Le Pays de l’Enéide
Revue des Deux Mondes3e période, tome 72 (p. 38-76).
◄  02
PROMENADES ARCHEOLOGIQUES

ENEE EN SICILE.

Je croyais en avoir fini avec Énée ; je l’avais conduit pas à pas d’Ostie à Laurente, assistant à ses derniers combats, et je ne m’étais séparé de lui qu’après l’avoir vu vainqueur de Turnus, maître de Lavinie, et près d’établir pour jamais ses dieux sur la terre italienne[1]. Voici qu’une gracieuse invitation me ramène en arrière. Avant d’aborder dans le Latium, qui était le terme de ses destinées, le héros troyen avait séjourné deux fois en Sicile. On m’a engagé, quoique j’eusse pris congé de lui, à l’accompagner dans cette autre aventure. L’offre était séduisante : je n’y ai pas résisté. Mettons-nous donc de nouveau à la suite de Virgile. Le pays où il va nous conduire est l’un des plus beaux du monde, et nous aurons un plaisir particulier à le parcourir avec lui.


I

Le biographe de Virgile nous raconte qu’il aimait beaucoup la Campanie et la Sicile et qu’il y demeurait volontiers. Comme il était né au pied des Alpes, dans un pays où les hivers sont quelquefois pluvieux et rudes, il éprouvait sans doute cette sorte d’instinct qui pousse les gens du Nord vers les contrées du Midi. Peut-être aussi trouvait-il que sa santé, qui fut toujours mauvaise, s’accommodait mieux des climats chauds. Il ne se plaisait pas à Rome et n’y restait guère, quoiqu’il y possédât une maison sur l’Esquilin, près du palais de Mécène. C’était pour lui une ville trop bruyante, trop affairée, et il ne pouvait écrire qu’au milieu du calme et du silence. Pour mettre la dernière main à ses Géorgiques, il s’enfuit à Naples ; quand il s’agit de l’Enéide, il éprouva le besoin d’aller plus loin encore : on nous dit qu’il en composa une partie en Sicile,

Il est probable que la première révélation qu’il eut de la Sicile lui était venue des Idylles de Théocrite, et que c’est là qu’il apprit d’abord à la connaître et à l’aimer ; or nous savons à quel moment et de quelle manière son attention fut appelée sur le poète sicilien. Il avait vingt-cinq ans et vivait dans la ferme de son père, un paysan aisé, qui lui avait donné l’éducation d’un grand seigneur. Il y était revenu, après la fin de ses études, et vraisemblablement il ne songeait pas à en sortir. Tandis qu’il menait une existence oisive et rêveuse dans ces belles campagnes « où le Mincius promène son cours paresseux, » la poésie Fermentait en lui et cherchait à se répandre. Son imagination, encore assez mal réglée, l’entraînait de tous les côtés ; il semblait ne pas se bien connaître et ne savait pas se fixer : tantôt il composait de petites pièces de circonstance sur les événemens futiles dont on parlait autour de lui ; tantôt il enflait la voix, et, passant d’un extrême à l’autre, il ébauchait un commencement d’épopée. Les vers qu’il écrivait ainsi au hasard étaient lus de ses amis et devaient lui faire dans le voisinage une certaine réputation. Pollion gouvernait alors la Cisalpine : c’était un homme d’esprit, historien et poète à ses heures, qui a toujours eu le goût de patronner la littérature. Il devina sans doute le talent de son jeune administré, et, fâché des incertitudes où s’attardait un si beau génie, il voulut le mettre dans une voie régulière et lui indiqua un modèle à suivre.

Ce modèle était Théocrite, que les écrivains romains semblaient avoir jusque-là négligé. L’étude de Théocrite charma si bien Virgile que, pendant trois ans au moins, il n’a fait autre chose que de l’imiter. Quoiqu’aucun critique ancien ne nous ait dit par quelles qualités cet auteur a dû surtout lui plaire, il ne tue semble pas qu’il soit difficile de le deviner. Je m’imagine que, dans cette confusion des premières années, quand les élémens dont s’est composé son génie ne s’étaient pas encore unis et fondus ensemble, il devait sentir en lui deux tendances diverses qui l’entrai liaient en sens contraire. En réalité, il a reçu deux éducations différentes dont jusqu’à la fin il a gardé l’empreinte. La nature fut d’abord son maître, un maître dont les leçons l’ont ravi et qu’il a toujours aimé avec passion. Son enfance s’est passée dans les champs, et les champs, pour qui sait les comprendre, sont une école de naturel et de simplicité ; ils donnent le goût du vrai, du naïf, du sincère, la haine de la recherche et du maniéré. Voilà ce qu’il a dû d’abord apprendre dans cette première contemplation de la nature, et ce qui est resté le fond même de son talent. Mais, de bonne heure aussi, il a étudié les livres : à Crémone, à Milan, à Rome, il fréquenta les grammairiens, les rhéteurs, les philosophes ; il fit la connaissance des lettres grecques, il lut Homère, Sophocle, Platon : ce fut une autre ivresse, et cette âme, qui ne sentait rien à demi, se livra tout entière à cette admirable poésie. Les maîtres chargés d’en expliquer les beautés étaient en général des esprits ingénieux, délicats, qui faisaient surtout apprécier à leurs élèves la finesse et la grâce, ce qu’on appelle les qualités littéraires. Virgile, disciple docile, prisa beaucoup ces qualités charmantes ; mais il ne perdit pas les autres, et il résulta sans doute des deux éducations qu’il avait successivement reçues qu’il eut à la fois le sentiment de cette grandeur simple que la vie des champs apprend à aimer, et des beautés plus recherchées qu’enseigne l’école, qu’en un mot il devint artiste et resta paysan.

S’il était véritablement, comme je le pense, dans ces dispositions quand il lut Théocrite, je ne m’étonne pas qu’il en ait été si frappé, Le poète sicilien a précisément cette grande qualité d’unir à un degré merveilleux l’art et le naturel[2], Au fond, c’est un délicat, un ami des poètes d’Alexandrie, nourri comme eux « dans la volière des Muses ; » ce qui ne l’empêche pas de choisir pour héros ordinaires de ses vers des conducteurs de chèvres et des piqueurs de bœufs. Il trouve sans effort le moyen de descendre jusqu’à eux et de rester lui-même. Il les fait chanter sous les grands arbres, « tandis que les abeilles harmonieuses bourdonnent autour des ruches, que les oiseaux gazouillent sous le feuillage, que les génisses dansent sur l’herbe épaisse, » et leurs chants ont, à la fois, un accent rustique et toutes les finesses d’un art laborieux. Ils s’attaquent quelquefois grossièrement comme on fait au village, ils médisent de leurs maîtres, ils insultent leurs rivaux ; et la langue dans laquelle ils échangent ces injures est composée des sons les plus exquis ; elle chante à l’oreille comme une musique. C’est une succession de rythmes compliqués qui s’appellent, qui se répondent, qui s’opposent les uns aux autres et se combinent entre eux d’après des lois savantes dont assurément un pâtre n’a jamais eu la moindre idée. Les bergers de Théocrite sont d’ordinaire des gens naïfs, superstitieux, crédules, qui crachent trois fois dans leur sein pour échapper aux maléfices, et qui croient que leur maîtresse va revenir quand ils éprouvent un tressaillement à l’œil droit ; mais ils sont aussi des artistes qui comprennent, qui détaillent toutes les beautés d’un vase dont Les parois sont couvertes de fines sculptures, des chanteurs habiles, qui tirent des sons harmonieux de la syrinx, et qui trouvent « que le sommeil et le printemps ne sont pas si doux que la muse. » Tous sont amoureux, mais leur façon d’aimer n’est pas la même ; tandis que quelques-uns expriment leur passion en quelques mots d’une vérité profonde et naïve, d’autres la décrivent avec une finesse ingénieuse, en gens d’esprit qui s’observent, comme on devait le faire à la cour de Ptolémée ou d’Hiéron. Délaissés par leurs maîtresses, les uns gémissent et se plaignent doucement, ainsi qu’il convient à des personnes bien élevées ; d’autres sont moins endurans et moins convenables : « ils appliquent sans façon à l’infidèle un coup de poing sur la nuque, qui est bientôt suivi d’un second. » Même variété dans leurs plaisirs : celui-ci considère comme le plus grand de tous les bonheurs de contempler, pendant l’hiver, le hêtre sec qui bride dans le foyer et « les tripes fumantes qui cuisent sur le feu. » Il y en a d’autres qui ne se contentent pas à si bon marché : ils ne se plaisent que couchés sur des lits épais de lentisque odorant et de pampres récemment coupés, « tandis que les peupliers et les ormeaux se balancent au-dessus de leur tête, et qu’une onde sacrée, sortant d’une grotte habitée par les nymphes, murmure harmonieusement à leurs pieds. » Pour rapprocher ces élémens contraires et les associer ensemble, il fallait toute la souplesse du génie grec ; mais aucun poète de la Grèce ne les a si parfaitement unis que Théocrite : chez lui, dans ce charme de grâce et de poésie qui enveloppe tout, les contrastes s’effacent. De son œuvre entière, composée de parties si différentes, il sort une impression unique qui donne aux raffinés l’illusion du naturel et fait deviner aux simples les séductions de l’art. Virgile était l’un et l’autre, nous venons de le voir ; il aimait également l’art et la nature et trouvait dans Théocrite de quoi contenter ses deux passions à la fois. Voilà pourquoi il fut si heureux de le lire et prit tant de plaisir à l’imiter.

On trouve, parmi les œuvres qui lui sont attribuées, une pièce qu’on voudrait croire de lui, parce qu’elle est fort agréable, et qu’il a vraisemblablement composée dans sa jeunesse. C’est un tableau de la vie champêtre, qui présente un caractère très différent de ceux qu’il a tracés dans les 'Bucoliques. Ici, il n’a d’autre visée que de peindre exactement une vérité vulgaire ; c’est, comme nous dirions aujourd’hui, un morceau réaliste. Quoiqu’il soit fort ancien, il semble fait d’après toutes les règles de la nouvelle école. L’auteur ne s’est pas mis en frais d’invention et de composition ; il se contente de reproduire ce qu’il a sous les yeux, sans prétendre y rien changer. Il veut décrire la matinée d’un paysan depuis le moment où il se lève jusqu’à l’heure où il va travailler. Remarquons d’abord que l’homme ne s’appelle pas Tityre ou Ménalque, comme dans une idylle, mais « le Camard, » Simulus, ce qui est un nom tout à fait romain. Nous le voyons qui se lève lentement de son lit. La nuit est noire ; à moitié endormi, il se dirige à tâtons, les mains en avant, vers le loyer. Quand il se cogne, il se dit : « J’y suis. » Puis il allume sa lanterne, avec toutes sortes de précautions, « étendant la main du côté de la bise pour empêcher la lumière de s’éteindre. » Il réveille ensuite son unique servante, une vieille négresse, dont il nous fait un portrait frappant : « Elle a les cheveux crépus, la lèvre épaisse, la peau noire, la poitrine large, les mamelles pendantes, le ventre plat, les jambes grêles, avec un pied qui s’étend à l’aise.


Pectore lata, jacens mammis, compressior alve,
Cruribus exilis, spatiosa prodiga planta. »


Aidé par la servante, Simulus cuit son pain, et confectionne le plat qu’il doit emporter pour son dîner. C’est un plat national qui s’appelle moretum, et d’où notre poème a pris son nom. L’auteur a soin de nous en donner la recette, qui ne nous engagera pas beaucoup à l’imiter : il y entre de l’ail, de l’oignon, du céleri, de la rue et du fromage. Tous ces ingrédiens sont placés dans un mortier, et pendant que Simulus les écrase, une odeur âcre le saisit aux narines, son front se plisse, et souvent, du bout de sa main, il frotte ses yeux qui pleurent. Quand le pilon ne ressaute plus, il l’ait avec ses deux doigts le tour du mortier pour rejeter au centre ce qui couvre les bords. L’opération finie, il chausse ses fortes bottes, met son galerus sur sa tête, sort pour aller au travail, et voilà notre petit poème achevé.

L’ouvrage, dans sa rusticité, est piquant et curieux. Je ne serais pas surpris qu’avec les dispositions où nous sommes et le goût que manifeste le public, on ne fût tenté aujourd’hui de le préférer aux Bucoliques. On se demandera certainement pourquoi Virgile, s’il en est vraiment l’auteur, n’a pas continué de décrire ainsi la vie rustique. Comment se fait-il qu’il ait cru devoir changer de méthode, et qu’ayant commencé par marcher dans une voie qui était nouvelle, il l’ait brusquement quittée pour se mettre sur les pas de Théocrite ? Il faut bien croire qu’il n’était pas aussi satisfait que nous de son œuvre, et que ces peintures, servilement exactes, ne lui semblaient pas la perfection de l’art. Peut-être pensait-il que notre existence de tous les jours étant d’ordinaire si médiocre et si plate, il ne vaut vraiment pas la peine de la vivre deux fois, dans la réalité et dans le rêve ? Comme il était triste de nature, et enclin à prendre les choses par leurs mauvais côtés, il lui semblait doux d’échapper un moment à la vie réelle ; plus que personne il devait tenir à cette vie d’imagination où nous pouvons au moins corriger les misères de l’autre et qui nous aide à les supporter. La lecture de Théocrite lui révéla un genre de littérature où la réalité est relevée par une pointe d’idéal : c’était celle qui convenait à ses goûts ; il n’en a plus connu d’autre.

