des joueurs de zither ou des schuhplattltänzernen venus du Tyrol. Les longues et lourdes voitures de poste, jaunes et rouges, passent au trot joyeux de leurs cinq chevaux. Les fouets claquent aux mains d’hommes en veste bleue et qui parlent le romanche, ce sabir des glaciers. Au penchant des montagnes, des pâtres cheminent, pliés dans leurs longs manteaux, et regardent passer, sous leurs pieds, sur le filet serpentin qui est la route, les gens de Paris ou de Londres ou de Munich, environnés de grelots, les enviant peut-être et trouvant en eux ce qu’eux-mêmes viennent chercher ici, — quelque poésie. Au fond de la vallée dorment les lacs sans vagues et sans voiles, immobiles comme des émeraudes, qui font penser à la fresco smeraldo a l’ora che si fiacca, de Dante, les lacs de Sils, de Silvaplana, de Campfer et de Saint-Moritz, miroirs admirables et purs où toute la Nature se penche et se mire ardemment, comme des yeux qui aiment se reflétant dans des yeux aimés. Sur les pentes se dressent, myriades par myriades, les fantomales armées du pin d’Arolle. Au gré des sentiers à peine visibles parmi les pierres, s’en vont les tardi aselli que chantait Virgile, cliquetans de boîtes à lait. Dans tout son cercle, l’horizon est borné par des glaciers immenses, régions féeriques d’œuvres d’art innombrables, qu’on ne peut comparer à rien qui soit sorti de la main des hommes, sinon par une insolence de littérateur, car « la glace est une vraie musique, a dit Tyndall, tandis que le verre n’est qu’un bruit ». Et quand vient l’hiver et l’heure d’arpenter la neige avec des ski, des fanfares de couleurs éclatent dans le ciel sur la blancheur universelle de la terre, et alors d’admirables tableaux se peignent presque chaque soir, sur les hauteurs, inutilement, sans aucun œil pour les voir, comme un Opéra, où tout un monde d’acteurs mettrait ses soins pour une salle vide, où ne se tiendrait même pas, dans un coin, un roi de Bavière…

Ici, cependant, il y a un roi de Bavière. Parfois les touristes qui se tiennent sur la terrasse, recommandée par les guides, d’où le regard plonge sur le val de Bregaglia, voient passer un homme de quarante ans, aux yeux, aux cheveux et à la barbe d’un roi d’Orient, de tout point semblable à ces guerriers assyriens, trapus, musculeux, héroïques, qui se tiennent sur les gigantesques bas-reliefs de Korsabad, mais offrant, d’ailleurs, par son costume, toutes les apparences d’un simple bicycliste. C’est Giovanni Segantini. Ici, il réalise le rêve qu’a fait tout paysagiste de vivre seul avec la Nature, de commencer et de finir son œuvre en plein air, devant l’impassible modèle, sans un seul souvenir entre soi et la réalité, sans une seule vitre entre le rayon des cieux et le rayon de ses yeux. Il habite à la Maloja ou Maloggia (mauvais logis). Mais, s’il fait encore jour, c’est vainement qu’on frappe à la porte de son chalet, — l’artiste n’est pas là. Vainement on visite cette maison du berger que Vigny souhaitait, mais qu’il n’eût pas habitée, car il avait peur de la Nature et de ces neiges qui s’accumulent, en hiver, jusqu’à la hauteur des balcons. Cette maison de bois est pourtant, à elle seule, un symbole de l’art du peintre par la façon dont elle est exposée. Ses fenêtres s’ouvrent d’un côté sur le ciel de l’Italie, de l’autre sur le ciel de la Germanie. De sa chambre, le solitaire voit des rochers et des bruyères où traînent des nuées grises et une espèce de château crénelé qui rappelle le pays brumeux d’où lui sont venus son symbolisme et son préraphaélisme intermittens. De son salon, au contraire, il voit s’étendre le lac de Sils, sombre dans le bleu du soir, et, derrière les montagnes, il devine la figure de sa patrie, de la race chantante et passionnée d’où il est sorti. Mais est-ce ici la maison d’un peintre ? Dans un coin, est bien le buste du maître par le prince Troubetzkoï, mais pas un tableau, pas un chevalet, pas un cadre. On croit que le guide s’est trompé et l’on doute si l’on est bien chez celui qu’on a demandé de voir, chez Segantini…

Le guide ne s’est pas trompé, mais le maître n’introduit presque jamais un tableau sous son toit, et en ce moment il est au travail, c’est-à-dire dans la montagne, loin de tout œil humain. Il a cinq ou six tableaux commencés, épars, dressés en plein pâturage à diverses altitudes et il va travailler à l’une ou à l’autre de ces toiles, selon que le ciel lui donne l’effet qui lui convient et la terre les fleurs qu’il convoite. Aujourd’hui il est auprès de celui qu’il a déjà intitulé dans son cœur : Tristezza. Pour y aller, la route est longue et mauvaise, ou plutôt il n’est pas de route. On s’avance à travers des pâturages marécageux. Le maître est loin ; il apparaît comme un point noir là-bas, là-bas… Pour le rejoindre, il faut avoir un vif amour de l’esthétique, et des bottes imperméables. Le pied glisse sur la pente boueuse et s’embarrasse dans les bruyères. Là, flânent des vaches toujours sonnant, à chaque mouvement qu’elles font pour paître, le carillon de la vie. Là, errent de gros chiens du Saint-Bernard, seuls témoins du peintre. Dans l’Alpe se dresse la cassa ou grande boite en bois et en fer, plantée sur chevalet et fermée comme un triptyque d’autel, qui contient la toile commencée. Devant ce triptyque en plein vent se tient l’artiste, la palette en main, juché sur des mottes de terre.

