Le Paysan et la paysane pervertis/Tome 1/57.me Lettre

57.me) (La Même, à la Même.

[Fanchon lui raconte la recepcion de Manon à la maison paternelle.]

1751. 19 avril.


Je profite de l’occasion de la chère Sœur Manon, que voila qui ſ’en-retourne avec ſon Mari, qui l’eſt-venu chercher, comme tu ſais, ma chère bonne-amie Urſule, pour t’écrire quelques mots, ét te conter tout ce qui ſ’eſt-paſſé ici à cette visite. Et d’abord, je te dirai, ma Fille, qu’on eſt ici dans la joie d’autant-plûs, qu’on n’attendait pas cette visite ſans quelque crainte, ét même ſans quelque repugnance : mais il le falait, ét on aurait voulu en-être-quittes.

Le premier jour, lorſque la Sœur-Manon arriva, avec ſon Mari, l’on était dans un remuement qui reſſemblait à celui que cause la visite des Gabeliers ; au moindre bruit qui ſe-fesait du-côté de la grand’porte de la cour, nous treſſautions toutes, ſurtout notre bonne Mère : Et voila Edmond qui entre, ét qui de la porte de la chambre, apercevant notre digne Père, ſ’incline, ét-puis relève les ïeus avec crainte, ét comme attendant un mot. Ce mot eſt-venu : Mon Fils, où eſt votre Famme -? Et auſſitôt Edmond ſ’eſt-jeté ſur la main de ſon Père, ét l’a-baisée ; puis notre bonne ét éxcellente Mère l’a-embraſſé la larme à l’œil. Enſuite, toujours fans dire un autre mot, que mon Père ! ma Mère ! il eſt-alé chercher ſa Famme, que mon Mari ét moi recevions de notre mieus, ét ſans nous parler, il l’a-menée par la main. Et quand elle a-été ſur le ſeuil de la porte, avec cette grâce que tu lui ſais, que ſa rougeur ét une petite honte augmentaient, elle a-dit à ſon Mari, — Votre Père ét votre Mére ont l’air ſi reſpectable, que j’en-ſuis-intimidée ; mes jambes plient, ét je ne puis avancer-. Notre reſpectable Père n’a-pu tenir à ça ; il eſt-venu luimême juſqu’à elle, ét elle ſ’eſt-gliſſée à ſes genous, lui prenant ét baisant la main : mais le digne Homme l’a-bién-vite-relevée, en-lui disant, — Aſſeyons-nous, ma Fille-. Ét notre bonne Mére l’a-embraſſée. Et voila que Manon a-commencé à parler : ét c’était un charme que de l’entendre ! tous nos Frères ét Sœurs rangés debout autour d’elle fesaient un rond, ét on l’écoutait avec admiracion : Elle a-dit mille reſpectueuses choses à notre Père ét à notre Mère, touchant par-ci-par-là quelque-mot de ſa faute, d’un air qui la fesait ſi-bién excuser, que j’ai-vu l’heure où notre tout-bon Père alait lui demander pardon des idées qu’il avait-eues ; car il avait la larme à l’œil, ainſi que notre bonne Mère. Et voila que luimême a-commencé à lui dire des choses grâcieuses, ét à appeler Edmond ſon Fils, avec plûs de complaisance, ſans pourtant le tutoyer ; ét ce n’eſt que quand tout ça a-été-fait, que la chère Sœur Manon ſ’eſt-mise à nous faire ſes presens, commençant par notre honorable Père, notre bonne Mère, mon Mari, moi, ét nos Frères ét Sœurs, ſuivant le degré d’âge, ét tout cela ſi-bién ét ſi-heureusement choisi, qu’il ſemblait que ce fût ce que Chaqu’un aurait-desiré : il eſt-vrai qu’Edmond lui aura-aidé à deviner, car il ſait nos penſées comme nous-mêmes ; ét elle donnait ça avec une grâce ét des paroles ſi-obligeantes, que notre honorable Père, qui eſt toute-ſenfibilité, n’a-pu y-tenir ; il ſ’eſt-levé, ét il a-été-cacher quelques venerables larmes qui ſ’écoulaient de ſes ïeus, en-depit de lui ; ét il n’y-a ſorte de careſſes qu’il n’ait enſuite faites à Edmond, juſqu’à l’appeler ſon chèr Fils, ce qui n’était pas-encore-arrivé : ét mon Mari même en-a été-traité comme jamais il ne le fut ; car le digne Vieillard le voyant tenir Edmond embraſſé par le corps, ét causant ainſi avec lui, il eſt-venu au-milieu d’eux, ét a-dit à ſon Ainé : — Pierre, vous portez le nom de mon honorable Père, ét