Le voilà donc jeté dans l’imitation du poète grec : du même coup, sa muse est forcée de se dépayser un peu ; il faut qu’elle s’éloigne des lieux qu’elle avait d’abord fréquentés. Tityre et Ménalque ne peuvent pas être, comme Simulus, des habitans des bords du Pô : jamais bergers de cette espèce n’ont mené leurs troupeaux dans les plaines de la Cisalpine. Pour qu’on puisse admettre leur existence, il est nécessaire de supposer qu’ils viennent de plus loin. Théocrite les place dans la Sicile : c’est un pays admirable pour y loger des fantaisies qui participent à la fois de la réalité et de l’idéal ; Virgile n’avait rien de mieux à faire que de les y laisser. La Sicile est donc devenue pour lui la patrie de l’églogue par excellence ; c’est à peine si l’Arcadie lui dispute quelquefois ce privilège. Quand il veut se représenter des bergers qui jouent de la syrinx et composent des chansons rustiques, il songe à la Sicile. Elle obsède son imagination ; elle revient partout dans ses vers, La muse qu’il invoque au moment d’entamer des chants nouveaux est une muse sicilienne :


Sicelides Musæ, paulo majora canamus.


La poésie champêtre lui rappelle le souvenir de Syracuse, et il commence sa dernière églogue en saluant la charmante fontaine d’Ortygie dont les poètes content tant de légendes :


Extremum hunc, Arethusa, mihi concede laborem.


Si Corydon veut éblouir son ami par le tableau de son opulence, il lui fait le compte de ses brebis qui paissent dans les pâturages de la Sicile :


Mille meæ siculis erra ru in montibus agnæ.


Quoiqu’on soupçonne qu’il est un Cisalpin et n’a guère quitté les environs de Mantoue, il nous dit, comme Polyphonie, qu’il a vu son image dans les Ilots de la mer tranquille et qu’il ne s’est pas trouvé trop laid :


Nec sum adeo informis ; nuper me in littore vidi
Quum placidum ventis staret mare. Cette mer, n’en doutons pas, est celle qu’on voit étinceler au soleil des hauteurs de Taormine ou des rampes de l’Etna, celle dont il est question dans ces vers divins du berger de Théocrite : « Je ne désire pas posséder les domaines de Pélops ou entasser des monceaux d’or, je n’ai souci de courir plus vite que les vents. Mais puissé-je, sous ce rocher, te tenir entre mes bras, et, regardant paître mes brebis, lancer mes chants vers la mer de Sicile ! »


II

C’est ainsi que Virgile fit connaissance avec la Sicile ; et, comme il ne la vit d’abord qu’à travers les idylles de Théocrite, il était difficile qu’il n’en fût pas séduit. Il faut croire que, lorsqu’il la visita plus tard lui-même, son plaisir fut aussi vif, et que la réalité confirma toutes les illusions du rêve. La Sicile est un de ces beaux pays où les déceptions ne sont pas à craindre et qui répondent à tout ce qu’on peut attendre d’eux.

Nous avons la bonne fortune assez rare de savoir en quel état à peu près Virgile a dû la trouver. D’ordinaire on connaît mal la situation des provinces romaines ; personne presque ne nous parle d’elles ; tous les yeux étaient alors fixés sur la capitale, et ils n’aimaient pas à se détourner vers les pays qui l’entouraient. Mais par suite d’un événement particulier, quelques années avant l’époque d’Auguste, l’attention générale s’était un moment arrêtée sur la Sicile. Un grand seigneur, qui la gouvernait au nom du peuple romain, l’ayant, selon l’usage, très rudement traitée, ses administrés l’attaquèrent devant les tribunaux de Rome. Ils furent soutenus par le parti démocratique, qui, dans la personne du préteur concussionnaire, voulait déconsidérer toute sa caste, et Cicéron se chargea de le poursuivre. Les procès de ce genre étaient l’un communs en ce moment, et, une fois qu’ils étaient jugés, on n’en gardait pas le souvenir. Grâce au talent de l’orateur, celui de Verrès est devenu immortel. Les discours de Cicéron se sont par bonheur conservés et ils abondent en détails curieux sur la situation de la Sicile. Puisons à cette source intarissable pour savoir ce qu’elle était à ce moment et l’effet qu’elle pouvait produire sur les Romains qui allaient la visiter.

Nous y voyons d’abord que, bien que la population de la Sicile eût des origines très diverses, un des élémens dont elle se composait avait à peu près absorbé tous les autres, et qu’une seule langue, la langue grecque, dominait dans l’île entière. Seulement les Romains étaient frappés de voir que les Grecs de ce pays ne ressemblaient pas tout à fait à ceux qu’ils rencontraient ailleurs. Ils avaient, comme tous leurs compatriotes, beaucoup de finesse et d’agrément dans l’esprit, le goût de la dispute, surtout celui de la raillerie : « Dans leurs plus grandes épreuves, dit Cicéron, ils trouvent toujours quelque occasion de plaisanter ; » mais de plus ils étaient sobres et laborieux, deux qualités qu’on ne trouvait pas au même degré chez les habitans de la Grèce propre et de l’Asie. Cicéron ajoute qu’ils avaient bien accueilli la domination romaine, ils s’associaient volontiers aux négocians de Rome, qui leur apportaient leurs capitaux et leur industrie, et ils exploitaient leurs terres en leur compagnie, comme ils ont depuis exploité leurs vignobles et leur soufre avec des Allemands et des Anglais. Ce n’est pas qu’ils eussent pour les Romains une affection particulière, mais ils sentaient qu’il leur était impossible de se passer d’eux ; ils comptaient sur leurs secours pour échapper à un péril dont ils ne pouvaient pas se tirer tout seuls. La culture des céréales était la grande industrie de la Sicile, et là, comme ailleurs, les paysans étant devenus rares, il avait fallu les remplacer par des esclaves : nous savons que les gens riches en possédaient des milliers. Ces esclaves n’étaient pas établis dans des villages ou disséminés dans des fermes, comme le sont chez nous les gens qui travaillent les champs ; la Sicile ne devait pas posséder alors plus de villages et de fermes isolées qu’elle n’en a de nos jours. On les rassemblait en grandes troupes, comme ces laboureurs que nous voyons faire les semailles ou la moisson dans les plaines de l’Italie méridionale ; mal nourris, peu vêtus, durement traités, ils étaient menés à l’ouvrage par des villici qui devaient ressembler beaucoup aux caporali d’aujourd’hui. Ils travaillaient les fers aux pieds, et, pétulant le jour, la surveillance du villicus les empêchait de communiquer entre eux. Mais le soir, dans ces campemens provisoires on en les entassait, il leur était facile de se concerter. C’est ainsi qu’il éclata en quelques années deux révoltes qui épouvantèrent le monde. On vit un Syrien et un Cilicien, à la tête de plus de soixante mille pâtres ou laboureurs, tenir en échec des généraux romains, dévaster la province et verser à flots le sang des hommes libres. Depuis ce moment, les Siciliens vivaient dans une sorte de terreur perpétuelle. On avait fait des lois qui défendaient, sous peine de mort, aux esclaves de porter jamais aucune arme sur eux, et ces lois étaient observées avec la dernière rigueur. « Un jour, dit Cicéron, on apporta un sanglier énorme au préteur Domilius, Surpris de la grosseur de l’animal, il voulut savoir qui l’avait tué. On lui nomma le berger d’un Sicilien ; il ordonne alors qu’on le lasse venir ; le berger accourt, s’attendant à des éloges et à des récompenses. Domitius lui demande comment il a tué cette bête formidable. « Avec un épieu, » répond-il. A l’instant le préteur le fit mettre en croix. » Depuis quelques années, à ce fléau toujours menaçant il s’en était joint un autre. Des flottes de pirates, parties de la Cilicie, couvraient la Méditerranée. Leurs vaisseaux légers passaient entre les escadres qu’on envoyait pour les surveiller et se jouaient des lourdes galères romaines. On les vit un jour entrer par bravade dans le port même de Syracuse, et, après avoir fait le tour des quais, sortir tranquillement, sans qu’on osât les poursuivre. Contre tous ces dangers les Siciliens avaient besoin de l’appui de Rome ; aussi s’étaient-ils toujours montrés, depuis la fin des guerres puniques, des sujets soumis. Ils ne cessaient de faire des avances à leurs vainqueurs, et Cicéron remarque avec quelque surprise que beaucoup d’entre eux prenaient des noms romains, ce qui semblait indiquer qu’ils voulaient renoncer à leur ancienne nationalité pour accepter celle de leurs nouveaux maîtres[3]. Les deux races commençaient donc à se mêler ensemble et déjà se préparait cette assimilation de la Sicile avec l’Italie qui de nos jours est devenue si complète

Ce n’est pas que Rome ait toujours accordé aux Siciliens une protection bien efficace. Elle choisissait quelquefois, pour les gouverner, des gens qui remplissaient fort mal leurs fonctions et qui pillaient ceux qu’ils auraient dû défendre. Verrès, en gardant pour lui l’argent destiné à l’entretien de la flotte, en la mettant sous les ordres du mari de sa maîtresse, qui était aussi mauvais amiral que mari complaisant, l’avait livrée aux pirates. Lui-même ne s’était occupé, dans les deux années de sa préture, qu’à remplir ses coffres ou ses galeries. Il avait mis en vente toutes les charges municipales de la province, fait payer aux laboureurs deux fois plus d’impôts qu’ils n’en devaient, et confisqué, sous prétexte de crimes imaginaires, la fortune des personnes les plus distinguées et les plus riches. « La Sicile, disait Cicéron, est aujourd’hui tellement affaiblie et perdue qu’elle ne retrouvera jamais son ancienne prospérité. » C’était une prédiction, et elle s’est accomplie à la lettre. L’empire donna sans doute à la Sicile, comme au reste du monde, la paix au dehors et la sécurité intérieure. Pendant près de trois siècles on n’entendit plus parler des pirates. Il y eut encore quelques révoltes d’esclaves, par exemple celle de Selurus, qu’on appelait le fils de l’Etna, parce qu’il avait longtemps couru et dévasté les environs de cette montagne. Strabon le vit dévorer par les bêtes, dans le grand cirque de Rome, à la suite d’un combat de gladiateurs, « On l’avait placé, dit-il, sur un échafaudage très élevé qui figurait l’Etna. Tout à coup l’échafaudage se disloqua, s’écroula, et lui-même fut précipité au milieu de cages remplies de bêtes féroces qu’on avait mises au-dessous. » Ces tentatives, comme on voit, étaient rigoureusement réprimées et elles ne prirent jamais le caractère terrible de celles d’Eunus et d’Athénion. Cependant malgré le calme dont la province a joui sous l’empire, elle ne parvint jamais à se relever[4]. N’est-il pas étrange que la paix, qu’elle a tant souhaitée et si peu comme, n’ait pas pu lui rendre un moment cette prospérité, cet éclat, cette intensité de vie, cette gloire des lettres et des arts, dont elle avait été favorisée d’une façon si merveilleuse pendant qu’elle se débattait dans d’effroyables désordres ?

Il lui restait heureusement ce qu’elle tenait de la nature, ce que rien ne pouvait lui ôter : les richesses d’un sol inépuisable, dans une petite étendue une étonnante variété de sites, des montagnes pittoresques, des côtes bien découpées, un climat d’une admirable sérénité, qui frappait de surprise même des Italiens : « On prétend, disait Cicéron, qu’à Syracuse il n’y a pas de journée si sombre que le soleil n’y luise quelques instans. » Ajoutez-y tous ces phénomènes volcaniques, mentionnés si complaisamment par Strabon, et qui causaient d’autant plus d’admiration qu’on savait moins les expliquer, ces sources brûlantes qui jaillissent de terre, ces montagnes qui jettent des torrens de feu ou de boue, ces flammes qui courent capricieusement sur les flots, ces îles qui sortent tout d’un coup de la mer et qui s’y replongent, enfin tous ces spectacles extraordinaires dont on rendait compte par des légendes, faute d’en savoir la raison, et qui donnaient à la Sicile la réputation d’être un pays de merveilles.

