Le Paysan et la paysane pervertis/Tome 1/28.me Lettre

28.me) (Pierre à Edmond.

[Son changement commence à me-frapper.]

1750.
15 octobre.


Il n’a pas été en-être que j’aye-pu te-dire un mot à notre rencontre ; ét partant j’y-vas ſuppléer parcelle-ci. Et-d’abord, je commence par te temoigner ma ſurprise, bién-agréable ! d’avoir-trouvé m.lle Manon ſous le berceau, avec m.me ſa Mère ét m.lle ſa Sœur : mais ce que je ne comprens guère, c’eſt que ces Dames n’ont-pas-vu notre Urſule, dont nous venons de recevoir une Lettre ! Quand elles l’ont-dit, je n’avais-pas-encore-ouvert ta Lettre, que je n’ai-reçue que là, ét du-depuis que je l’ai-lue, je ne ſuis-pa-moins-étonné, mais d’une autre-façon. Qu’eſt-qu’ça veut dire, ét qu’eſt-qu’c’eſt donc que m.me Parangon veut manigancer ? Et toi, tu cèdes comme-ça à une Femme qui ne t’eſt de-rién ? Eſt-qu’ça n’aurait-pas-convenu qu’Urſule fût-venue avec ces Dames audevant de nos Père ét Mère ? Le jugement t’a-là-manqué, mon Edmond ! Etpuis je t’ai-trouvé l’air comme damoiseau ét nonchalant ; c’était ta Pretendue qui te-fesait toutes les avances ! T’as-pourtant-vu le contentement de notre bonne-Mère ; comme elle l a-appelée ſa chère Fille ; comme elle ne la pouvait laiſſer ſ’éloigner d’elle ? T’as-bién-vu comme cette bonne ét belle Demoiselle a-careſſé Chriſtine, Marianne ét Fanchon, ét comme elle leur a-fait de jolis complimens ; ét comme notre Père l’écoutait d’un air riant ét ſatiſfait, lui qui ne ſouffre pas volontiers toutes ces petites drôleries-là ? Quand m.lle Manon t’a-demandé, pourquoi elle n’avait-pas-vu Urſule, qu’as-tu-repondu ? Un regard langoureus, voila ta reponſes ; ét pourtant elle ſ’eneſt-contentée : Elle a-même-repondu pour toi à notre Pére, qui te-fesait la même demande. Sais-tu que je t’ai-trouvé-bién-changé ! Tu es-toujours-auſſi-franc, tes Lettres en-ſont la preuve ; mais tu ne le parais plus tant. C’eſt la communication de la Ville apparemment, et ça n’eſt pas ta faute. Ô mon Edmond, reſte toujours comme je t’ai-vu ; ne change pas, mon Edmond ! quand on eſt bién, on ne peut changer qu’en-mal. Je ſuis-ruſtiq, moi, groſſier ; mais vertudié, Vois-tu, je veus être bon frère, bon mari, ét bon fils, en-attendant que je ſois unjour bon père. Voila mes douceurs à Fanchon : ét je ne loue jamais ſa figure ; quand il n’y-aurait point de miroirs, une Femme ſait toujours mieus que Perſone ce qu’elle a de joli : mais je lui prens la main, ét je ne la baise pas aumoins, comme tu fesais à ta Pretendue, ét je lui dis : Fanchon, vous me-paraiſſez bién-ſoigneuse ; vous ſerez bonne-menagère quand nous ſerons enſemble : vous aimez votre Père ét votre Mère ; vous aimerez bién Ceux qui viendront de vous, ét ils vous aimeront bién, ét vous en-ferez de bons-ſujets : nous ſerons toujours de-bon-accord, car vous êtes-douce, ét je ne ſuis-pas-mechant : tout me-reviént en-vous, Fanchon, des piéds à la tête ; ce n’eſt pas que vous ſoyiez plus-jolie qu’Une-autre, mais vous êtes-propre ét tout vous va : vous êtes un-tant-fait-peu delicate ſur le manger, ét tant-mieux ! notre petite Famille en-ſera-mieux-nourrie : vous ne ſauriez voir battre un Chién ; vous éleverez doucement nos Enfans, par reprimandes temperées de bonté, ét vous les engagerez à biénfaire par ce petit ſourire grâcieus que vous faites à-present : vous êtes unpeu devote ; c’eſt bién-fait ! je ne le ſuis-guère, moi ; mais j’aime le Bondieu, ét le prie matin ét ſoir pour mon Père, ma Mère, mes Frères ét Sœurs, ét je ne vous oublie pas : vous n’aimez pas les Prêtres ; vous avez raison ; une Femme doit regarder ces Gens-la ſans leur parler, ét leur parler ſans les regarder : ce qui veut dire, les voir à l’autel, ét leur parler à confeſſe : Par-ainfi, Fanchon, nous ſerons bién enſemble tous-deux-. En-finiſſant de dire ça, je la laiſſe, ét je la vois, quand je m’en-vas, qui me-regarde tant qu’elle peut : ét ſi je me-retourne tout-à-fait, elle baiſſe les ïeus, ét deviént toute-honteuse. Tout ça ne te paraîtrait plus rién, à ç’theure, à toi, que tu as-tâté de la friandise des Villes ; ét voila comme vous rebronchez la pointe de votre ſenſibilité dans ce pays-là. Quant à ce qui te regarde, mon Edmond, ton bonheur m’a-paru grand ét beau ; ét il ne ſ’agit plus que de le bién-meriter ; ét c’eſt ce que J’eſpère de toi : je te-prie de m’inſtruire de tout, ét ſur-tout de ces petites manigances de m.me Parangon, dont je ne vois pas le fin ; ſi ce n’eſt que je ſoupçonne Tiénnette de quelque trigauderie, Songe principalement que ta Femme va être plûs pour toi que tous les Amis ét que toutes les Amies du monde. J’oubliais de te dire un mot du p. D’Arras : Qu’il ſait ton Ami, entens-tu, ét pas celui de ta Femme ; quand elles ſont comme m.lle Manon, ça trouble les meditations d’un jeune Moine, quelque pieus qu’il ſait ; voi-le donc chés lui, ét pas chés toi : voila mon mot. Adieu, mon chèr Frère : écris devant ét après que tu ſeras-marié, à

Ton bon Ami, pour la vie.