Le Paysan et la paysane pervertis/Tome 1/56.me Lettre

56.me) (Fanchon, à Urſule.

[Ma Famme lui remontre doucement, d’après mes conſeils.]

1751. meme jour, 10 mars.


Ma trèschère ét trèsaimée Sœur : Je vous écris avec bién du plaisirz car quand on aime comme je vous fais, audefaut de la converſacion, on aime à ſ’entretenir muettement avec les Perſones qui nous ſont chères, ét qu’on a-tant-ét-ſi-longtemps-cheries, qu’elles ne peuvent par abſence, ſ’efffacer de notre ſouvenir ; comme elles ne pourraient par torts » l’effacer de notre cœur (ce qu’à Dieu-ne-plaise !) Ét tant-ſ’en-faut que ça ſoit avec vous, chère Sœur, qu’aucontraire vous m’êres, je crais, d’autant plus-presente, en-raison de ce que votre abſence me prive du plaisir de voir en-vous ma plus-chère Amie, ét de-plûs, la Sœur du digne Pierre R★★ mon Mari, lequel a vu votre Lettre : Et comme je vous dois la ſincerité autant que l’amitié, chère Sœur, Je vous dirai, que votre Frère ainé, en-la lisant, a-par-trois-ou-quatre-fois-froncé le ſourcil : ét ſur ce que je lui ai-demandé, ce qu’il y-reprenait, il m’a-repondu : — Ce n’eſt que legèreté : Urſule eſt legère, ét ce ſont les Deux-plus-legers de chés nous qu’on a-envoyés à la Ville, ét les plus-beaus ; comme auſſi les meilleurs cœurs : Dieu les preserve ! car je ſuis quelquefois en-tranſe rapport à eux : Et je vous en-prie, ma chère Famme, en-vertu de l’affection que vous me portez, ét de celle que vous avez-toujours-eue pour le chèr Edmond ét la trèschère Urſule, de leur écrire du fond de votre bon-cœur (car votre Frère ne me dit jamais que des choses honorables), des diſcours qui leur rappèlent nos années premières ; ét ſi mal arrivait, je ſens que ce reſſouvenir me ferait-fondre en-larmes, ét il les y-fera-fondre auſſi ; car leur cœur bon ét tendre eſt facile à toucher-. Je n’ai-rién-retranché de ſon diſcours, ma chère Sœur, pastant-ſeulement une ſyllabe, ét pendant que le voila qui lit le Profète-Jeremie, je vous écris. Chère ét bonne Sœur, ce mariage du chèr Edmond, ét la manière, nous ont-bién-ſurpris ici ! Mais la volonté de Dieu ſait-faite, ét ce qui eſt-fait-ét-approuvé de nos bons Père-ét-Mère, arrête ét clôt notre jugement ; car la voix de Dieu parle parleur bouche : c’eſt ce qui fait qu’auſſitôt que nous avons-eu-ſu leur approbation, mon Mari, ét moimême, nous avons-fait une Lettre au nom de nos bons Père ét Mère, pour donner toute ſatiſfaction au chèr ét biénaimé Frère ét à ſa Famme (que Dieu le veuille rendre heureus par elle, ét elle heureuse par lui !) ét les inviter à venir-pafſer ici les fêtes-de-pâques, ét quelquetemps avec : ét je vous puis aſſurer, que je marquerai à la Famme du Frère, tous les ſentimens d’une bonne ſœur, ét tels que je les dois à la Famme d’Edmond. Quant à ce qui eſt de vous perſonellement, trêschère Sœur, que ne puis-je avoir le bonheur de vous revoir auſſi ! Ét en-bonne-verité ! ſi quand vous arriverez, je vous trouve un petit air émerillonné, comme quand vous êtes-ici-revenue avec nous, vous n’avez-pas-ſitót-paſſé deux-jours dans cette maison paternelle, que vous reprenez votre air-de-bonté naïve, qui vous va-ſi-bién ét vous rend ſi-jolie, que ce n’eſt rién de le dire, il faut le voir ! Oh ! ma Sœur ! je ne ſais pas ſi vous gagnez à la blancheur de la Ville, mais je ſais bién qu’ici, avec votre œil modeſte, votre grande paupière baiſſée, votre parler doux ét timide, votre ation retenue, votre marche posée, ét pourtant ſi-grâcieuse ét ſi-vive, vous étiez, ét êtes encore, un des plus-agreables Objets que le Bondieu ait-mis ſur la terre, pour donner à Ceux qui vous volent, une idée de la gentilleſſe ét de la beauté de ſes Creatures. Vous reſſouvenez-vous, chère Sœur, de ce jour, que nous étions, quatre de vos autres Sœurs, vous ét moi, ſur le chemin de Vermanton, nous-en-revenant de la vigne du Vaurainin, ét que nous fumes-rencontrées par ce bon Vieillard de cent-ans, qui avait-connu votre bon Pêre tout petit-garſon[1] ? Il