Quel spectacle ! En face de lui le Forno, avec ses sommets sévères ; derrière lui, le pic Lagrev, qui, lorsque les collines, au soir, perdent les couleurs du soleil, les conserve, lui, longtemps encore, comme un grand cœur fidèle. Tout autour, des gentianes d’un violet clair, d’un bleu clair, des bruyères roses aux infinitésimales fleurs, des pins-cimbres groupés par petits bouquets, des rosiers des Alpes couvrant la terre ; puis, au bord des ruisseaux et sur les prairies, des campanules, groupées comme des sœurs et les colchiques d’automne, disséminés comme des étoiles, et, cloîtrés dans les recoins de rochers, ces rosaires de capuchons violets, les monkshoods, aux tiges droites et bleues, toutes fleurs douces et compatissantes qui diraient volontiers comme celles de Heine à l’âme blessée par l’amour : « Pardonne ce mal que t’a fait notre sœur… »

Le peintre est là, esquissant sa Tristezza : à gauche, un pacage enclos d’une barrière massive aux pieux espacés, à droite, une pauvre maison, au fond, les montagnes entassées, au premier plan, deux femmes qui pleurent. De la maison un cercueil sort, porté par des hommes. Il y aura de la neige sur toute la terre, et, dans le ciel, un embrasement de soleil matinal. Mais, pour peindre cet effet, il faut attendre l’hiver. Il n’y a aujourd’hui ni neige, ni soleil. À peine le peintre peut-il établir les premiers linéamens de son œuvre. À l’est, il fait clair, mais l’occident est chargé de brumes étranges qui descendent du Lagrev ou montent de la Bregaglia et qui se referment comme un rideau sur l’admirable scène entrevue. Des jets de lumière tombent dans l’entonnoir orageux de la Bregaglia, comme des flèches. Une foule de vapeurs en remontent, comme des clameurs. En haut, des nuées vides, lasses, incertaines s’arrêtent…


Panduntur inanes
Suspensæ ad ventos


D’en bas, d’autres nuées montent, traversent la route qui va de la Maloja à Casaccia, puis se dirigent vers Silvaplana et Saint-Moritz, rasant le lac et accrochant et déchirant aux bouts des alpenrosen leurs traînes blanchâtres. De temps en temps, le voile mouvant s’arrête, comme si une nuée timide hésitait à suivre celle qui la précède et alors, par la fente, filtre un sommet rouge, un lac vert, un manteau de ces forêts « qui couvrent les montagnes comme l’ombre de Dieu », puis la trame se resserre et se meut, de nouveau, vers l’est, impalpable et sombre, et inévitable comme les heures…

Tristezza… Ne voyant plus son tableau, dans ces nuées qui passent, le peintre revoit les fantômes de sa vie passée : son frère mort brûlé, sa mère morte, le laissant à cinq ans orphelin, son père qui l’a abandonné. Il revoit son enfance, triste comme celle de David Copperfield, prédestinée comme celle de Giotto. Il revoit Arco où il est né, et les figures des humbles montagnards qui se penchèrent sur son berceau, et les voisins, les arbres, le canal où il tomba tout enfant et faillit se noyer, et son petit bonnet de laine rouge qui allait se noyer aussi… et le grand ciel bleu plein d’alouettes qui passaient sur lui, quand, revenu à la vie, il rouvrit les yeux, ces alouettes qui savaient nager dans l’eau immense et bleue des cieux… Il se revoit ensuite conduit par son père à Milan, puis abandonné par ce père étrange, qui partit un beau jour, alla chercher fortune et ne revint jamais. Il revoit la petite mansarde de la rue San-Simeone à Milan, la fenêtre haute où il grimpait et passait des années à rêver, à écouter les cloches, enfermé par sa sœur qui était allée gagner le pain de la nichée… Il revoit les plâtriers dans la rue, avec des couleurs, ô merveille ! et maniant de grosses brosses, lourdes du liquide magique qui éclaire les murs… puis ces commères qui parlaient dans la rue d’un enfant qui était allé tout seul en France, à pied, et y avait trouvé la fortune. Aller en France était le rêve du petit artiste italien comme le rêve de tout petit artiste français fut jadis d’aller en Italie ! Il se revoit sortant furtivement un matin d’été, pour aller en France, suivant la rue que son père lui a dit avoir été traversée par Napoléon : ce doit être le chemin de France ! puis la marche, sous le soleil écrasant, dans la campagne milanaise, l’orage, le refuge sous un arbre, l’abattement, le désespoir. Il croit encore entendre les voix des bons paysans qui le recueillent et disent avec admiration : « Vois, il a autant de cheveux sur la tête que nous deux ensemble. — De profil, il ressemble à un fils du roi de France », dit l’autre, et sur cette réflexion, il se souvient qu’on lui donna un troupeau de pourceaux à garder. Il n’avait pas sept ans.