Ce n’était pas là pourtant ce qui attirait surtout chez elle les voyageurs. L’auteur d’un poème sur l’Etna se plaint qu’on ne se dérange guère pour admirer les grands spectacles de la nature, tandis qu’on traverse les terres, qu’on passe les mers, qu’on se donne mille peines lorsqu’il s’agit de contempler des tableaux célèbres ou de vieux monumens. Les curieux allaient donc voir Agrigente ou Syracuse, comme Athènes ou Corinthe : ils venaient y visiter les chefs-d’œuvre de l’art grec. Il est sûr que leur attente n’était pas trompée et qu’ils ne devaient pas regretter leur voyage. Songeons que tous ces édifices, dont les débris nous étonnent, quoique nous n’en ayons plus que le squelette, étaient alors intacts et complets. Les temples conservaient leurs frontons et leurs frises sculptées ; le vent et la pluie n’avaient pas rongé les cannelures des colonnes ; elles étaient couvertes d’une couche de stuc assez forte pour les protéger, assez légère pour ne pas les alourdir, semblable à ces vêtemens de gaze qui dessinent si parfaitement les formes des statues antiques. Les métopes produisaient tout leur effet, placées au-dessus des colonnes, à l’endroit même pour lequel on les avait faites, au lieu d’être, comme aujourd’hui, rangées le long des murs d’un musée. Il faut ajouter que toute cette architecture dorique, qui nous parait si majestueuse, si grave, était alors relevée et comme égayée par des couleurs que le temps a effacées. On sait aujourd’hui que les Grecs appliquaient sur le marbre et sur le stuc des peinturés qui avaient l’avantage de corriger, dans les premiers temps, la crudité des tons naturels, et qui plus tard, à mesure que les monumens vieillissaient, les empêchaient de prendre ces variétés du nuances qui détruisent l’unité de l’ensemble, Faisons un effort d’imagination et tâchons de nous figurer l’aspect que devaient alors présenter ces beaux édifices. Les grandes parties extérieures sont peintes d’ordinaire en jaune clair, couleur moins éblouissante au soleil, moins crue que le blanc, qui se détache mieux sur les nuages et contraste plus agréablement avec la verdure. Sur ce fond uniforme, des teintes plus vives accusent les détails de la décoration. Les triglyphes sont peints en bleu ; le fond des métopes et des frontons en rouge. Les colonnes s’enlèvent en clair sur un soubassement plus foncé. Quelquefois des lignes délicatement tracées indiquent les joints des pierres. Pline, parlant d’un temple de Cyzique, dit « que l’or n’y semblait qu’un trait de pinceau, aussi fin qu’un cheveu, et qu’il produisait néanmoins de merveilleux reflets. » Vers le haut, le long des frises et au-dessus, les ornemens sont plus nombreux, les couleurs plus variées, plus vives, comme pour former une sorte de couronne à l’édifice[5]. Voilà pour l’extérieur ; on voit à quel point il différait alors de ce qu’il est aujourd’hui. Quant à l’intérieur, nous n’en avons plus rien conservé. Les murs de la cella, c’est-à-dire de la demeure même du dieu, ont presque partout disparu, et c’est grand dommage, car ils étaient souvent couverts de belles peintures. A Syracuse, dans le temple de Minerve, une suite de tableaux représentait tes incidens d’une bataille de cavalerie livrée par Agathocle. « Il n’y a pas, dit Cicéron, de peinture plus fameuse et qui attire plus les étrangers. » Ils allaient voir aussi, dans le même temple, des portes sculptées, comme on visite celles de Ghiberti à Florence. On les louait pour une œuvre admirable, et les critiques d’art de la Grèce avaient composé plusieurs ouvrages pour en détailler les beautés. Ce qui paraissait plus curieux encore, c’était de voir rangés le long des murs les dons qu’on avait offerts aux dieux ; il y en avait de toute sorte. Pline le jeune raconte qu’ayant fait un héritage, il s’était permis d’acheter une statuette en airain de Corinthe, représentant un vieillard debout, qui lui semblait un bel ouvrage. « Je n’ai pas l’intention, nous dit-il, de la garder pour moi. Je veux l’offrir à Côme, ma patrie, et l’y placer dans un lieu fréquenté, de préférence dans le temple de Jupiter : c’est un présent qui me semble digne d’un temple, digne d’un dieu. » En effet, de belles statues n’y sont pas déplacées, même quand elles ne représentent pas la divinité qu’on vient y prier ; mais il y avait bien autre chose. Pour ne parler que de ceux de la Sicile, Cicéron rapporte qu’on y voyait des tables de marbre, des vases en airain, des lingots d’or, des dents d’ivoire d’une grandeur extraordinaire, et, pendant aux murs, des casques, des cuirasses travaillées avec goût, ainsi que des piques de bois, qui sans doute avaient servi de sceptre aux anciens princes du pays. Les temples n’étaient donc pas seulement des musées, comme on l’a dit souvent, mais de véritables magasins de curiosités.

Au milieu de ces richesses entassées, il devait être quelquefois difficile au voyageur inexpérimenté de se reconnaître. Heureusement, il avait la ressource de s’adresser à des personnages empressés et obligeans, dont la race ne s’est pas perdue en Italie, qui faisaient profession de guider les étrangers et de leur faire admirer les monumens antiques. On les appelait mystagogues ou périégètes. Il y on avait beaucoup en Sicile, comme dans tous les pays de la Grèce que visitaient les curieux, et Cicéron nous les dépeint fort embarrassés après que Verrès eut dévalisé tous les temples. « Ne pouvant plus, dit-il, faire voir les objets précieux, qui n’y sont plus, ils sont réduits à montrer la place qu’ils occupaient ; » ce qui n’est pas tout à fait la même chose.

Indépendamment des monumens publics, gymnases, théâtres ou temples, qui contenaient tant d’œuvres remarquables, il y avait en Sicile beaucoup de galeries qui appartenaient à des particuliers et que les étrangers étaient admis à visiter ; c’est ce qui arrive encore aujourd’hui à borne et dans les villes importantes de l’Italie. Cicéron parle de plusieurs de ces riches collections, qui, pour leur malheur, excitèrent la convoitise de Verrès, Mais il y en a deux dont il fait surtout l’éloge, celle de Stenius, à Thermœ Himeremes (aujourd’hui Termini), et celle d’Heins, à Messine. Heins avait eu l’idée de réunir dans une pièce arrangée exprès les chefs-d’œuvre de sa galerie : c’est ce qu’on a fait depuis longtemps dans la Tribune de Florence, ce qu’on imite dans presque tous les musées de l’Europe. Il possédait une petite chapelle, bien tranquille, bien recueillie, avec des autels pour venir prier les dieux, et il l’avait ornée seulement de quatre statues, quatre merveilles : le Cupidon de Praxitèle, l’Hercule en bronze de Myron, et deux canéphores de Polyclète. Le Cupidon avait fait le voyage de Rome : l’édile C. Claudius l’avait emprunté à son ami Heins pour embellir une fête qu’il donnait au peuple romain. On ne manquait pas de le dire aux visiteurs, de même que de nos jours on pense augmenter le prix d’un tableau en racontant qu’il est de ceux qui furent enlevés par les Français et placés au Louvre. La chapelle d’Heins était ouverte tous les jours, et les étrangers qui passaient à Messine ne manquaient pas de l’aller voir. « Cette maison, dit Cicéron, ne faisait pas moins d’honneur à la ville qu’à son maître. »

On allait donc visiter alors la Sicile pour les mêmes raisons qu’à présent. Elle attirait surtout les artistes, les connaisseurs, ou ceux qui croyaient l’être, les admirateurs de l’art grec, qui savaient qu’elle était au moins aussi riche en monumens anciens que fa Grèce ou l’Asie. Le voyage était sans doute moins commode et moins rapide qu’aujourd’hui ; mais peut-être se faisait-il plus aisément qu’il y a quelques années. Cicéron rapporte que, lorsqu’il voulut dresser l’acte d’accusation de Verrès, il parcourut l’île entière en cinquante jours, « de façon à recueillir tous les griefs des villes et des particuliers, » ce qui suppose qu’il y avait alors des moyens assez faciles pour se transporter d’un endroit à l’autre. Aussi voyait-on beaucoup de Romains se mettre en route pour la Sicile. Dans les Verrines, toutes les lois que l’orateur parle de quelque ville importante ou de quelque monument fameux, il paraît supposer qu’il y a, dans son auditoire, des personnes qui les connaissent.

C’est là précisément ce qui nous cause une certaine surprise : nous sommes étonnés qu’il y ait eu tant de gens à Rome qui aient pris la peine d’aller si loin pour voir de beaux édifices et de riches musées. Longtemps les Romains avaient affiché un souverain mépris pour les arts et, à l’époque même dont nous nous occupons, les magistrats en exercice, les orateurs qui voulaient paraître sérieux, affectaient de n’avoir jamais entendu parler des grands artistes de la Grèce ; mais c’était une comédie : en réalité, ceux même qui se donnaient le plaisir d’écorcher à la tribune le nom de Praxitèle ou de Polyclète commençaient à payer très cher leurs ouvrages, et l’on venait de voir, à Rome, un bronze de moyenne grandeur vendu publiquement 120,000 sesterces (24,000 francs), le prix d’une ferme. Verrès se trouvait être un de ces Romains que l’art grec avait séduits ; mais, connue il se mettait au-dessus des préjuges et qu’il ne se piquait pas de pratiquer les vertus anciennes, il avait le courage d’avouer ses goûts et ne se gênait pas pour les satisfaire. Ce fut un grand malheur pour lui d’être envoyé en Sicile ; la vue des chefs-d’œuvre dont ce pays était plein enflamma sa passion et la porta à tous les excès. J’imagine que, devant nos tribunaux, cette sorte de fureur dont il était atteint pour les objets d’arts lui mériterait peut-être quelque indulgence ; à Rome, au contraire, elle contribua beaucoup à le perdre. S’il s’était contenté de prendre l’argent des provinciaux, il aurait causé moins de scandale, c’était un crime alors fort commun et l’on s’y était, accoutumé ; mais voir un Romain qui se donnait tant de mal pour voler des statues et des tableaux, voilà ce qui n’était pas habituel, et l’indignation s’augmentait par la surprise. Un crime aussi extraordinaire paraissait indigne de pardon.

Le portrait que Cicéron trace de Verrès doit être fidèle ; je remarque que certains détails de cette figure n’ont pas cessé d’être vrais ; c’est un original dont nous connaissons des copies. Il ne suffit pas de dire qu’il avait le goût des œuvres d’art, il en avait la manie. Cicéron rapporte que quelques jours avant qu’on jugeât son procès, il assistait à une fête donnée par un riche Romain, Sisenna, où l’on avait sorti, pour faire honneur aux invités, toutes les curiosités que possédait le maître de la maison. Verrès avait un grand intérêt à paraître indifférent à ce spectacle. Il lui importait de cacher sa folio pour ne pas donner raison à ses accusateurs ; mais il ne put pas se contenir : il lui fut impossible de ne pas s’approcher de ces richesses étalées pour les regarder de plus près, pour les toucher, pour les manier, à la grande frayeur des esclaves, qui connaissaient sa réputation et ne le perdaient pas de vue. Quand un objet lui plaisait, il ne pouvait plus s’en passer : c’était une maladie. Il demandait, à l’emporter pour quelques jours et ne le rendait plus. Souvent il proposait de l’acheter, et d’abord le propriétaire refusait : « Les Grecs, dit Cicéron, ne vendent jamais volontiers les objets précieux qu’ils possèdent. » Mais Verrès était maître absolu de la province ; il avait mille moyens de perdre ceux qui ne se montraient pas complaisans pour lui. Après avoir prié, il menaçait, et les malheureux finissaient par s’exécuter en gémissant. Voilà comment il lui arriva de ne donner que 6,500 sesterces (1,300 francs) pour quatre statues de maîtres et de payer 1,600 sesterces (320 francs) le Cupidon de Praxitèle. C’était un vol manifeste ; Verrès l’appelait simplement une bonne affaire. Ce mot est commode pour déguiser un marché douteux ; les collectionneurs l’emploient volontiers ; rien ne leur plaît tant que de ne pas payer un objet ce qu’il vaut : ils y trouvent en même temps qu’une économie une satisfaction de vanité. Quand il s’agissait de dépouiller les monumens publics, Verrès rencontrait encore moins de résistance ; ils étaient plus directement sous sa main et, d’ailleurs, il est de règle que chacun a moins d’ardeur à défendre ce qui appartient à tous. Une fois pourtant il fut forcé de lâcher prise. Ses suppôts étaient arrivés de nuit dans Agrigente pour enlever une statue d’Hercule que les habitans honoraient d’un culte particulier. « Elle avait, dit Cicéron, le menton et la bouche tout usés des baisers que lui donnaient ses adorateurs. » Par malheur pour Verrès, les esclaves qui gardaient le temple donnèrent l’éveil ; les Agrigentins se réunirent de tous les quartiers de la ville et, à coups de pierres, mirent les voleurs en fuite.

