Le Paysan et la paysane pervertis/Tome 1/29.me Lettre

29.me) (Edmond, à Pierre.

[Il a des preſentimens de quelque tromperie.]

1750
20 octobre.


Dans un violent orage, les branches des noyérs plantés ſur le Tertre, ſont-moins-agités que mon eſprit : des preſentimens ſecrets m’empêchaient deja de me-livrer à la joie, lorſque je te vis ſous le berceau. Il me-ſemble que tout ſe-ſait pour moi d’une manière differente qu’aux autres mariages. Mes Parens arrivèrent vendredi 14 ; j’eus un ban dimanche, ét mardi je ſerai-marié par diſpenſe ! Notre Père ét notre Mère ont à-peine le temps de me-dire un mot ; ils ſont-obſedés, ſoit par le p. D’Arras, ſoit par m.r Parangon. Nos Frères ét nos Sœurs qui viénnent d’arriver, ſont dans une jolie maison du faubourg, appartenante à la Mère de ma Pretendue, mais où ils ne peuvent voir Perſone, que la Famille de m.me Paleſtine. Bién-plús, je ne vois pas m.me Parangon ; ſon Mari l’a-fait-partir pour la campagne ; elle a-enmené Urſule, ét nos chers Père ét Mère ne demandent plus à voir ni cette Dame, ni leur Fille, comme les deux Premiers jours. Tiénnette même eſt avec ſa Maitreſſe. Il y-a quelque-chose là-deſſous qui m’inquiète ét me-trouble ; dès que ma chère Manon me-laiſſe à moi-même, je tombe dans une melancolie quasi-inſurmontable…, Faut-il te l’avouer ? votre manière-d’aimer à Fanchon ét à toi me fait-envie. Je l’ai ſous les ïeus en-t’écrivant, cette charmante Fille, qui doit être bientôt ma Sœur : Je lui dis que je t’écris… Il faut que je l’engaje à te mettre un mot de ſa main… Elle ne l’ose pas. Ô pudeur aimable ! elle refuse un mot, quoique je l’aſſure qu’il donnera un nouveau prix à ma Lettre : mais ma Mère viént d’entrer ; qui le lui commande : Lis donc, chèr Frère, ét baise ces traits cheris :

Pierre, excusez-moi, ſi je vous ose écrire ; mais c’eſt votre bonne Mére qui l’a-voulu, ét je le fais par pure obeiſſance. Vous êtes tout-ſeul à-present, ét vous avez toute la peine : menagez-vous, je vous en-prie, car je ſais comme vous étes, ét comme vous-vous-tuez de travail : votre bonne Mere n’eſt plus-là pour voir ſi vous avez-chaud en-arrivant, pour vous donner un-verre-de-vin, ét vous faire-changer : Il ne me-conviént peut-être pas d’en-tant dire ; mais ſi je ſuis bién-aise qu’on me-commande de vous écrire ces lignes ; c’eſt principalement parceque j’ai l’occasion de vous mander ça. Je vous ſalue, Pierre, ét vous ſouhaite un beau-temps ; car ça rend les travaus moins-rudes de-moitié.

F-B.

Je crayais, mon Ami, que le Billet ſerait plus-doux… Ah ! que dis-je ! dans quels termes faudrait-il donc qu’il fût-conçu, pour être plus-obligeant ! on ne t’y-parle que de toi !

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Le p. D’Arras eſt-venu-m’interrompre ; il nous a-tous-menés faire un tour de promenade ; enſuite il nous a-conduits dans ſon Couvent, ét les Femmes ſont-entrées dans le jardin, avec la permiſſion du Gardién ; on nous y-a-ſervi une colacion. Je ſuis-enverité-confus de toutes ſes bontés. Il doit ſouper ce-ſoir avec nous. Il nous a-dit mille-choses à l’avantage de ma Pretendue ; ét nous l’écoutions tous avec bien du plaisir. En-revenant, il m’a-parlé en-particulier, ét m’a-entretenu ſur des choses que j’avais-toujours-envisagées ſous un point-de-vue bién-diferent ! Il a-été-queſtion de la jalousies il m’a-cité des coutumes de certains Peuples, qui ſont-toutafait-ſingulières ; ét il aſſaisonnait ces traits hiftoriqs de raisons ſi-palpables, que je ſentais bién que le bonſens était pour lui, quoigue cela me-repugne encore un peu, Il m’a-promis de me-faire lire les Ouvrages curieus où ſont toutes ces hiſtoires : ce qui me-fera-plaisír ; car jaime l’inſtruction ; ét cela eſt neceſſaire, ſur-tout dans mon art, pour donner des idées, ét fournir des ſujets-de-composition. Durant cette converſation intereſſante, ét comme nous traverſions le chemin de Seignelais (où eſt m.me Parangon avec Urſule ét Tiénnette), un Jeune-homme a-paſſé près de nous : il m’a-fixé d’un air-de-connaiſſance, ét en-ſ’éloignant, il ſ’eſt-retourné deux ou trois-fois pour me-regarder J’ai-été ſur-le-point de le ſuivre, pour lui faire quelques queſtions : mais la conſideration que je dois au e p. D’Arras m’a-retenu. À notre retour, ma Pretendue eſt-venue prendre notre Mère ét nos Sœurs, ét elle les a-menées chés ſa Mère. J’ai-profité de ce moment pour achever ma Lettre, ét m’entretenir avec moimême dans la ſolitude ; car j’ai besoin de me-recueillir unpeu.