Tristezza… Travailler aujourd’hui, il n’y faut pas songer. On n’y voit plus. Il se rappelle alors son troupeau de pourceaux, ses premiers dessins sur des pierres, les figures des notables du village qui s’intéressèrent à lui, le départ de la ferme, le retour à Milan, l’étude à l’Académie des Beaux-Arts, le retour à Arco, puis toutes les tribulations d’un début, enfin le premier succès, le Chœur de Saint-Antoine, les travaux acharnés des premières années, puis les succès remportés à Turin, à Amsterdam, à Londres, à Venise…

Et Tristezza… Pour la peindre, il lui faudra attendre l’hiver. Pour revoir le rayon qui l’a séduit, il lui faudra la patience d’un Nansen, et pour le retenir sur sa toile, la dextérité d’une dentellière houspillant navettes et bobines. Alors il reviendra, quelque froid qu’il fasse, et travaillera enveloppé de fourrures, cuirassé de plaques de fer-blanc garnies de charbons. Sa main droite, dégantée, courra sur la toile : les couleurs gèleront à peine posées et le pinceau fera ainsi de longues traînées rugueuses. Mais le peintre espère que le soleil viendra ensuite qui fondra ces couleurs et les harmonisera selon sa secrète vertu. C’est un espoir peut-être téméraire, mais qu’importe à qui espère ! Le froid n’est rien : la seule véritable ennemie, c’est la brume, la brume qui monte du val Bregaglia et qui lui cache son tableau. L’artiste doit céder à cette ennemie. Ce que le froid ne pourrait faire, l’ombre le fait. Il faut fuir. Il faut retourner à la Maloja. Il referme les volets de son triptyque, cherche à tâtons sa serrure, puis, à travers le brouillard, guidé par le son des clochettes des troupeaux, se dirige vers son chalet, en songeant peut-être à ces autres cloches sonnant près de Sainte-Marie-des-Fleurs, dans cette tour bâtie par cet autre berger fameux, que Cimabuë alla chercher au milieu de son troupeau…

II

L’œuvre ressemble à la vie. Pour peindre ces sommets, il faut les avoir habités, et pour peindre ces hommes, avoir souffert. Des milliers de touristes ont passé par l’Engadine sans voir ni dans les paysages, ni dans les paysans ce qu’a vu Segantini, comme assurément beaucoup de Parisiens ont traversé Barbizon sans observer un seul des horizons ni une seule des figures qu’y a observés Millet. Et lorsqu’ils redescendent vers l’Italie, croyant avoir vécu quelques jours en plein opéra-comique, dans un pays arrangé pour le plaisir des yeux et au milieu de chanteurs disposés pour celui des oreilles, et qu’ils trouvent, dans quelque toile du peintre, à Venise et à Milan, la grandiose et sauvage évocation de cette humanité misérable et de ces sommets glacés, — ils ne reconnaissent plus l’Engadine et ont un mouvement d’horreur. Ce n’est plus là une vue de Suisse tentatrice et banale, affichée dans les gares de chemins de fer ou sous les péristyles d’auberges : les chalets de bois ajourés, les pics en biscuit de Sèvres, les troupeaux en joujoux de Nuremberg, les lacs en angélique, ni le coup de kodak donné de la terrasse d’Ober-Alpina ou de la fenêtre de quelque hôtel, par un amateur élégant et circonspect. Ce n’est plus là le travail d’un topographe en mission ou le délassement d’un bureaucrate en vacances. Ce n’est plus du Robinet, du Baud-Bovy, ni du Töpffer. Il faut effacer de sa mémoire, pour s’en faire une idée, toutes les images de Suisse qu’y ont déposées les toiles et les poèmes de ce siècle entier, — comme on effacerait, d’une malle de voyage, les étiquettes enluminées et grandiloquentes qu’y incrustent soigneusement tous les portiers des hôtels par où l’on a passé. Ou bien, si on lit quelque chose, il faut lire cette page de Ruskin, écrite il y a bien longtemps déjà, sur la vie du paysan des montagnes de Suisse :

« Entrez dans la rue d’un de ces villages et vous la trouverez souillée de cette obscure souillure qui ne peut être endurée que par la torpeur ou par l’angoisse de l’âme. Ici, c’est la torpeur, non pas expressément de la souffrance ; ce n’est pas la famine, ni la maladie, mais les ténèbres d’une tranquille endurance. Le printemps n’y est connu que comme la saison de la faux et l’automne que comme la saison de la faucille, le soleil que comme quelque chose qui réchauffe, le vent comme quelque chose qui glace, et les montagnes quelque chose qui menace. Ils ne savent même pas les mots de beauté ou de science. Ils comprennent obscurément celui de vertu. L’amour, la patience, l’hospitalité, la foi, ils savent ce que c’est. Glaner leurs champs côte à côte et partant plus heureux, porter exténués leur fardeau en gravissant les rampes de la montagne, sans un murmure, engager l’étranger à boire à leur cruche de lait, puis voir au pied de leur grabat de mort une pâle figure, sur une croix, qui meurt, elle aussi, résignée, en cela ils diffèrent des animaux et des pierres, mais en tout cela ils sont sans récompense, autant qu’il s’agit de la vie présente. Pour eux, l’âme n’a ni espoir, ni passion, pour eux il n’est point de progrès ni de joie. Du pain noir, une toile grossière, une nuit sombre, une journée laborieuse, les bras las au coucher du soleil, — et la vie s’écoule. Pas de livres, pas de pensées, pas d’acquis, pas de repos. Pourtant s’asseoir quelquefois un peu au soleil sous le mur de l’église quand la cloche jette ses sons aigrelets au loin dans l’air de la montagne, marmotter quelques prières incomprises contre la table de communion de la chapelle aux dorures ternies, puis revenir vers la sombre demeure en sentant toujours au-dessus de leurs têtes le nuage qui ne s’est pas dissipé, ce nuage d’une tristesse montagneuse, né des torrens sauvages et des pierres brisées, et ne recevoir d’autre lumière, même dans leur religion, que la vague promesse de quelque meilleure chose inconnue, mêlée de menace et assombrie d’une indicible horreur — quelque chose comme la pensée du bûcher, du martyre s’enlaçant aux volutes de l’encens, et, parmi des images de corps torturés et d’âmes en peine dans des flammes furieuses, — jusqu’au crucifix marqué, plus profondément pour eux que pour d’autres, par des gouttes de sang[1]. »