Mais il n’était pas accoutumé à trouver en face de lui des adversaires si décidés. Aussi sa passion, que rien ne gênait, n’avait-elle pas besoin de se contraindre. Il ne recherchait pas seulement les statues de bronze ou de marbre, les vases de Corinthe, les tableaux célèbres, tous ces objets que la curiosité se disputait à prix d’or ; sa manie s’étendait à tout. Il faisait aussi collection de bijoux, de tapis, de meubles, d’argenterie. Toutes les familles riches de la Sicile possédaient des patères, des cassolettes, des vases précieux pour le culte de leurs divinités domestiques. Quand Verrès avait la discrétion de ne pas les prendre, il enlevait au moins les ornemens de métal qui les entouraient et qui étaient d’ordinaire des œuvres d’art remarquables. Puis il faisait appliquer ces ornemens sur des coupes d’or et fabriquait ainsi de faux antiques. Il avait à Syracuse des ateliers où des ouvriers habiles travaillaient pour lui et il y passait des journées entières, vêtu d’une tunique brune et d’un manteau grec. C’est encore un goût assez ordinaire aux collectionneurs : il leur semble que par ces réparations et ces restaurations, en se permettant d’achever ou de modifier les œuvres des maîtres, ils se font leurs collaborateurs, et leur amour s’accroît pour des ouvrages où ils ont mis quelque chose d’eux-mêmes.

Cicéron ajoute, comme dernier trait, que Verrès était en somme fort ignorant et peu capable d’apprécier par lui-même tons ces chefs-d’œuvre qu’il entassait. Il avait à ses ordres deux artistes grecs fort expérimentés, qui étaient chargés de le renseigner. « Il voit par leurs yeux, dit Cicéron, et prend par ses mains. » Les amateurs ne sont pas toujours des connaisseurs ; ce qui ne les empêche pas d’aimer avec fureur des objets dont ils ne comprennent pas tout le prix, car on sait que les passions les moins éclairées sont quelquefois les plus fortes. Celle de Verrès s’augmentait de ce qu’il y avait d’ordinaire de violent et de grossier dans l’âme des Romains. C’étaient toujours des soldats et des paysans ; la Grèce, avec tous ses raffinemens, n’était pas parvenue à détruire ce fond de barbarie et de brutalité qu’ils tenaient de la nature, et il leur arrivait encore d’unir les emportemens du sauvage aux goûts délicats du civilisé. Supposons qu’un amateur de ce caractère possède une autorité sans limites, qu’il se trouve en pays vaincu, avec des sujets soumis à ses pieds et des flatteurs empressés autour de lui, il perdra vite la tête et se croira tout permis. C’est cette ivresse du pouvoir absolu, dans une nature détestable, jointe à un mélange malsain de Romain et de Grec, qui, sous l’empire, a produit Néron ; Verrès fut une ébauche de Néron sous la république.

Heureusement pour la Sicile, les Romains qui venaient s’établir chez elle ne ressemblaient pas tous à Verrès. Pour revenir enfin à Virgile, que nous avons depuis trop longtemps quitté, il n’est pas douteux qu’il n’ait été, lui aussi, très sensible aux beautés de l’art grec. Soyons assurés qu’il n’a pas pu parcourir sans une vive émotion des villes comme Sélinonte, Agrigente ou Syracuse ; il a certainement visité leurs temples et leurs théâtres, admiré les statues et les tableaux qui leur restaient après les larcins du terrible préteur ; mais lui au moins s’est contenté d’admirer. On peut croire que le souvenir des monumens qu’il avait vus en Sicile lui revenait à la pensée lorsqu’il avait à décrire des édifices semblables. N’avait-il pas dans l’esprit Agrigente ou Ségeste quand il nous parle de ces temples « qui s’élèvent sur un rocher antique et dont cent colonnes soutiennent le faîte ? » Ne se rappelait-il pas les riches colorations dont j’ai dit un mot tout à l’heure, lorsqu’il nous dépeint ces toits magnifiques où l’or étincelle, aurea tecta ? Cependant je suis tenté de penser que, comme il était venu surtout chercher le repos en Sicile, il fut encore plus touché des agrémens du climat et des beautés de la nature. Je m’imagine qu’il dut choisir quelque part, dans un site gracieux, le long de ces montagnes qui descendent vers la mer, une demeure solitaire où il pouvait travailler, sans être distrait, à sa grande épopée. La Sicile avait pour lui le mérite de rappeler la Grèce. Jeune encore, il avait exprimé dans des vers célèbres le bonheur qu’il éprouverait à parcourir les belles vallées de la Thessalie nu de la Thrace et à voir les jeunes filles de Sparte bondir sur les hauteurs du Taygète :


O ubi campi,
Sperchiusque, et virginibus baccat Lacœnis
Taygeta ! On est fort étonné qu’il n’ait entrepris ce voyage si souhaité que la dernière année de sa vie ; il est probable que la Sicile lui fit prendre patience. La Sicile, c’était la Grèce aussi, mais une Grèce plus voisine de lui, plus à sa portée, et qui surtout était presque italienne : c’était pour Virgile une grande raison de l’aimer. Aussi a-t-il fait beaucoup d’efforts pour la rattacher tout à fait à l’Italie ; il affirme qu’elle en a fait primitivement partie, et qu’en réalité elle lui appartient, quoiqu’elle soit grecque d’apparence et de langage. « Ces lieux, nous dit-il, furent autrefois secoués et bouleversés par des convulsions profondes. Les deux terres ne faisaient qu’une, quand la mer furieuse se fraya entre elles un passage et les sépara par ses flots. C’est ainsi qu’elles furent détachées violemment l’une de l’autre et qu’un canal étroit courut entre ces villes et ces campagnes autrefois réunies. » Dès lors Virgile se trouvait autorisé à les confondre dans son affection et à traiter la Sicile comme le reste de l’Italie. Puisque l’origine des deux pays est la même, il pouvait bien lui donner une place dans ce poème national, qui devait contenir toutes les traditions et toutes les gloires de la patrie italienne. Cette place, nous allons le voir, est très large, et il n’y a que le Latium qui soit mieux partagé : la Sicile remplit un livre entier de l’Énéide et presque la moitié d’un autre.


III

Le troisième livre de l’Énéide nous montre Énée à la recherche d’une nouvelle demeure. Le poète nous raconte qu’après s’être échappé de Troie, il s’est réfugié sur les cimes de l’Ida, où il passe une saison à se reposer de ses fatigues et à préparer son voyage. Il part ensuite, sans trop savoir où il va, il a formé le dessein de se laisser guider par les oracles ; mais les oracles, comme on sait, ne sont pas toujours fort clairs, et il n’est pas aisé de les bien entendre. Ils recommandent à Énée de se retirer dans l’Hespérie, c’est-à-dire dans les régions de l’Occident. C’est une expression très vague qui lui fait connaître à peu près la direction qu’il lui faut suivre, mais ne lui permet pas de savoir le point précis où il doit s’arrêter. Même quand la prophétesse Cassandre lui parle du Latium et du Tibre, ces noms parfaitement inconnus d’un habitant de l’Asie-Mineure ne lui apprennent pas grand’chose. Quant à cette autre indication qu’il faut qu’il retourne dans le pays d’où ses pères sont sortis, pour qu’elle pût lui suffire, il aurait fallu qu’il connût à fond l’histoire de ses aïeux les plus lointains, et nous voyons que le souvenir s’en était perdu. Il n’est pas surprenant qu’ayant une connaissance si imparfaite du pays où les dieux lui ordonnent d’aller, il se soit souvent trompé de route. Heureusement ils ont soin de le remettre dans la bonne voie, toutes les fois qu’il s’en écarte. C’est ainsi qu’après beaucoup d’erreurs un coup de vent envoyé par la Providence le jette dans l’Adriatique, en face de l’Italie, puis le pousse jusque dans le golfe de Leucate, c’est-à-dire à l’endroit même où fut livrée la bataille d’Actium. On pourrait être tenté de croire que c’est Virgile qui a imaginé cet incident, qui lui permettait de rapprocher la fortune d’Énée et celle d’Auguste. Il n’en est rien, et la légende était beaucoup plus ancienne qu’Auguste et que Virgile, puisque Varron l’avait rapportée ; mais on comprend que le poète en ait tiré un grand profit. Il est heureux de conduire le héros troyen sur les rivages où son grand descendant remportera la victoire qui doit le rendre maître du monde, de nous le montrer s’y arrêtant avec complaisance, entrevoyant d’une manière confuse et par une sorte de divination les grandes destinées auxquelles ces lieux sont réservés et déjà célébrant, avec sa petite troupe, des jeux qui semblent annoncer et préparer ceux qu’établira le grand empereur après la défaite d’Antoine.

D’Actium, Énée se rend en Epire, où il retrouve Andromaque avec Hélénus, son nouveau mari, Hélénus est un devin fort habile, et comme Énée ne manque jamais une occasion de connaître la volonté des dieux, il a grand soin de le consulter. C’est par lui qu’il apprend d’une manière un peu claire la route qu’il doit tenir. Les destins ordonnent qu’il porte ses dieux en Italie, mais la partie de l’Italie où il doit s’établir n’est pas celle qu’on aperçoit en face de l’Épire. Il faut qu’il longe les côtes de la Calabre, « que ses rames battent les flots de la mer de Sicile, » qu’il visite la Campanie et qu’il voie de près le rocher de Circé avant d’arriver à cette plage tranquille où il doit fixer sa demeure. Cette fois, Énée est très clairement renseigné, et, « lorsqu’il étend au souffle des vents les ailes de ses voiles, » il sait où il va et le chemin qui doit le mener au terme de son entreprise. — C’est dans ce voyage que nous allons le suivre.

Mais, dira-t-on peut-être, convient-il de prendre ainsi au sérieux des fictions poétiques ? Devons-nous accompagner pas à pas un héros de légende, essayer de retrouver les lieux par lesquels il n’a jamais passé, et prendre la peine de dresser un plan régulier de ses courses imaginaires, comme s’il s’agissait de voyages véritables ? — Pourquoi pas ? Les poètes antiques aiment à mettre la raison dans la fantaisie et à donner à la fable les couleurs de la vérité. Le bon sens, quand on les lit, n’a qu’une concession à faire : il faut qu’il accepte le personnage fictif qu’on lui présente et les données merveilleuses du récit qu’on va lui raconter ; cela fait, nous rentrons dans la réalité et nous n’en sortons plus guère. Ce héros d’imagination ne fera plus en général que des choses raisonnables, et son existence se déroulera le plus souvent dans les conditions ordinaires de la vie humaine. Cette façon d’introduire le vrai jusque dans le chimérique et de satisfaire à la fois l’imagination et le bon sens est un des plus grands charmes de la poésie ancienne. N’ayons donc aucune répugnance à nous mettre à la suite d’Énée ; soyons convaincus que Virgile va nous décrire des paysages parfaitement réels et que, la plupart du temps, il ne nous dépeindra que ce qu’il a vu de ses yeux.

Il faut d’abord qu’Énée passe des rivages de l’Épire à ceux de l’Italie : c’est un bras de mer étroit à franchir, une traversée de quelques heures qui ne serait qu’un jeu pour un vaisseau de nos jours. Mais alors les pilotes n’osaient pas abandonner le rivage. Il faut voir toutes les précautions que prend celui d’Énée avant de se hasarder au milieu des flots et d’oser perdre la terre de vue. « La Nuit, conduite par les Heures, n’avait pas encore atteint le milieu du ciel, lorsque le vigilant Palinure se lève, interroge tous les vents et prête l’oreille au moindre souffle. Il observe les astres qui glissent dans l’espace silencieux ; l’Arcture, les Hyades pluvieuses, les deux Ourses, Orion armé de son épée d’or. Puis, quand il voit que tout est calme dans le ciel tranquille, il donne du haut de la poupe le signal du départ. » Le voyage s’accomplit sans incident. Aux premiers rayons du jour, les Troyens aperçoivent en face d’eux un promontoire couronné par un temple, et, au pied de la colline, un port naturel, ouvert du côté de l’orient, où ils abritent leurs vaisseaux[6]. C’est là que, pour la première fois, Énée touche à la terre d’Italie ; il la salue pieusement, mais, fidèle aux ordres qu’il a reçus d’ Hélénus, il n’y séjourne que quelques heures et continue son chemin, en rasant la côte.