ne nous connaiſſait pas ! ét pourtant il ſ’arrêta pour nous regarder toutes, ét il dit, — Je ne ſais pas, mais il ſemble que ces traits-là-de-visage ne me ſont pas étrangers, ét ſi pourtant je ne les ai-Jamais-vus ? mais je m’en-rappelle de pareils, qui floriſſaient il y-a ſoixante-ans, dans Magdelon R★★, la plus-ſeante ét la meilleure, comme la plus-jolie des-Filles de Nitri (ét c’était votre bonne Tante ainée de votre Père) : ét je gajerais que voila ſa Nièce ? (vous montrant.) Oh ! que vous avez de gentilleſſe, aimable ét revenante Fille ! ét je crais-bién que vous avez l’âme de Celle que vous representez ; qui était ſi-bonne ; ſi-douce, ſi-pieuse, fi-parfaite en-modeſtie ét retenue, que le Paſteur l’en-a-citée, à l’honneur ét gloire de Dieu ét de ſes Parens : oui, Voila ſa modeſtie, ét ſon regard gracieusement baiſſé. Dieu vous beniſſe, belle ét modeſte Fille, dont la vue rejouit ét enlève l’âme vers le Bondieu ! ſoignez-bién cette belle ét grâcieuse image, qu’il a-mise dans votre agreable tête, pour la faire-ſervir à ſa gloire, ét au bonheur d’Un de ſes Enfans, qu’il vous garde en-ſa toute-bonté : car il ſe complaît dans un ſi-joli Chefd’œuvre de ſes divines mains-. Et il vous donna ſa benediction, que Dieu veuille ratifier. Vous étiez un peu brune pourtant, ét ſi vous voyez que n’en-étiez pas moins-agreable. Quant à vos Sœurs, il les loua toutes, ét les reconnut, mais il les loua moins que vous ; ét il voulut bién-faire à moi quelqu’attention, dont je conſerverai toute ma vie le ſouvenir : car il avait-auſſi-connu mon Pére tout-enfant, Et quant à ce qui eſt de votre parure, encore que mon Mari ait-froncé le ſourcil à cet endrait, ſi eſt-ce que je penſe qu’il faut que vous ſayiez comme on eſt à la Ville, ét je crais que mon Mari, votre Frère, n’a-repris, par ſon air, que le ton avec lequel vous en-parlez. Pardon, chère Sœur, ſi je vous parle moimême avec tant de liberté ! mais voila des choses qui ſont moins de moi, que de votre digne Frère, ét même de votre bonne Mère, qui toute-indulgente qu’elle eſt, a pourtant quelques craintes pour vous. Mais à-tout-prendre, dans ce que vous m’écrivez ; nos chèrs Parens ſont-heureus de n’avoir que de ſi-petits ſujets de remontrances ; ét moi, à-part, j’en-felicite leurs bons ét tendres cœurs Quant à ce qui eſt des Partis, c’eſt-là le point important ! ét mon Mari a-encore-froncé là le ſourcil ; mais votre bonne Mère en-a-treſſauté d’aise ; ét elle m’a-dit : Fanchon, ma chère fille ét bru, je n’ai auqu’une inquiétude, quoique votre Mari en-ait ; car d’abord, je connais Urſule, comme elle eſt bién-craignant Dieu ; ét enſuite je ſais en-quelles mains qu’elle eſt, ét que c’eſt dans celles de la Sageſſe même : ét quant à ce qui eſt de ſa nouvelle Belleſœur, tout-un-chaqu’un en-dit du bién à c’theure ; par-ainſi, ma chere Fille, Dieu lui pardonnera, ét elle fera une bonne-famme, incapable de mauvais-exemple ; étpuis Urſule eſt-prevenue : Que je ſerais-joyeuse, de voir Quelqu’un de mes pauvres Enfans, filles ét garſons, bién-établis à la Ville, pour, en-cas d’affaires ici, avoir Quelqu’un à nous, ét à tous Vous-autres, qui nous ſerve ét nous recommande, quand on a quelqu’affaire, qui regarde les Officiers-de-juſtice, ou-bién les tâilles de m.gr l’Intendant, ét de m.r le Subdelegué ; car les pauvres Villageois ſans Connaiſſances ſont-bién-malmenés-! Vous voyez, chère Sœur, comme elle penſe, ét c’eſt d’après ces vues, bién d’une bonne-Mère, comme elle eſt, qu’il faut envisager tour établiſſement ét toute inclinacion. En-voila beaucoup, ma biénaimée Sœur ! ét je ne veus-pas finir en-vous avec toi, ma trèschère Urfule, que j’aime ſi-tendrement. Je t’embraſſe, ét te ſouhaite, outre mille ét mille biéns, le ſouvenir de ton attachée à jamais ſans diminucion, Fanchon-Berthier, f.e-Pierre R★★,

  1. Il ſe-nommait le Père Brasdargent : il avait cent ſix-ans lorſqu’il eſt-mort. C’eſt le même dont il eſt-parlé dans la Vie de mon Père.