Telle est l’humanité qu’a peinte Segantini. Cet Anglais et cet Italien, sans s’être lus, sans se connaître, se sont rencontrés dans une même vision de ce peuple où l’étranger hâté n’aperçoit que des guides point assez explicatifs ou des hôteliers trop astucieux. La mise en œuvre de cette vision est une chose fort simple : un champ, des bêtes, une cabane, deux ou trois êtres, — de ces êtres qu’a vus La Bruyère au fond de nos campagnes grattant la terre ou soignant le troupeau, — un petit lac rond mettant une tache de ciel sur la terre, un tronc d’arbre coupé et couché d’où bave et suinte l’eau des glaciers, l’intérieur sombre d’une bergerie où l’on dort lourdement, un petit arbre maigre qui se tord en mille sens de haut en bas, comme s’il ne savait s’il doit rabaisser ses bras vers cette terre ingrate ou bien au contraire les relever vers ce ciel inclément, puis des monts massifs et la fine tige d’un clocher à l’horizon, — et c’est tout.

Mais cette chose simple est la plus grande qui soit : c’est la vision de l’Humanité dans sa lutte avec la Nature, là où cette lutte est la plus tragique, la plus inégale, la plus immobile et la plus silencieuse aussi, là où la Nature est la plus forte et l’homme le plus faible, là où elle semble la plus éternelle et lui le plus éphémère, où les choses bâties par elle paraissent les plus indestructibles et les choses bâties par lui les plus fragiles, là où il y a le plus de secrets dans les choses et le plus d’ignorance dans les âmes, là où le ciel semble si proche et Dieu pourtant si loin ! Et cette lutte n’a ni excitante récompense, ni fracas distrayant. Triompher est peu : ce n’est que vivre. Succomber est sans gloire et même sans drame. — Un jour, des voituriers avec leurs convois passent sur la route de la Fluela à Davos. Une boule blanche fume au versant de la montagne, venant du Weisshorn-Grat : elle grossit, elle se déroule et s’écrase… Des hommes et des chevaux qui passaient on n’aura jamais de nouvelles. Le ciel pose son lourd linceul de neige sur l’endroit inconnu où ils gisent asphyxiés. Les faibles êtres qui viennent et pleurent interrogent la Nature inutilement : les vieux sommets sévères, dénudés, n’ont plus un seul frémissement, comme des vieillards qui ont trop vécu pour compatir encore, et ils restent toujours les mêmes, tandis que l’homme seul change, se flétrit, s’affaisse et meurt.

Alors, l’homme se retourne vers ses humbles compagnons de misère, vers son troupeau qu’il aime non seulement pour la laine et pour le lait, mais pour sa présence vivante, animée, et son affection inconsciente. Le paysan de Segantini l’aime, en effet, plus que le berger de Troyon n’aime ses vaches, plus que la bergère de Jacques n’aime ses moutons. Lorsque la bergère engadinoise chauffe ses mains au brasier allumé à l’Heure sombre, tandis que tinte la clochette de la vache qui beugle, dans la paix du soir, quand elle dort Nell’ovile lassée comme la Fileuse endormie de Courbet ; quand elle s’appuie du dos contre le tronc tordu d’un arbre sous le soleil éclatant de Midi, la tête détachée en sombre sur les monts lointains, comme une autre Joconde ; quand elle puise de l’eau, le corps à plat de terre, le bras tendu dans la source, suivi avec intérêt par son mouton ; lorsqu’un jour de pluie torrentielle, surprise en pleine montagne, elle abrite le petit nouveau-né du troupeau, Uno di più, dans ses bras, tandis que la brebis hausse sa tête en bêlant vers l’agneau, — on devine chez cette paysanne de l’Engadine une sollicitude profonde et l’obscur sentiment des liens qui unissent, en face de tout ce qui nous tue, tout ce qui demande à vivre.

Si un rayon tombe à ce moment sur la scène, elle grandit jusqu’à une évocation religieuse. Ave Maria a trasbordo, tel est le titre d’un tableau de Segantini. Un bac comble de moutons traverse un lac. Il porte un homme penché sur ses rames, une mère avec son petit enfant qu’elle tient dans ses bras, la joue sur sa joue. Sur leurs têtes, s’arrondissent deux arceaux de bois semblables à ceux qui, sur les barques des grands lacs de Suisse, supportent des tentes. Sous leurs cintres dénudés et noirs rayonne le soleil, s’écrasant avec éclat derrière la ligne de terre qui borde le lac à l’horizon. Tout est quiet et silencieux. Le bac, en traversant les eaux qui reflètent le soleil, semble flotter dans le ciel même. Les têtes lourdes et tranquilles des moutons pendent par-dessus le bord, jusqu’à l’eau qu’elles effleurent. Si « à brebis tondue Dieu mesure le vent » il n’a pas mesuré la lumière à tous ces dos serrés les uns près des autres. Ave Maria, dit le titre… Prévenu de la ressemblance qu’il y a parfois entre Millet et Segantini, j’ai voulu comparer entre eux les paysages qu’ils ont vus tous deux, et avant qu’une même semaine fût passée, mon enquête commencée dans les sentiers de Barbizon où s’étalent les fougères se poursuivait dans les rochers de la Maloja où se recroquevillent les rhododendrons. Dans cette petite église fleurie du village de Barbizon, on a accroché une gravure de l’Angelus ; dans le chalet de la Maloja, on voit celle de l’Ave Maria. Au fond de ces deux images conçues et demeurées si loin l’une de l’autre, on reconnaît la même idée inspiratrice. Dans le tableau de Segantini, on devine qu’à la fine tige du clocher qui monte là-bas, fleurit la fleur de l’Angelus. C’est pour cela que la mère se penche et qu’elle serre de plus près l’enfant sur son cœur, pour cela qu’autour des deux têtes, le ciel met tout ce qu’il peut de nimbes et d’auréoles d’or, pour cela que tout nous paraît, en cette pauvre traversée, si grand. Et jamais mieux que dans cette barque, conduite par un pêcheur vers la rive du repos et lourde de moutons, suspendue entre les eaux et le ciel, on n’a vu réalisé le mot : « Un seul troupeau et un seul pasteur. »