« Ensuite, ajoute-t-il dans son rapide récit, nous arrivons à l’entrée du golfe de Tarante. De l’autre côté se dresse le temple de Junon Lacinienne ; plus loin on aperçoit Caulon et Squillax fécond en naufrages, » Voilà tout, et trois vers loi suffisent pour dépeindre toute la côte de l’Apulie et de la Calabre, c’est-à-dire l’un des plus beaux paysages de l’Italie. Je suppose qu’il a dû lui en coûter un peu d’être si sobre. S’il n’avait pas pris la résolution de tout sacrifier à l’unité de son œuvre, il lui aurait été difficile de ne pas parler avec complaisance de cet admirable pays, et sa poésie s’y serait volontiers arrêtée un moment ; mais il appartenait à une école sévère, qui se fait une loi de retrancher les descriptions inutiles. C’est ainsi qu’il s’est résigné à ne rien dire des villes illustres qui peuplaient ce rivage ; rien de Sybaris, dont le luxe était si célèbre dans l’antiquité ; rien de Crotone, où vécut Pythagore ; rien de Métaponte, où il mourut. Il n’a fait d’exception que pour Tarante ; encore s’est-il contenté de prononcer son nom ; ce qui ne semble guère, si l’on se souvient de l’importance qu’elle avait alors et de la place qu’elle tenait dans la vie de quelques riches Romains. Tarente était devenue un des lieux de villégiature qu’ils préféraient, quoiqu’elle eût l’inconvénient d’être bien loin de Rome. Mais lorsqu’une génération de gens ennuyés est prise de la manie des voyages, qu’elle éprouve le besoin de sortir de chez elle et de quitter ses affaires pendant une partie de l’année, il est de règle qu’elle ne reste pas longtemps fidèle aux lieux où elle va chercher quelque repos ; comme tous les remèdes, ils cessent bientôt d’être efficaces et ne la guérissent plus de l’ennui. Il faut alors en chercher d’autres qui aient les agrémens de la nouveauté, et, en général, elle les choisit plus éloignés, moins abordables que les premiers, pour qu’ils lui rendent plus sensible le plaisir de changer de place. Les grands seigneurs de Rome s’étaient longtemps contentés du séjour de Tusculum ou de Véies, lorsqu’ils voulaient se délasser un moment des fatigues de la vie politique. Ils allèrent ensuite un peu plus loin, à Préneste, à Tibur, puis, quand tome l’Italie fut conquise, à Naples, à Baïes, à Cumes, à Pompéi, ce qui était déjà un voyage. A l’époque où nous sommes arrivés, Baïes semblait à beaucoup de ces dégoûtés un lieu trop couru, presque vulgaire, et pour se dépayser davantage, ils s’enfuyaient jusqu’à Tarente. Il faut reconnaître que « la molle Tarente » méritait la peine qu’on se donnait pour l’aller chercher. Horace avait bien raison de dire que rien au monde ne lui semblait préférable à ce coin de terre :


Ille terrarum mihi præter omnes
Angulus ridet.


C’était une ville de délices, faite à souhait pour être le séjour favori d’un épicurien, et qui, bercée par les flots, embaumée par l’odeur de ses jardins, achevait, depuis un siècle, de s’éteindre doucement dans l’oisiveté et le plaisir. Elle est située entre deux mers : d’un côté, le golfe qui porte son nom et qu’Enée traverse en cinglant vers la Sicile, de l’autre, un vaste lac intérieur, de 50 kilomètres de tour, qui ne communique avec le golfe que par une étroite coupure, et que cette langue de terre, sur laquelle la ville est bâtie, met à l’abri des tempêtes. Rien n’est plus intéressant, quand le temps est mauvais, que le contraste des flots irrités et des flots tranquilles. Tandis qu’en se tournant vers la haute mer, on a le spectacle des navires battus par l’orage, dans la mer intérieure les petites barques des pêcheurs circulent tranquillement pour jeter les filets ou les relever[7]. Un peu plus loin, s’étend une vaste plaine, sans grands accidens de terrain, mais riche et riante, comme les anciens les aimaient. Elle s’élève peu à peu vers les montagnes qui la ferment au nord et d’où descendent de petits ruisseaux qui vont se jeter dans la mer, après avoir répandu un peu de fraîcheur sur leur route. L’un d’eux est le Galèse, que Virgile a chanté dans ses Géorgiques, car Virgile était, comme Horace, un des visiteurs de Tarente. Il est difficile d’oublier le tableau qu’il nous fait de ce bon vieillard, qui, dans les lieux fortunés « où le noir Galèse traverse des champs jaunes d’épis, » défriche quelques arpens de terre abandonnée. Après y avoir semé, au milieu des broussailles, des carrés de légumes entourés d’une bordure de lis, de verveine, de pavots, et planté quelques ormes et quelques platanes pour abriter sa table rustique, il se croit l’égal d’un roi parce qu’il cueille avant tout le monde la rose au printemps, les fruits à l’automne. C’est dans ce passage charmant des Géorgiques qu’il faut chercher l’impression que Tarente a faite sur Virgile ; dans l’Enéide, comme son héros n’y séjourne pas, il n’a pas cru devoir s’y arrêter non plus, et se contente d’en prononcer le nom ; mais il était bien sûr que ce nom seul suggérerait à ses lecteurs des souvenirs que j’ai tenu à rappeler en passant.

Cependant Énée continue à longer les côtes de la Calabre. Quand il est arrivé à l’extrémité de la péninsule et qu’il en a franchi le dernier promontoire (capo Spartivento), il aperçoit tout à coup un magnifique spectacle : c’est la Sicile, dont il voit les rivages fuir dans le lointain ; c’est surtout l’Etna qui se dresse en face de lui. L’Etna tient une grande place dans l’admiration et la curiosité des anciens. On sait pourtant qu’ils n’étaient pas très sensibles aux beautés des sites sauvages ; les glaciers les épouvantaient, et il semble qu’ils n’aient jamais consenti à regarder de près les Alpes, tant il leur répugne d’en parler. Mais l’Etna, place au cœur d’un pays qu’ils fréquentaient volontiers, s’imposait à leur attention ; il frappait trop souvent leurs regards, il était le théâtre de phénomènes trop redoutables pour qu’il leur fût possible de n’en rien dire. Voilà pourquoi, malgré leurs préférences pour les paysages calmes et reposés, ils se sont beaucoup occupés de la terrible montagne. Il y avait alors, comme de nos jours, d’assez nombreux touristes qui se hasardaient à en faire l’ascension ; Strabon, qui nous l’apprend, invoque plusieurs fois leur témoignage. On partait de la petite ville d’Etna. comme aujourd’hui de Nicolosi ; de là on s’élevait péniblement, en suivant une région désolée, à travers la cendre et la neige, jusqu’aux approches du sommet. Le long de la route, on assistait quelquefois à de singuliers spectacles : des prêtres, penchés sur les bouches du volcan, y faisaient des sacrifices, ou, à l’aide de diverses pratiques, essayaient de deviner l’avenir. Arrivés presque au terme de la course, quelques superstitieux s’arrêtaient saisis d’une sorte de terreur subite : ils craignaient, en achevant le voyage, de surprendre des secrets dont les dieux se réservaient la connaissance. D’autres, plus audacieux, s’avançaient aussi loin qu’on pouvait aller. Les plus véridiques racontaient qu’il était presque impossible d’atteindre les bords du cratère, dont l’accès était défendu par la fumée et par la flamme. Du reste, leurs récits ne concordaient guère ; Strabon en concluait que le sommet du volcan ne doit pas toujours présenter le même aspect, et que, sans doute, chaque éruption en modifie la forme. Le témoignage des voyageurs modernes confirme tout à fait cette opinion.

Une autre curiosité qui se comprend bien chez des gens qui étaient si souvent les témoins ou les victimes des colères de l’Etna, c’est d’en chercher et, s’il se peut, d’en découvrir la cause. D’où peut venir qu’à certains momens des pluies de cendre couvrent la montagne et des fleuves de lave coulent jusqu’à la mer ? Comme il était naturel, on en donna d’abord des raisons empruntées à la mythologie : ce sont les vaincus des grandes batailles de l’Olympe que les dieux triomphans ont précipités dans l’abîme ; c’est Typhée, c’est Encelade, ce sont les géans de la Table, sur qui pèsent de lourdes montagnes et dont la poitrine écrasée par ce poids vomit la flamme. « Toutes les fois, dit Virgile, qu’ils retournent leur flanc fatigué, la Sicile entière tremble et mugit, et le ciel se voile de fumée. » Ces explications poétiques et enfantines, dont Enée se contente aisément, ne pouvaient pas toujours suffire. Un siècle après Virgile, un écrivain qui appartenait vraisemblablement à l’école hardie des Sénèques, ennemie des traditions antiques, voulut en donner une autre qui fût plus sérieuse et plus savante[8]. Il suppose que l’eau de la mer s’engouffre dans les profondeurs de l’Etna par des cavités souterraines, tandis que le vent y pénètre par d’autres ouvertures ; une fois entrés, il est naturel qu’ils se rencontrent dans ces couloirs étroits, qu’en se heurtant ensemble, ils se livrent des luttes furieuses qui font trembler la terre, et qu’enfin, quand ils trouvent quelque issue, ils s’échappent en tourbillons de feu. Tel est le système que l’auteur expose assez lourdement, dans un poème de plus de six cents vers. Il n’en garantit pas tout à fait la certitude, et le donne le plus souvent pour une hypothèse. Il est pourtant fort heureux de le développer, parce qu’il le dispense d’accepter les fictions mythologiques. C’est un libre penseur, très fier de l’être qui malmené beaucoup ses malheureux confrères quand ils se permettent de nous parler d’Encelade ou de Vulcain et qui, pour son compte, fait profession de n’avoir souci que de la vérité, in vero mihi cura. Mais, malgré ses rodomontades, c’est au fond un libre penseur timide, mal dégagé de ces histoires fabuleuses dont il se moque et qui se rend coupable lui-même des faiblesses qu’il reproche durement aux autres. Il invoque Apollon, avant de commencer son poème, sous prétexte « que ce dieu nous aide à marcher avec plus d’assurance dans les routes inconnues, » et pour nous faire comprendre l’effrayante beauté des éruptions de l’Etna il nous dit sérieusement « que Jupiter lui-même admire de loin ces jets de flammes et qu’il craint que les géans ne songent à se remettre en campagne, ou que Platon, mécontent de son partage ne veuille échanger les enfers contre le ciel. » Ce poète si peu d’accord avec lui-même me paraît l’image fidèle de la société au milieu de laquelle il vivait et que travaillaient des instincts contraires. Sceptique et croyante à la fois, railleuse et dévote, elle se moquait des dieux anciens et en cherchait partout de nouveaux

Si rapide que soit la navigation d’Enée, il était impossible que l’Etna n’arrêtât pas un moment ses regards. Virgile était donc forcé de le décrire ; il le fait en quelques vers où il le représente tantôt lançant dans les airs des nuages de fumée, mêlés de cendres brûlantes, avec des flammes qui vont toucher les astres tantôt vomissant des pierres calcinées et des roches fondues, tandis que la montagne bouillonne jusqu’au plus profond de ses abîmes :


Horrificis juxta tonat Ætna ruinis
Interdumque atram prorumpit ad æthera nubem
Turbine fumantem piceo et candente favilla,
Attollitque globos flammarum et sidera lambit ;
interdum scopulos avusasque visecra montis
Erigit eructans, liquefactaque saxa sub auras
Cum gemitu glomerat, fundoque exæstuat imo.


Ces vers sonores et brillans furent, dès les premiers jours, appréciés des connaisseurs et cités dans les écoles comme un modèle achevé de description, si bien que Sénèque, qui n’est pas un juge prévenu, déclarait qu’il n’y a rien à y reprendre ou à y ajouter. Cependant un critique du IIe siècle, fort respectueux d’ordinaire des réputations établies et des opinions reçues, s’avisa de protester contre l’admiration générale ; il signala beaucoup de faiblesses dans ce prétendu chef-d’œuvre et conclut que c’était un de ces passages que le poète aurait refaits, s’il en avait eu le temps, et dont l’imperfection le tourmentait à son lit de mort. Voilà sans doute une grande exagération, et Scaliger n’a pas eu de peine à prouver que ce morceau célèbre contient beaucoup de beaux vers. Pour moi, je serais tenté de penser que les vers y sont trop beaux peut-être. On s’aperçoit que le poète cherche les mois à effet et accumule les hyperboles ; s’il faut dire toute ma pensée, j’y trouve, comme Aulu-Gelle, un peu de fracas et d’effort[9]. Ce n’est pas le défaut de Virgile ; mais il s’agissait ici de l’Etna ; le poète a senti qu’il était aux prises avec un sujet important, difficile, et dont les imaginations étaient occupées. Il s’est un peu surmené pour répondre à l’attente du public.