votre Frère porte le mién : mes Fils, ceci vous preſcrit la conduite à tenir : Pierre, aime ton Frère en-père ; ét toi, Edmond, ſois mon image, ét revère en-lui, ét ton Ainé, ét le nom de mon Père, comme je revère la memoire ét le chèr ſouvenir de ce digne Homme ; l’un de vous me retrace ma propre perſone ; mais l’Autre me retrace celle de mon tant-regretté Pêre : benis ſoyiez-vous ; chèrs Enfans, dont l’un ranime Pierre, ét dont l’Autre ranimera Edme unjour, ét fera y qu’il y-aura encore ſur terre l’image du meilleur des Pères, ét du plus-reſpectueus des Fils-. Nous n’avions-jamais-entendu un pareil langaje ſortir de ſa bouche, ét nous étions tout-attendris, même les Plus-jeunes, ét juſqu’à Brigitte, qui ne ſ’attendrit pas aisement. Enſuite on a-diné ; ét c’eſt alors qu’on a-vu les agremens de la chère Sœur, qui ont-ſemblé ſ’accraître de jour-en-jour : êt quand elle ſ’eſt-vue-aimée ici, c’eſt qu’elle a-été ſi-aimable, que tous tant que nous ſommes nous en-étions fous ; ét il n’eſt apresent Perſone qui n’approuve Edmond ; car elle était non-resiſtible, c’eſt le mot de notre Père. Et un de ces jours, il a-dit à ſon Aîné : — Mon Fils, je crairais qu’on ſ’eſt-trompé dans ce qu’on nous a-dit, ét qu’il y-a quelque-chose là-deſſous ! car il n’eſt pas poſſible que cette aimable Creature ait-été un inſtant abandonnée de ſon Createur -! Mon Mari lui a-repondu : — Auſſi, cher Père, y-a-t-il-eu comme violence, encore plûſque fineſſe. — Ce mot me fait plaisir, mon Fils : oui, c’eſt violences oh ! je n’en-aurais un-inſtant douter, ét je benis Dieu, qui lave ma Fille-Manon de cette tache-. Et depuis ce moment, il l’a-beaucoup-plûs-appelée ſa Fille. Elle, de ſon côté y ſ’eſt-mise à devenir mignarde ét careſſante envers lui, au-point que le reſpectable Vieillard dit avanthièr à ſon Fils-aîné : — Juſqu’à ce moment, je vois que j’avais-eu un ſentiment injuſte à-l’égard d’Adam, notre premier père qui ſuccomba, ét je ſuis biénaise de ne plus l’avoir ; car il eſt notre père : eh ! comment eût-il-resiſté à Ève ! elle n’avait qu’à être comme Manon -! Tu vois, ma chère Bonne-amie, que nous voila tous-bién reconciliés ét unis ; ét ce qui m’en-fait plûs de plaisir, c’eſt que dans la verité, la chère Sœur eſt une bonne ét aimable Famme ; car elle m’a-dit ſes ſentimens les plus-ſecrets, qui ſont dignes ét louables ; dont je benis, Dieu, quoi : qu’aufond il fút à ſouhaiter que certaines choses fuſſent non-avenues : maisauſſi, ſans elles, notre chèr Edmond ne l’aurait-peutêtre-pas-eue ; ét c’eſt cette idée qui a-fait grande impreſſion ſur nos chêrs Père-ét-Mêre. Ce n’eſt pas qu’en-mon particulier, je ne trouve les airs-de-Ville unpeu-extraordinaires : par-exemple, je m’aperçois que la chere Sœur a une petite coquetterie avec tout le monde : hièr elle ſ’apercut que Courtcou le petit berger la regardait avec admiracion : ét elle ſe-mit à ſe-donner des grâces, que la tête en-tournait à ce pauvre Garſon ; qui eſt aſſés libertin, comme tous-ceux de Nitri, dans ce moyén-âge ; car du temps de la jeuneſſe de votre Père ét de mon Ayeul, ils ne l’étaient pas tant : elle en-a de-même avec ſon Beau-père, (mais cette coquetterie-là eſt-permise, ce me-ſembe par ſon but), avec mon Mari, ét tous nos Frères ; aulieu-qu’elle y-va fans façon avec les Fammes…

Tous nos Frères ét Sœurs d’ici te desirent bién ét te ſaluent, car je t’écris à leur ſu, mais ſans montrer ma Lettre. Je te prie de presenter à la chère m.me Parangon mes reſpectueuses amitiés, ét mes tendreſſes à la petite m.lle Fanchette, dont je n’ai-garde de parler ici, ét tu m’entens ? il ne faut pas diminuer la joie qu’on a. Ta Sœur tendre ét affectionnée, autant ét plûs que ſi elle était-formée du même ſang.

Fanchon-Berthier.