D’autres fois, l’allusion est plus précise et l’intention mystique plus affirmée. Alors l’art de Segantini devient tout à fait extravagant. Ses Vierges vont s’installer avec leurs enfans Jésus au plus haut des arbres fruitiers, ses anges s’empêtrent dans leurs énormes ailes et d’étranges guivres sortent des trous, au lieu de l’eau froide et pure des glaciers. Mais, même dans ses imaginations les plus osées, l’artiste n’ose sortir de l’Engadine. Que ce soit le ciel, le purgatoire ou l’enfer qu’il peigne, on demeure toujours sur le territoire des Grisons. Ses Mères dénaturées condamnées à d’étranges supplices, selon un poème hindou, errent désespérément, par d’horribles nuits ou journées d’hiver, parmi les sommets glacés du Morteratsch et s’accrochent lamentablement aux arbres tordus qui sortent de la neige pour les saisir au passage et lutter avec le vent furieux qui gonfle leurs robes flottantes. On sent la punition par le froid, la solitude et le silence éternels.

Dans cette Engadine où l’on peut, si l’on veut, n’apercevoir qu’un décor animé, il a vu les étendues désertes et cherché la tragique horreur. Et elle en contient assez pour renouveler l’art tout entier du paysage et creuser derrière les symboles de tendresse divine et maternelle un arrière-plan mystérieux et profond.

Ainsi là-haut, dans l’air glacé, contenu dans une écuelle de rochers, dort le lac de Lunghino, immobile comme un vin empoisonné où nulle lèvre ne trempe, que nul doigt ne trouble. Si infécond que pas une plante ne se regarde sur ses bords, si froid que pas un nageur n’oserait s’y aventurer. Rien ne le traverse, ni rame, ni voile. Pas de ces oiseaux blancs tournoyant et criant après les paquebots nourrisseurs du lac Léman, pas même de ces mirages, de ces fata morgana, qui, là-bas, sur le lac de Genève, aux jours de grande chaleur, font voir des palais et des barques célestes nageant dans l’air au-dessus des eaux… Ici, rien, ni la réalité ni le rêve ne viennent embellir cette surface figée. On dirait une glace oubliée dans une maison vide et seules peut-être, quand tombe la nuit, les étoiles lointaines font à ce miroir délaissé l’aumône de leurs reflets. — On lit dans les romans de la Table Ronde, qu’un certain monstre avait la réputation d’invincible, grâce à une tête enchantée qu’il tenait à la main et dont la vue suffisait à tuer qui le regardait. Mais voici qu’un vaillant chevalier qui s’appelait Daniel vom blüenden Tal attendit le monstre, le dos tourné, le vit venir dans un miroir, et de son épée, sans se retourner, il trancha la main qui tenait la tête enchantée. Puis l’ayant saisie, dédaignant, quant à lui, d’employer une arme aussi déloyale, il la jeta dans un lac. Mais dans quel lac ? Quand on voit celui de Lunghino ou quelque autre de la haute montagne, on s’imagine que c’est au fond de l’un d’eux que repose la tête redoutable et secrète conquise par Daniel vom blüenden Tal, et ce sont ces eaux que peint, pour notre épouvante, au fond de ses paysages, à mi-chemin de ses vierges et de ses rochers, Giovanni Segantini.

Une des pages les plus saisissantes de ce tragique poème est celle qu’il a intitulée Ritorno al paese nativo. C’est une allusion à une coutume répandue chez les habitans des pauvres vallées alpestres forcés de s’expatrier pour aller chercher au loin du travail. Parfois, après une longue carrière, ils reviennent, sinon riches, du moins à l’abri du besoin. Mais la plaine qui prend ses hommes à la montagne ne les lui rend pas toujours vivans. Même alors, la coutume fait qu’ils reviennent, — touchante pensée de ces « déracinés » qui veulent pour les garder durant le dernier sommeil cette terre inféconde qui n’a pas su les nourrir.

Sur un haut plateau, fermé à l’horizon par des masses neigeuses, parmi des prairies tondues par les bêtes, chemine un pauvre cortège. Le cercueil est sur une charrette traînée par un cheval de labour, un homme tête nue, au grand manteau tombant des rouliers, conduit le cheval, un chien suit entre les roues de derrière. La veuve n’a pas pu supporter la longue marche à pied selon les lacets de la montagne, elle a dû grimper sur la charrette, et comme la charrette est tout occupée par le cercueil, c’est sur le cercueil même qu’elle est assise, tenant son enfant dans ses bras. C’est brutal comme la réalité, mais c’est grand comme la solitude. Là-bas, dans les villes fourmillantes où chaque train jette de nouvelles recrues pour l’embauchage, pour la grève et pour l’hôpital, la mort passe inaperçue et débarrasse de leur trop-plein les hospices. On griffonne quelque chose sur un registre ; on met un corps dans un trou administratif et anonyme, et voici de la place pour les nouveaux arrivans ! Mais, ici, sur ces sommets glacés, il semble qu’il n’y ait pas trop d’êtres vivans pour que la mort en puisse prendre sans les dépeupler. Et tout ce qui vit pleure en voyant ce Ritorno al paese nativo et suit, nouveau Jocelyn, ce cortège plus humble encore que celui de Laurence. Le convoi ne fend pas, comme dans nos villes, une foule distraite et indifférente, mais il est le seul spectacle pour les êtres de cette montagne et il semble qu’il y ait plus de détresse dans les esprits obscurs de ces bêtes éparses sur les pentes, quand s’en va le corps de leur berger, que dans les âmes des foules citadines, quand passe, toute capitonnée de couronnes et oscillante de panaches, la pompe déplorable des corbillards. Ici, « le cercueil ne disparaît pas sous les fleurs », mais des fleurs disparaissent sous le cercueil quand passe la boîte lourde du corps sans âme, écrasant involontairement mille petites vies végétales, ces colchiques d’automne, ces boutons d’or ou ces campanules rotondifoliées qui renaîtront demain et sonneront, du carillon silencieux des clochettes bleues de l’Engadine, la diane éclatante et divine de Celui qui a dit : « Je suis la Résurrection et la Vie ! »