Énée est trop prudent pour faire un long séjour au pied de l’Etna. Il faut d’ailleurs qu’il évite la colère des Cyclones, qui sont les habitans du pays, et de Polyphème, leur chef, qui voudrait bien venger sur lui le mal qu’Ulysse lui a fait. Il se remet donc en route le plus promptement qu’il peut. Les vaisseaux troyens passent tout près de ces immenses blocs de lave qui, aux environs d’Aci-Castello, ont été projetés dans la mer par le volcan. Le peuple les appelle Scogli de’ Ciclopi, et suppose que ce sont des quartiers de roches que Polyphème lança contre Ulysse qui lui échappait. Pour moi, quand je voyais de loin leur masse noire couverte d’écume blanche et dominant les dots de plus de 60 mètres, je croyais avoir sous les yeux les Cyclopes eux-mêmes s’avançant dans la mer à la poursuite d’Énée. « Nous les voyons debout, dit Virgile, nous menaçant de leur œil farouche, et portant jusqu’aux cieux leur tête altière. Effroyable assemblée, concilium horremdum ! » Énée se sauve à force de rames. L’Etna s’éloigne peu à peu à l’horizon ; on passe à côté de Pantagia, du golfe de Mégare, de Thapsus « au soleil prosternée, » et l’on ne s’arrête qu’un peu plus loin, « à l’endroit ou une île s’avance dans la mer de Sicile, ou face de Plemmyre arrosé de tous côtés par les flots. » Cette île porte un nom illustre dans l’histoire : « Les premiers habitans l’ont appelée Ortygie. » C’est là qu’a commencé Syracuse. Plus tard, la ville immense a débordé sur le continent ; elle s’est sans cesse avancée dans la plaine jusqu’aux hauteurs des Epipoles et au fort d’Euryale ; mais l’île est toujours restée le cœur et le centre de la grande cité. Hiéron y avait bâti son palais ; Denys la peupla de monumens magnifiques, elle fut la résidence des préteurs romains. Aujourd’hui, la ville entière y est renfermée, comme Tarente dans son ancienne acropole. C’est là qu’emprisonnée de tout côté par les flots, gardée par les bastions de Charles-Quint, Syracuse, avec ses rues étroites, ses vieilles maisons, ses balcons de fer, ses fenêtres monumentales, transporte le voyageur à quelques siècles en arrière, et lui donne le plaisir d’oublier un moment les banalités des villes modernes. De toutes ces curiosités Virgile n’en mentionne qu’une, celle que Syacuse tient de la nature et qui a dû exister chez elle de tout temps C’est la fontaine d’Aréthuse, sur laquelle les Grecs faisaient tant de récits merveilleux. On pense bien que le pieux Enée, tout pressé qu’il est, s’arrête sur ce rivage pour y rendre ses devoirs à la source sacrée. Les voyageurs modernes font comme lui et ne manquent pas en passant d’aller voir Aréthuse. Il y a quelques années, ils éprouvaient un grand mécompte en la visitant. Elle était alors fort abandonnée, et les femmes de la ville, qui ne ressemblaient guère à Nausicaa, y venaient sans façon laver leur linge. Depuis on l’a réparée, et nous la voyons à peu près dans l’état où elle était du temps de Virgile. C’est un bassin demi-circulaire, où pousse le papyrus et qu’une étroite jetée sépare de la nier ; il est rempli d’une eau limpide et contient en abondance des poissons de toute espèce et des oiseaux aquatiques de toute couleur. Le jour où je l’ai visité le sirocco soufflait avec violence et les flots se brisaient en écu-niant contre le rivage. C’était vraiment nue scène de légende que j’avais sous les yeux : Neptune acharné contre une pauvre nymphe qui lui résiste et travaillant à forcer le refuge tranquille où elle s’est retirée. Je dois dire qu’Aréthuse ne paraissait guère troublée de ce tracas. Pendant que la mer faisait rage, les poissons continuaient à courir après les morceaux de pain que leur jetaient les enfans et les cygnes se promenaient gravement entre les touffes de papyrus Cependant, quand j’entendais le bruit sourd des vagues, et que je voyais les panaches d’écume s’élever au-dessus de la jetée, je ne pouvais m’empêcher de craindre que la mer ne fût la plus forte. En regardant l’étroite langue de terre qui protège la petite source, je tremblais pour elle, et j’étais tenté de répéter le cri de Virgile :


Doris amara suam non intermisceat undam !


Au sortir d’Ortygie, Enée franchit le promontoire de Pachinum un des trois qui donnent sa forme à la Sicile : puis il longe toute cette côte parallèle aux rivages de l’Afrique, que les Grecs avaient peuplée de leurs colonies. C’était un pays illustre entre tous et qui avait tenu une grande place dans l’histoire de l’humanité. Mais Énée passe vite. Il nous dit qu’un vent favorable le pousse : il faut qu’il en profite pour arriver où les dieux l’envoient : il n’a le temps que d’indiquer quelques-unes des villes qu’il aperçoit au passage. Voici Camarina, Cela, Agrigente « qui se dresse sur la hauteur et montre au voyageur ses vastes remparts ; » voici Sélinonte, avec sa ceinture de palmiers ; voici enfin Lilybée « qui cache sous ses ondes des écueils perfides. » Dans ces vers rapidement jetés, je ne vois guère à retenir que le tableau d’Agrigente :


Arduus inde Acragas ostentat maxima longe
Mœnia.


il reste encore des débris de ces immenses murailles qui avaient frappé Virgile, et à côté des grands blocs de pierre, que le temps a renversés, on peut voir une série de temples à moitié détruits qui formaient, quand ils étaient intacts, une sorte de couronnement aux remparts. L’effet devait être saisissant quand on voyait d’en bas d’abord une ligne de temples et de murs, puis la ville, avec ses admirables édifices, monter en étages jusqu’au rocher de Minerve (Rupe Atenea) et à l’Acropole. Le vers de Virgile nous donne assez bien l’idée de ce spectacle, et la précision de sa description nous montre qu’il avait Agrigente devant les yeux quand il nous parle d’elle. Il paraît s’être peu préoccupé de savoir si, à l’époque de la guerre de Troie, elle était comme il l’a décrite ; c’est un souci d’historien et d’archéologue qui le touche médiocrement. Quelques critiques rigoureux l’en ont blâmé ; d’autres ont essayé de le défendre en disant qu’à la vérité Agrigente ne fut fondée que plusieurs siècles après le voyage d’Énée, mais qu’il y avait déjà, sur les lieux où devait s’élever la ville grecque, une bourgade de Sicules, et que le poète veut parler de celle-là, quoiqu’il lui donne le nom de l’autre. Ce débat a peu d’importance ; mais nous voilà certains, dans tous les cas, que Virgile a visité ce qui, de son temps, restait des villes grecques le long de la mer africaine. Elles ne devaient pas être tout à fait dans l’état où nous les voyons aujourd’hui. Camarina et Cela n’avaient pas entièrement disparu, et les colonnes des temples de Sèlinonte ne jonchaient pas le sol. Cependant, Strabon dit en termes formels « que la côte qui va du cap Pachiuum à Lilybée est déserte et qu’on y trouve à peine quelques vestiges des établissemens que les Grecs y avaient fondés. » Il n’y avait donc déjà sur cette plage que des ruines. Nous voudrions savoir quel effet elles produisaient à Virgile et les pensées qui agitaient son âme pendant qu’il parcourait les rues de ces villes abandonnées et qu’il errait dans ces grands espaces vides d’où la vie s’était retirée. Il ne nous la dit nulle part, mais je ne crois pas qu’il soit téméraire de l’imaginer. Il me semble qu’en contemplant ces ruines il devait remonter aux causes qui les avaient produites. Il se remettait devant les yeux l’histoire de ces malheureuses villes déchirées par les factions, passant de la plus extrême liberté à la plus dure servitude toujours prêtes, dans leurs querelles domestiques, à invoquer l’appui de l’étranger et se détruisant sans pitié les unes les autres. Il se disait sans doute qu’une nation n’est pas uniquement faite pour bâtir d’admirables monumens, pour avoir des musiciens, des sculpteurs, des peintres, des poètes, qu’il faut avant tout qu’elle soit capable de sagesse, de modération, de discipline, qu’elle sache se conduire, conserver la paix intérieure, s’entendre avec les voisins. Puis il faisait un retour vers son propre pays, si pauvre dans les arts et dans les lettres, et je suppose qu’il prenait son parti de cette infériorité quand il le voyait posséder à un si haut degré les qualités politiques dont l’absence a perdu les Grecs, le respect de l’autorité, l’esprit de suite, l’oubli des querelles particulières en face de l’ennemi du dehors, l’union étroite des citoyens vers un dessein commun. Il lui semblait alors, quelle que fût la gloire de la Grèce que Rome, par d’autres côtés, pouvait soutenir la comparaison : c’était assurément un grand peuple que celui qui, en sachant se gouverner lui-même, était devenu digne de gouverner le monde. C’est le sentiment qu’il exprime, avec un éclat incomparable dans ces vers du sixième livre que quelques critiques, je ne sais pourquoi lui ont reprochés : « D’autres sauront mieux animer et assouplir l’airain, tailler dans le marbre des libres savantes ; ils parleront avec plus d’éloquence… Toi, Romain, souviens-toi que c’est ta gloire de commander à l’univers. Forcer tous les peuples à se tenir en paix, épargner les vaincus, humilier les superbes, voilà les arts que tu dois cultiver. »


Excudent alii spirantia mollius æra…
Tu regere imperio populos, Romane, memento !


Je ne puis m’empêcher de croire qu’en visitant les ruines des villes grecques de la Sicile le contraste des deux pays, de leurs qualités contraires, de leurs destinées diverses est apparu à Virgile d’une manière plus saisissante et que c’est ce qui lui a inspiré ces beaux vers.

Nous voici arrivés au terme du premier voyage d’Enée en Sicile. De Lilybée il se dirige « vers le triste rivage de Drepanum[10], » et là, au moment où il croit approcher de la fin de ses peines, il perd son père. La légende plaçait la mort d’Anchise en différens endroits, et l’on montrait son tombeau dans presque tous les pays où les Troyens s’étaient arrêtés. Virgile était donc libre de le faire mourir comme il voulait. Il a tenu à le laisser accompagner son fils le plus longtemps possible ; il lui convenait de placer à côté du pieux Énée une sorte d’interprète des dieux qui pût lui expliquer leurs oracles et lui transmettre leur volonté. Mats il ne pouvait pas sans de graves inconvéniens le lui conserver davantage. Nous touchons au moment où une tempête va jeter Énée sur les côtes d’Afrique ; il doit y trouver l’hospitalité de Didon et « passer tout un long hiver dans les plaisirs. » Quelle figure aurait faite le vertueux Anchise au milieu de cette aventure amoureuse ? Il ne pouvait ni l’empêcher puisque les dieux y consentaient, ni la permettre sans manquer à la gravité de son caractère ; il valait mieux qu’il n’y assistât pas, Virgile a donc pris le parti de le faire disparaître à propos.

Après la mort de son père, Énée quitte la Sicile, mais ce n’est pas pour toujours : il doit y revenir quelques mois plus tard, lorsqu’il s’est enfui de Carthage, et y séjourner pendant toute la durée du cinquième livre.


IV

On a souvent remarqué que le cinquième livre n’est pas uni d’une manière bien étroite au reste du poème. On pourrait le supprimer sans qu’il manquât rien, sinon à l’agrément de l’ouvrage, au moins à la suite et au développement de l’action. Il n’y est guère question que de cérémonies et de spectacles, et cette lutte acharnée d’un homme contre les divinités contraires pour accomplir une mission divine, qui est le sujet de l’Enéide, semble s’y reposer un moment, Énée, obéissant aux ordres de Jupiter, vient d’abandonner Didon et il navigue vers l’Italie. Tout d’un coup, le vent fraîchit ; le pilote, qui s’épouvante vite, déclare qu’il n’ose pas continuer sa route avec un ciel aussi menaçant. Le prudent Énée se laisse aisément toucher par ces craintes et consent à s’arrêter en chemin. La Sicile est voisine : c’est une terre amie sur laquelle règne un Troyen, le vieil Aceste, et qui contient la tombe d’Anchise. Il va justement y avoir une année qu’Anchise est mort ; et, puisque l’occasion se présente de célébrer cet anniversaire, il convient d’en profiter.

Voilà donc la flotte troyenne revenue au port de Drepanum. Cette partie de la Sicile où Enée s’arrête n’a pas eu tout à fait les mêmes destinées que le reste de l’île. Elle échappa de bonne heure à la domination grecque et fut occupée par les Carthaginois, qui, pendant plus de deux siècles, en furent les maîtres. Il est clair que ce long séjour des Sémites doit avoir exercé quelque influence sur les anciens habitans, quoiqu’il soit aujourd’hui difficile de l’apprécier ; Après les premières résistances, les Grecs de ce pays durent finir par s’entendre avec les conquérans ; malgré les différences de mœurs et de races, on s’arrangea pour vivre ensemble, comme firent, au moyen âge, les Siciliens et les Arabes. Une tessère conservée au musée de Palerme représente d’un côté deux mains serrées ensemble et contient de l’autre une inscription qui nous apprend « qu’Imilcon Hannibal, fils d’Imilcon, a fait un pacte d’hospitalité avec Lison, fils de Diognète et ses descendans. » Les contrats de ce genre ne devaient pas être rares entre les deux peuples. Il est vraisemblable aussi que les vainqueurs, quoique leur esprit ne fut pas tourné de ce côté, ne résistèrent pas entièrement à la séduction de l’art grec. Quand ils prirent Ségeste, ils enlevèrent une statue de Diane en bronze, qui passait pour un chef-d’œuvre. « Transportée en Afrique, dit Cicéron, la déesse ne fit que changer d’autels et d’adorateurs. Ses honneurs la suivirent dans ce nouveau séjour et son incomparable beauté lui fit retrouver chez un peuple ennemi le culte qu’elle recevait à Ségeste. » Carthage dominait sur toute la partie occidentale de la Sicile ; mais, pour ne pas s’affaiblir en disséminant ses forces, elle s’était fortement établie dans trois villes importantes : à Lilybée (Marsala), à Drepanum (Trapani) et à Panonnos (Palerme). C’est au-dessus de Drepanum, au centre de la côte occupée par les Carthaginois, que s’élevait l’Eryx (aujourd’hui monte San-Juliano), dont ils avaient fait une de leurs principales citadelles. Il faut d’abord le parcourir et le décrire, car toute l’action du cinquième livre de Virgile vase passer autour de cette montagne.