Depuis longtemps on n’a pas trouvé grand’chose d’autre à dire à ceux qui pleurent sur une tombe fraîche et tant qu’on peuplera de morts la terre, on demandera aux religions de peupler de vivans le ciel. C’est le sens d’un autre tableau de Segantini : Il dolore confortato dalla Fede. Étroit et haut, il est en deux parties superposées. En bas, on voit le coin du cimetière enfoui sous la neige. Un corps vient d’être mis là, dans la fosse, près de la petite porte de fer, et l’humus nouvellement remué marque au milieu de la neige la place où il est. Sur ce tertre, une femme debout pose son coude sur le mur bas, et blottit sa tête nue sur son coude ; de ses deux mains gantées de noir, l’une tient un mouchoir, l’autre se pose sur la tête d’un être pleurant agenouillé. Au delà du mur et de la grille, la neige, toujours la neige. Sur elle, se croisent deux cortèges noirs. Les parens qui s’en vont, les oiseaux de proie qui viennent. Au delà des vallons de neige, le mur éternel des glaciers. Ici, une croix noire sort de la neige en étendant ses bras et en son milieu est peint le voile de Véronique et la face du Christ qui saigne. Alors on lève les yeux vers le second étage du tableau et l’on voit deux anges battant l’air de leurs ailes immenses qui font souvenir des vers de Dante :
Trattando l’aer con l’eterne penne
Che non si mutan come mortal pelo,
et tenant du bout des doigts un petit corps d’enfant. Les jambes pendent dans le vide, encore attirées par cette loi de la gravitation dont la mort pourtant a dû les délivrer. Et il s’en va, dans l’air glacé, plus haut que le Lagrev, plus haut que le Roseg, dans cette ascension hasardeuse que les peintres religieux font faire à leurs figures préférées. Pourtant, les deux êtres demeurés sur la terre sanglotent, se demandant peut-être pourquoi l’hiver qui a tout glacé autour d’eux n’a pas glacé en eux, arrêté et rendu insensible à jamais ce qui fait souffrir…

Mais voici le tableau de l’Amore alla fonte della vita. Les neiges sont fondues. C’est l’été. On ne voit plus çà et là sur les roches grises que des plaques lumineuses comme les traces que les pieds blancs des anges ont laissées en remontant pas à pas vers les cieux. Les fontaines se sont remises à couler, — les fontaines de la vie. Elles ruissellent, multicolores, et s’étalent dans l’herbe drue qui croit boire du soleil. La colline est tapissée de rhododendrons en fleurs. Ah ! tant mieux, si la neige n’a pas pour toujours glacé ce qui fait souffrir, car elle aurait aussi glacé ce qui fait aimer ! Auprès de la source, assis, les ailes recourbées autour de lui comme des boucliers, un ange de sir Edward Burne-Jones regarde couler une fontaine lumineuse de M. Besnard. Voici que du bout de l’horizon accourent deux êtres enlacés, leurs figures tout près l’une de l’autre. Ils sont jeunes comme ces fleurs de rhododendrons, et légers comme ces plumes d’ange. Leurs robes flottent et frissonnent en mille plis, au vent de l’Engadine. Depuis leurs têtes extasiées d’amoureux jusqu’à leurs pieds dansans dans le sentier sans épines, dans leur allégresse de trouver l’Amore alla fonte della vita, on croirait voir de petites danseuses tanagréennes, descendant d’une excursion au glacier de la Bernina…

III

Si les anges de Segantini appartiennent à sir Edward Burne-Jones, ses paysans à Millet, ses troupeaux à Jacques, ses montagnes à M. Normann, ses prairies à M. Claude Monet, ses eaux à M. Besnard, qu’y a-t-il donc de lui dans toute cette peinture et en quoi consiste, en dehors de sa villégiature un peu prolongée à 1 817 mètres d’altitude, son originalité ? Le voici.

Quand on considère, dans son ensemble, l’impressionnisme et, par exemple, lorsqu’on entre dans la salle Caillebotte, au Luxembourg, encore qu’il y ait quelque injustice à juger de tout le mouvement luministe par cette hasardeuse confrontation, on constate très nettement deux choses.

La première, c’est que, la tentative impressionniste eût-elle échoué dans tous les autres domaines : figure, composition, genre, histoire, a, du moins abouti, dans le paysage, à des œuvres neuves, lumineuses, dignes, sinon d’être imitées, du moins d’être consultées et que les amateurs peuvent bien hésiter à mettre dans leur salons, à titre de chefs-d’œuvre, mais que les artistes doivent recueillir dans leurs ateliers, à titre de renseignemens. Devant l’exposition récente qu’on a faite au quai Malaquais des œuvres d’un des paysagistes les plus estimés de l’ancienne école, Louis Français, on était bien obligé de s’avouer tous les préjugés et toutes les impuissances de cette école, lorsqu’il lui fallait reproduire les vibrations de la lumière du Midi ou tout simplement de midi, et de constater que cette exposition ouverte en l’honneur d’un maître du passé tournait, pour tout observateur impartial, en une involontaire apologie des modernistes. Qu’on admire ou non les tentatives de MM. de Nittis, Claude Monet, Pissarro, Sisley, on ne peut nier qu’ils aient fourni d’utiles indications et de subtiles découvertes. Et, dans l’arsenal de leurs observations et de leurs théories, tout paysagiste moderne doit prendre quelques armes, sinon son drapeau.

La seconde chose qui frappe à l’examen de la salle Caillebotte, est que l’impressionnisme, même dans ses meilleures œuvres, semble toujours ne pouvoir produire que des études et jamais un tableau, c’est-à-dire qu’il réalise parfaitement un des desiderata de l’œil qui aime à voir vibrer la lumière, mais nullement les autres désirs que nous avons du sujet bien défini, de la plasticité des formes, tant chez les êtres que chez les choses. Et, ne réalisant qu’une des qualités qui constituent l’impression esthétique, il ne nous laisse jamais une impression profonde. C’est une musique pour les yeux, non pour le cœur. La joie d’un papillotement sonore ne pénètre pas plus avant que cette région de l’âme qu’un souffle suffit à troubler, mais que le souffle suivant trouble en sens inverse et qui, constamment agitée, ne garde aucune trace. L’impressionniste écrit sur l’eau. Un sous-bois de Rousseau, une clairière de Corot, un chemin entrant dans un rouge crépuscule de M. Harpignies, laissent en nous une voix qui nous y rappelle et notre pensée reprend ce chemin quand elle veut rejoindre quelque rêve. Mais il n’en est pas de même avec les visions dues aux pointillistes, et le seul souvenir que notre âme en retienne est celui d’un étonnant jaillissement de confettis ou d’une magistrale débauche de serpentins.

Mais, s’il arrivait que quelque artiste, rompu aux ingénieux exercices de l’impressionnisme, et en même temps doué du désir de la ligne et d’une sensation profonde de la vie, tentait d’exprimer des thèmes puissans et éternels, comme la douleur, la lutte, la fatalité, la faiblesse de l’homme en face de la nature, sous cette forme vibrante et neuve que nous fournissent nos écoles modernes, non seulement il attirerait l’attention par sa facture, mais il la retiendrait par sa pensée. Il renouvellerait les grands sujets par sa virtuosité. Il ennoblirait sa virtuosité par la grandeur de ces sujets. Il unirait les qualités de ce qui vient à celles de ce qui s’en va. Il dirait selon le langage nouveau des choses qui mériteraient d’être dites ; en un mot, il donnerait à l’impressionnisme riche en formules quelque chose à formuler.

C’est ce qu’a fait Segantini. Jusqu’à quel point ce solitaire a-t-il connu les essais de nos luministes français et a-t-il été inspiré par eux ? c’est ce qu’on ne saurait dire, bien qu’on puisse assurer qu’il en a connu fort peu de chose. Quelques gravures d’après les œuvres de Millet, voilà ce qu’il a vu de ce maître si proche de sa pensée. Et quelques toiles égarées dans un salon international d’Italie, voilà tout ce qu’il a pu apercevoir de nos maîtres impressionnistes si proches de son style. Ce qui n’est pas douteux, c’est qu’il a trouvé, ou retrouvé, et appliqué leurs procédés de division des couleurs et de répartition des lumières avec une réflexion, une décision, une audace lente et calculée, fort rares chez nous. Chez lui, l’impressionnisme, poussé jusqu’à ses conséquences extrêmes, a enfin produit non plus seulement des tendances, mais des résultats. C’est l’impressionnisme encore, mais l’impressionnisme mûri, étudié, durant les longues veillées d’hiver de quinze années de solitude, loin des coteries, loin des cénacles, loin des salons, à l’abri des théories qui dispersent l’attention, paralysent l’effort, loin de tout, mais près de la nature, dans un air plus pur, plus vibrant, où les malades de toutes les parties du monde viennent chercher la respiration et la vie. Ses œuvres tiennent moins de place dans le monde artistique et s’élèvent moins haut sur l’horizon des gazetiers que celles des adroits virtuoses du modernisme, mais elles ont des racines beaucoup plus profondes. Il y a entre elles et les leurs la différence qu’il y a entre les spécimens de la même plante, selon qu’elle croît dans nos plaines de France ou bien sur les Alpes, la scabieuse, par exemple, qui, en plaine, monte rapidement vers le ciel, avec de nombreuses tiges et plusieurs capitules, mais sans s’être solidement établie en pleine terre et, au contraire, dans les Alpes, n’a qu’un capitule, mais s’enracine très profondément. Les fleurs d’impressionnisme obtenues à cette altitude sont d’une couleur plus vigoureuse, comme la bruyère des Alpes est plus colorée que celle de Fontainebleau, et les renoncules, et les campanules, et les lotus de la montagne, plus vivement éclaboussés des teintes célestes que leurs congénères des pays plats. Il semble qu’un phénomène du même ordre se soit accompli dans l’impressionnisme appliqué à cette nature et cultivé par Segantini.