La réputation du mont Eryx était très grande dans l’antiquité. Quoiqu’il ne s’élève pas tout à fait de 8,000 mètres au-dessus de la mer et qu’il y ait en Sicile plus d’un pic, sans compter l’Etna, qui le dépasse de beaucoup, il est d’une si belle forme, si régulièrement découpé et si bien posé, il se montre de tous les côtés avec tant d’avantages, que son nom revient de lui-même à Virgile, quand il veut nous donner l’idée d’une haute montagne : Quantus Athos, aut quantus Eryx ! L’accès aujourd’hui en est facile ; une belle route en lacets y mène de Trapani, et l’on atteint le sommet en trois ou quatre heures. Là, ou est surpris de trouver une des petites villes assurément les plus curieuses qu’on puisse voir. Enfermé dans de solides murailles, qui remontent aux temps les plus reculés, défendu par des tours et des bastions, San-Juliano contient près de quatre mille habitans qui ont grand’peine à tenir dans un espace fort resserré. La ville a un air antique et sévère et peu de chose y a été fait pour l’agrément. Quand on parcourt ces rues étroites et escarpées, que bordent de petites maisons avec des portes basses et des fenêtres rares, quand on sent l’âpre bise qui souille pendant les plus belles journées, et qu’on songe que, dans l’hiver, le temps doit y être souvent fort rigoureux, on se demande comment des hommes ont pu être tentés de placer si haut leur demeure. Cependant ce lieu est un des plus anciennement peuplés du monde ; on y a trouvé des restes d’armes en silex, ce qui prouve qu’avant même que l’on connût les métaux, il avait des habitans. Une montagne isolée, facile à défendre, dont les racines plongent dans la mer, et qui est pourvue, à son sommet, de sources d’eau intarissables, offrait un asile sûr à ceux qui voulaient mettre leur fortune et leur vie à l’abri d’un coup de main. Plus tard elle servit de forteresse à tous les conquérans de la Sicile, et les Grecs, les Carthaginois, les Romains, s’en disputèrent avec acharnement la possession. Les habitans y furent plus nombreux que jamais, au milieu des violences du moyen âge, et c’est alors que, pour leur faire place, les maisons furent obligées de se serrer, comme nous le voyons, les unes contre les autres. Aujourd’hui qu’on peut vivre sans danger dans la plaine, la montagne se dépeuple peu à peu, et l’on peut prévoir qu’un jour la petite ville, devenue presque déserte, ne sera plus guère fréquentée que par les curieux qui visitent ce pays à la recherche des souvenirs antiques.

Ce qui les attire surtout ici, c’est la renommée du fameux temple de Vénus qui couronnait autrefois la montagne. Ils ne l’y trouveront plus ; le temple a péri tout entier, et il n’est guère possible que d’en reconnaître la place, un peu au-dessus de San-Juliano s’étend un large plateau auquel on arrive par une petite promenade plantée d’arbres et bordée de fleurs. Ce plateau devait être primitivement plus étroit ; on l’avait agrandi au moyen d’énormes substructions qui plongent quelquefois très bas et vont s’appuyer sur les saillies du rocher. Les ouvrages de ce genre étaient fréquens chez les anciens, qui ne reculaient devant aucun travail pour asseoir solidement les bases de leurs édifices. Mais celui-ci avait frappé par ses vastes proportions les anciens eux-mêmes, et, n’en connaissant pas l’auteur, ils l’attribuaient à Dédale, l’artiste légendaire, absolument comme nous disons quelquefois que ce sont des moulinions cyclopéens : ces façons de parler n’apprennent rien, mais elles sont commodes pour déguiser une ignorance. Nous sommes aujourd’hui plus avancés que les anciens, et nous pouvons dire quel peuple a bâti au moins les plus basses assises de ces murs immenses. Un archéologue distingué de Palerme, M. Salinas, a reconnu que les grands blocs de pierre sur lesquels reposent les murailles portent des lettres, et que ce sont des lettres phéniciennes. Nous avons donc la preuve que les premiers travaux pour établir le soubassement du temple et de la ville furent faits par les Carthaginois. Mais nous venons de voir que bien avant leur arrivée en Sicile le mont Eryx était peuplé, et rien n’empêche de croire que, sur l’emplacement où ils bâtirent leur édifice somptueux, il existait déjà un modeste sanctuaire construit par les anciens habitans. C’est ce que confirme de tout point le récit de Virgile. Il nous montre à l’approche d’Enée les gens du pays qui, du haut de la montagne, ont l’œil fixé sur la mer pour observer de loin les hôtes inconnus que les flots vont leur amener. Il les représente grossiers et à demi sauvages, comme ils devaient être, « tenant des javelots à la main et couverts de la peau d’une ourse de Libye. » Quant au vieux sanctuaire, qui avait précédé le temple phénicien, il en attribue la fondation à Enée lui-même. Au moment de partir, « le héros, nous dit-il, élève à Vénus sa mère, sur le sommet de l’Eryx, une demeure sacrée, voisine des astres. »

La divinité d’Eryx avait cet avantage d’être reconnue et honorée par tous les peuples qui naviguaient sur les rivages de la Méditerranée. Sous des noms différens, les matelots phéniciens, grecs, étrusques et romains, rendaient hommage à une déesse de la mer qu’ils invoquaient dans leurs dangers, et à laquelle ils se croyaient redevables de leur salut ; qu’on l’appelât Astarté, Aphrodite ou Vénus, c’était au fond la même pour tous : ils lui accordaient les mêmes attributions, ils lui reconnaissaient la même puissance. Dans son sanctuaire d’Eryx, à côté d’inscriptions grecques et latines, on trouvait des ex-voto phéniciens où des Carthaginois se mettaient sous la protection d’Astarté « qui donne une longue vie. » Comme tous honoraient également la déesse, il arriva que, malgré leurs rivalités furieuses, son temple ne fut jamais dévasté et qu’il traversa sans dommage ces guerres terribles où l’on se permettait tout. Cette heureuse fortune augmenta le crédit dont il jouissait auprès des dévots. Elle était d’autant plus extraordinaire que le temple d’Eryx passait pour être l’un des plus riches du monde. Thucydide raconte que les habitans de Ségeste y menèrent les envoyés athéniens, quand ils voulurent les tromper sur les ressources dont ils disposaient, et qu’ils leur firent croire qu’ils étaient les maîtres de tous les trésors qu’on y avait déposés. Parmi les dons qu’on avait faits à la déesse, Elien signale particulièrement des bagues et des anneaux ; ce qui nous fait songer à la Madonna di Tropani dont l’église se trouve précisément au pied du mont Eryx. C’est une Vierge miraculeuse, en faveur de laquelle beaucoup de femmes du monde se sont dépouillées d’une partie de leurs parures. Elle est surchargée de diadèmes, de colliers, de bracelets, de bijoux, qui étincellent au feu des cierges, et porte même, accroché au bas de sa robe, un lot de montres de tout âge et de toute façon, qui ferait la joie d’un collectionneur. D’après le rapport d’Elien, j’imagine qu’on devait trouver quelque chose de semblable dans le temple de Vénus Érycine. Ainsi pensait-on que la déesse aimait beaucoup une demeure aussi opulente et qu’elle y séjournait volontiers. C’était une de ses résidences favorites ; Théocrite lui dit en l’invoquant : « O toi, qui habites Golgos, Idalie ou le haut Eryx. » Les gens du pays prétendaient même qu’elle ne s’en éloignait qu’une fois par an, pour aller faire un tour en Afrique. Son absence se reconnaissait à ce signe qu’on ne voyait plus voler aucune colombe autour de l’Eryx : elle les emmenait toutes dans son voyage. Neuf jours après, elle revenait, et les colombes avec elle. Son départ et son retour étaient l’occasion de brillantes cérémonies.

Le culte de Vénus Érycine avait le caractère sensuel et voluptueux qui était ordinaire aux religions de l’Orient. La déesse était servie par de jeunes et belles esclaves, qu’on appelait en grec des hiérodules. Il y en avait mille dans le temple d’Aphrodite à Corinthe, qui faisaient oublier aux capitaines de navire, quand ils s’arrêtaient quelques jours, les ennuis des longues traversées. Il en devait être de même à Eryx ; les marins de passage y venaient célébrer Vénus avec ces élans et ces excès que fait naître la joie de vivre chez des gens qui sont toujours en danger de mourir. On a trouvé, sur un des versans de la montagne, un grand dépôt d’amphores brisées, dont les anses portent des inscriptions grecques, latines et carthaginoises : il est vraisemblable que les matelots de tous les pays qui gravissaient l’Eryx apportaient leur vin avec eux, et le buvaient là haut en joyeuse compagnie. Nos hiérodules les aidaient à dépenser l’argent qu’ils avaient laborieusement amassé dans leurs pénibles voyages. Aussi quelques-unes de ces femmes arrivaient-elles bientôt à faire fortune. Cicéron parle de l’une d’elles, nommée Agonis, d’abord esclave, puis affranchie de Vénus, qui était devenue très riche et qui possédait notamment des esclaves musiciens qu’on lui enviait et qu’on finit par lui enlever. Ces plaisirs de toute sorte qu’on trouvait sur l’Eryx l’ont aisément comprendre la renommée dont il jouissait parmi les gens de mer dans toute la Méditerranée. Le temple, situé au sommet de la montagne, s’apercevait de loin comme un phare. J’imagine que le pilote ou le capitaine qui venait de faire un long voyage, plein de fatigues et de périls, sentait son cœur battre de joie quand il voyait, en arrivant d’Italie ou d’Afrique, apparaître à l’horizon ce lien de délices où il allait un moment oublier ses peines, et que, quand il partait de Drepanum il, devait tenir longtemps les yeux fixés sur la montagne qui lui rappelait de si agréables souvenirs. Du reste, les gens de cette sorte n’étaient pas les seuls qui venaient honorer Vénus Érycine dans son sanctuaire : on y voyait quelquefois des visiteurs plus importans. Diodore nous dit que les magistrats les plus considérables du peuple romain, les consuls, les préteurs, quand leurs fonctions les amenaient de ce côté, montaient au temple d’Eryx. Il ajoute qu’on leur savait gré d’oublier un moment leur gravité et de rendre hommage à la déesse en se prêtant aux plaisanteries et aux jeux des femmes qui la servaient. C’était pour eux une manière aisée de faire leurs dévotions[11].

Aujourd’hui le plateau de l’Eryx est désert : le temple de Vénus, la demeure des hiérodules, tous ces édifices consacrés au plaisir ont disparu. Le silence s’est fait dans ces lieux où longtemps ont retenti des chants de fête. Ce qui leur reste, c’est l’admirable rue dont on jouit du haut de la montagne, cette série de plaines et de collines riantes qui s’étagent jusqu’au-delà du cap Saint-Vit, cette immense étendue de mer qui se déroule devant nous jusqu’aux côtes de l’Afrique. Mais ne portons pas nos regards si loin ; contentons-nous d’un horizon plus étroit. Nous devons nous borner à tenir nos yeux fixés sur cette petite bande de terre qui s’étend à nos pieds entre la montagne et la mer. C’est elle que Virgile a choisie pour y mettre la scène de son cinquième livre. Des hauteurs où nous sommes, nous allons en suivre sans peine les divers incidens.

Ou a vu plus haut que ce qui détermine Enée à s’arrêter pour la seconde fois en Sicile, c’est l’occasion qui s’offre à lui de visiter la tombe d’Anchise et de lui rendre de nouveaux honneurs. A peine débarqué, il rassemble ses soldats, et du haut d’un tertre, comme un empereur, il leur tient une de ces harangues solennelles qui plaisaient tant à la gravité romaine :


Dardanidæ magni, genus alto a sanguine divum, etc.


Il leur annonce, dans ce discours, la série des fêtes qu’il prépare pour honorer la mémoire de son père, et tout s’exécute comme il l’a dit. On se rend d’abord au tombeau d’Anchise, pour y jeter des fleurs et y faire des libations de lait, de vin et de sang. Ce n’est pas un mort ordinaire que celui qui a été honoré de l’amour de Vénus et qui est le père d’Énée ; c’est un dieu, et il le fait bien savoir à son fils, quand il suscite ce serpent qui sort de sa tombe et vient goûter aux mets qu’on lui a consacrés. Énée ne saisit pas très bien d’abord le sens de cette apparition merveilleuse, et il se demande si c’est le génie familier du lieu qu’il vient de voir, ou une sorte de démon domestique au service de son père dans l’autre vie. Il finit par comprendre, et immole à celui qu’il regarde comme une divinité nouvelle des brebis, des porcs et des taureaux. C’est une ébauche timide et un peu confuse d’apothéose. Quelques années plus tard, quand Auguste mourut et qu’il fut proclamé dieu par le sénat, on régla minutieusement les cérémonies de ses funérailles, et le rituel de l’apothéose impériale fut fixé. « Des soldats avec leurs armes, des cavaliers avec leurs enseignes, courant autour du bûcher funèbre, y jetèrent les récompenses qu’ils avaient reçues pour leur valeur. Des centurions s’approchant ensuite avec des flambeaux y mirent le feu. Pendant qu’il brûlait, un aigle s’en échappa, comme pour emporter avec lui l’âme du prince. « Ces cérémonies, il faut l’avouer, avaient plus grand air que les libations de lait et de vin versées par Énée sur la tombe de son père et le serpent mystérieux qui se glisse hors du mausolée. Mais Virgile n’a pas prévu ce qui se ferait après lui, et il s’est contenté, selon son usage, d’approprier à des circonstances nouvelles les pratiques anciennes de la religion nationale.