Ensuite, — et c’est là le point qui nettement le caractérise, — il n’a pas sacrifié le culte de la ligne à cette conquête nouvelle de la vibration des lumières et des couleurs. « Les systèmes, a-t-on dit avec raison, sont généralement vrais en ce qu’ils affirment, et faux en ce qu’ils nient. » L’impressionnisme avait raison d’affirmer la nécessité de la couleur claire, des teintes reflétées et de la dispersion de la lumière. Il avait tort de nier la nécessité de la ligne. Segantini n’a rien nié. Il n’a pas fui les horizons majestueux et rythmiques : il les a recherchés, puisqu’il est allé en Suisse, et l’application de la facture moderniste à la charpente classique des paysages suisses est la vraie découverte et le vrai trait d’audace de cet Italien.

La Suisse était depuis si longtemps le refuge des pasticheurs, des confiseurs et des porcelainiers, des misses munies d’albums, des gouacheurs en moite-colours, qu’on pouvait la croire à jamais rayée de la liste des pays inspirateurs. Ses perfections trop évidentes, en la désignant aux admirations injurieuses de la foule, avaient écarté d’elle les interprètes personnels et jaloux. Son trop de beauté l’avait perdue. Voilà du moins ce qu’on entendait dire, et, en effet, il semblait bien qu’il fût devenu presque impossible de la venger de tous les Châteaux de Chillon et de toutes les Chapelles de Guillaume Tell qu’elle avait inspirés. Mais on oubliait une chose : c’est que la Suisse, parmi toutes ces beautés superflues, qu’elle étale, en possédait précisément une, la plus absente de nos paysages impressionnistes : la beauté des lignes, l’agencement rythmique et balancé des horizons accidentés, la construction rationnelle, pyramidale, des plans, en un mot, la composition. Et cette composition, trop marquée autrefois dans une peinture lisse et parcheminée, et qui était un défaut entre les mains d’artistes occupés à l’exagérer comme de mauvais acteurs scandant un bel alexandrin, devenait précisément une qualité avec la peinture papillotante, miroitante, du luminisme qui ne souligne rien, brouille les silhouettes, confond les effets, barbote dans les reflets, ne laisse enfin de l’arrangement des lignes de la Suisse que ce qui est indispensable pour avertir l’œil de l’économie générale et lui faire distinguer un glacier d’un naufrage ou un coucher de soleil d’un étal de boucherie. Du jour où l’on divisait à l’infini tous les tons et où l’on ne tenait plus compte de la forme substantielle des objets, mais simplement de leurs taches colorées, il fallait, pour leur conserver quelque forme, choisir des objets très déterminés, des lignes très générales, abandonner le sous-bois, le jardin, les bords de la Seine, Chatou et Ville-d’Avray, et revenir à l’Italie ou à la Suisse.

En le faisant et en arborant sa palette impressionniste, en plein pays de Guillaume Tell, comme un chanteur qui ferait retentir des refrains du Chat noir les ruines de l’Acropole, Segantini a sauvé ce pays de la correction banale et froide des formules anciennes, et en y découvrant autre chose que des figurans d’opéra-comique, il lui a restitué la dignité de la douleur, c’est-à-dire la dignité même de la vie. Consciemment ou non, volontairement ou par un heureux hasard, le peintre de l’Engadine a trouvé le sujet qui convenait à son style et la pensée qui convenait à son sujet. Il a rompu la banalité des lignes alpestres par la trépidation de son pointillisme. Il a donné à son pointillisme la cohésion des grandes lignes alpestres.

Enfin, il a pénétré toute son œuvre du sens profond de l’Humanité. Par son étreinte passionnée, il a uni l’Humanité et la Nature dans ce champ de guerre où elles semblent si hostiles l’une à l’autre, là où tout semble les séparer. Avec Vigny, il dit bien, en se tournant vers l’une :


J’aime la majesté des souffrances humaines…


mais il n’ajoute pas, en se tournant vers l’autre :


Ne me laisse jamais seul avec la Nature…


car il les aime toutes deux, et toutes deux il les a peintes non ennemies, non hostiles, non rivales, mais bien plutôt sœurs, tristes sœurs accomplissant chacune sa tâche douloureuse, soumises l’une et l’autre à la même puissance supérieure que l’une et l’autre ignorent et qui les broie toutes deux. L’ennemi de la Nature et de l’Humanité est en elles-mêmes et il est inconnu… Par cette impression profonde qu’il laisse, Segantini est original. Si l’on peut dire que ses paysans ont connu ceux de Millet, que son pays est proche de celui de M. Defregger, que ses herbes sont prises dans le pré de M. Monet, et ses anges détournés du jardin de Kelmscott Manor, on ne peut dire que rien de ces maîtres ou de maîtres quelconques dispense de voir les œuvres de Segantini. Personne n’a comme lui uni à la chanson des couleurs le sanglot des âmes et la hardiesse de la touche à la délicatesse du sentiment. Il a vu en vérité des drames de la neige et du glacier que nul n’avait vus avant lui. C’est le Nansen de l’Engadine.

Quand on trotte, le soir, en voiture, dans la montagne, une des impressions les plus subtilement évocatrices qu’on puisse recueillir est d’entendre l’Angelus tintant d’un clocher lointain et égrenant ses sons graves à travers le bruit des grelots des chevaux… Pareillement, dans l’entretintinnabulement des grelots gais et des sonnailles piquantes de l’impressionnisme de Segantini, on entend la cloche qui pleure les morts. Les vibrations s’élargissent par les ondes sonores de l’air où rien ne se perd. Celui qui passe distraitement entend rire les grelots. Celui qui prête l’oreille entend pleurer la cloche. Et c’est toute la peinture de ce Maître, — et c’est toute la musique de la vie.

Robert de la Sizeranne.

  1. Modern Painters, vol. IV, partie 5, ch. XIX.