Les jeux funèbres qu’Énée a d’avance annoncés à ses soldats ont lieu neuf jours après le sacrifice : c’était l’usage, Servius nous l’apprend. La trompette en donne le signal ; les Troyens et les gens du pays se réunissent avec empressement pour y assister, et le poète emploie plus de cinq cents vers, presque tout le cinquième livre, à les décrire. Pour comprendre qu’il leur ait donné tant de place dans son œuvre, il faut se rappeler celle qu’ils tenaient dans la vie des Romains de son temps. Ils en étaient devenus le principal intérêt, depuis que le souci de leurs affaires leur était indifférent, et l’amphithéâtre ou le cirque occupaient le temps que le forum laissait libre. Il avait fallu, pour leur plaire, multiplier les jeux sans mesure, et, dans le Ier siècle de l’empire, après qu’on eut supprimé ceux qui semblaient inutiles, ils remplissaient encore cent trente-cinq jours de l’année. Virgile avait donc la certitude de charmer ses lecteurs eu les entretenant de ce qui était leur plus violente passion. Il y trouvait de plus l’avantage de pouvoir imiter Homère, qui, lui aussi, s’était plu à décrire longuement les jeux institués par Achille aux funérailles de Patrocle. La plus grande partie du morceau de Virgile est copiée de l’Iliade ; mais là, comme ailleurs, il sait garder, même dans les traductions les plus exactes, une allure indépendante ; il s’assimile ce qu’il reproduit, et, malgré l’empire que son grand prédécesseur exerce sur lui, il conserve la disposition de son génie propre. Il y a d’ailleurs deux de ces tableaux qui lui appartiennent tout à fait. D’abord il a remplacé la course des chars par celle des navires. On voit sans peine ce qui lui a donné l’idée de ce changement : les Troyens, qui naviguent depuis sept ans, ne doivent pas avoir beaucoup de chevaux à leur service, et, dans tous les cas, ils n’ont pas eu l’occasion de s’exercer à les conduire ; comme ils ne se sont guère appliqués qu’à la direction de leurs vaisseaux, c’est dans ce genre d’exercice qu’il était naturel de les faire lutter entre eux. Les courses de char étaient un lieu-commun dont la poésie grecque avait abusé ; on avait plus rarement dépeint les courses de vaisseaux, et elles pouvaient fournir quelques descriptions nouvelles. L’autre spectacle que Virgile n’a pas emprunté à Homère est celui qu’on appelait le jeu troyen (Indus Trojanus), sorte de carrousel où la jeunesse se livrait à des luttes d’adresse et de force et auquel on attribuait une antiquité très vénérable. Par elles-mêmes, ces évolutions des jeunes gens sous les yeux de leurs pères avaient quelque chose de touchant et de gracieux qui devait plaire à Virgile ; il savait, de plus, qu’en les décrivant il entrait dans les desseins d’Auguste, qui les remit en honneur, sans doute pour y faire briller ses petits-fils et montrer au peuple, au milieu de pompes antiques, les maîtres futurs de l’empire. Le poète est ici fidèle à son système ordinaire, qui consiste à rapprocher le présent du passé et à redonner la vie à ces vieilles histoires en les animant des pussions de son temps.

Je ne veux pas analyser ces récits, qui n’auraient pas pour nous le même intérêt que pour les contemporains de Virgile. Qu’il me suffise de dire qu’ici, comme partout, le poète a décrit exactement les lieux où se pusse son drame. Du bain de l’Eryx, ou peut remettre à leur place les divers jeux par lesquels Énée honore la mémoire de son père et s’en donner le spectacle. Voici d’abord la course des vaisseaux, par laquelle la fête commence. Le point d’où ils partent n’est pas indiqué ; c’est sans doute quelque mouillage dans les environs du port de Drepanum, où ils se sont réfugiés pendant le mauvais temps. Mais, en revanche, on désigne très clairement l’endroit vers lequel ils doivent se diriger. « Au milieu des flots, vis-à-vis de la rive écumante, se dresse un rocher que les vagues furieuses battent et recouvrent quand les tempêtes de l’hiver obscurcissent le ciel. Silencieux pendant le calme, il domine l’onde immobile, et les oiseaux de la mer aiment à s’y reposer au soleil. » Je l’aperçois à quelques kilomètres du rivage, et la description de Virgile m’aide à le reconnaître. On l’appelle aujourd’hui Isola d’Asinello. C’est autour de cette petite île, décorée pour la circonstance de branches de chêne, que les vaisseaux doivent tourner. Voilà bien l’écueil où la galère de Sergeste a brisé ses rames et sa proue ; je la vois qui essaie péniblement d’avancer, avec les voiles qui lui restent, « semblable à un serpent sur lequel a passé la roue d’un char au milieu du chemin, qui se consume en efforts inutiles et se replie sur lui-même sans pouvoir faire un pas n tandis que devant elle passe, comme un éclair, le vaisseau de Mnesthée, avec ses rameurs haletans courbés sur l’aviron. Cette première joute finie, Enée, qui en a suivi les péripéties des environs du port de Drepanum, se rend, en longeant le rivage, « jusqu’à une prairie entourée d’un cercle de collines qu’ombragent des forêts. » Il serait aisé de trouver, le long des rampes de l’Erys plus d’un lieu qui répondrait exactement à la description de Virgile. L’Eryx ne tombe pas dans la mer d’une pente unie ; il jette à droite et à gauche des contreforts qui s’avancent, enfermant entre eux de petites vallées verdoyantes adossées aux flancs de la montagne. Les vallées ressemblent assez, selon l’expression du poète à la partie circulaire d’un théâtre antique, et elles paraissent faites exprès pour des foules qui veulent assister commodément à quelque spectacle. Figurons-nous Enée assis au fond de cette espèce de cirque, sur un siège plus élevé ; autour de lui, les Troyens et les Siciliens se placent comme ils peuvent sur le penchant des collines et de là tous regardent, avec un intérêt passionné, la course à pied, la palestre, le tir de l’arc. Mais, pendant qu’ils sont tout entiers livres au plaisir que leur causent les évolutions compliquées du jeu troyen, le spectacle est arrêté par un incident imprévu Un messager accourt pour annoncer que les femmes, qu’on a laissées à Drepanum, désespérées de se remettre en route et cédant aux mauvais conseils de Junon, ont mis le feu aux navires. De l’endroit où Enée se trouve, le port est caché et il n’est pas possible d’apercevoir la flotte qui brûle ; mais, par-dessus les hauteurs, on voit la fumée s’élever, comme un nuage, dans les airs. Iule, le premier puis tous les Troyens à sa suite, se précipitent pour éteindre l’incendie.

Malgré la promptitude des secours et l’aide de Jupiter on ne peut pas sauver tous les vaisseaux ; quelques-uns sont tout à fait détruits, ou beaucoup trop endommagés pour être réparés. Il n’est donc plus possible à Enée d’emmener avec lui tout son monde il lui faut faire un choix. Les plus braves, les plus résolus l’accompagneront seuls ; quant à ceux « qui n’éprouvent pas le besoin de la gloire, » ils resteront en Sicile. Il y laisse aussi les femmes, qui sont épuisées par sept ans de pénibles aventures ; mais, avant de partir, il s’occupe à leur bâtir une ville dont il trace l’enceinte à la manière italienne, avec une charrue, et qu’il place sous l’autorité du bon Aceste. Cette ville est Ségeste, qui fut importante à son heure, et qui, pour vaincre sa rivale Sélinonte, appela les Athéniens et les Carthaginois à son aide. Elle était déjà bien déchue quand les Romains devinrent les maîtres de la Sicile. Elle se ressouvint alors à propos qu’on disait qu’elle avait été fondée par Enée, et se réclama auprès des vainqueurs de son origine troyenne. A l’appui de cette tradition, elle montrait une chapelle antique qu’elle avait élevée à son fondateur, elle rappelait que deux petits ruisseaux, qui coulent au fond de la vallée, avaient reçu le nom du Simoïs et du Scamandre. Les Romains accueillirent bien ses prévenances et la regardèrent comme une ville alliée et parente. On affecta de la traiter honorablement, on l’exempta d’impôts, et Virgile célébra sa naissance dans son poème. Mais ces honneurs n’arrêtèrent pas sa décadence, elle devint de plus en plus pauvre et déserte sous l’empire ; au moyen âge, elle a tout à fait disparu.

Cependant on va toujours visiter l’emplacement qu’elle occupait ; car, si la ville n’existe plus, il reste d’elle deux monumens, un temple et un théâtre, qui conservent son souvenir et attirent les curieux. Le temple n’est peut-être pas le plus beau de ceux que possède encore la Sicile, mais il n’y en a pas qui produise un plus grand effet sur les voyageurs. Il est bon, pour en jouir pleinement et l’apprécier à sa valeur, de le voir d’un peu loin : c’est le caractère des monumens grecs qu’ils sont faits pour la place qu’ils occupent et que leur situation est un des élémens de leur beauté. Ici le temple s’élève sur une hauteur ; la colline même sur laquelle il est bâti lui sert de piédestal ; il fait corps avec elle, il en est le couronnement, et si l’on veut l’en isoler, on le tronque et on le mutile. Son aspect change entièrement suivant le côté d’où on le regarde. Quand on vient de Calatafimi, ou l’aperçoit tout d’un coup, à un détour de la route, par une fente de rochers : c’est un coup d’œil merveilleux. Il apparaît de profil, et ses colonnes se dessinent dans le bleu du ciel avec une admirable netteté. Du pied du Monte Barbaro, on le voit de face ; son fronton s’applique sur une belle montagne qui se dresse par derrière et lui sert de toile de fond. Il paraît alors plus ramassé, plus puissant, plus sévère. Cette qualité est celle qui domine à mesure qu’on approche. Il peut même se faire que l’ensemble, quand on est tout près, semble d’abord lourd et trapu. Les colonnes, comme dans tous les temples siciliens, y sont très rapprochées les unes des autres, moins élancées, plus massives que dans les édifices de la Grèce propre. Mais songeons que les architectes avaient à résoudre ici un problème difficile : ils bâtissaient avec des matériaux inférieurs sur un sol agité et mouvant. Ils se sont résignés à faire leurs monumens un peu moins légers pour qu’ils fussent plus solides ; et ils y ont réussi, puisqu’ils existent encore. C’est du reste un défaut auquel on s’habitue vite : la première surprise passée, on admire sans réserve cette noble architecture dorique, si sobre, si vigoureuse, si claire, si rationnelle, où il n’y a pas un ornement qui ne s’explique, pas un détail qui ne concoure à l’effet de l’ensemble, et qui est une satisfaction pour l’esprit autant qu’un régal pour l’œil[12]. Le temple de Ségeste n’a pas été fini ; les cannelures des colonnes sont à peine entamées, les frises n’ont jamais reçu de sculptures. Il est vraisemblable qu’on était en train de la bâtir quand Agathocle prit Ségeste d’assaut. On sait qu’il massacra sans pitié dix mille de ses habitans et vendit le reste. Depuis cette exécution terrible, la ville, qui ne fit plus que végéter, ne se trouva jamais assez de ressources pour terminer le temple qu’elle avait commencé sur de si vastes proportions au temps de sa prospérité. On dut l’approprier, tant bien que mal, au culte, et s’en servir pendant des siècles comme il était. C’est ce qui est arrivé depuis lors à beaucoup de cathédrales gothiques que la renaissance ou la réforme ont surprises avant qu’elles fussent achevées.

Quant à la ville elle-même, elle était située sur une montagne voisine, le Monte-Barbaro. On y grimpe avec peine à travers des rochers éboulés, et l’on rencontre en montant quelques pans de murs détruits, quelques seuils de porte de l’époque romaine : voilà tout ce que nous avons conservé de Ségeste. Une des choses qui étonnent le plus quand on court le monde à la recherche des souvenirs antiques, c’est de voir des villes importantes comme celle-ci, qui tint tête à Syracuse, périr si complètement qu’on n’en trouve presque plus la trace. Le théâtre, qui était taillé dans le roc, a survécu seul à la ruine commune. On en reconnaît l’orchestre et la scène ; les gradins sont à peu près intacts, avec les escaliers qui conduisaient les spectateurs à leur place. Si l’on excepte celui de Taormine, qui est une merveille, je ne crois pas qu’il y en ait un autre en Sicile d’où l’on jouisse d’une vue plus large et plus variée. Il est placé au fond d’un cirque de montagnes pittoresques, dont le sommet forme tantôt de grandes lignes majestueuses, tantôt des dentelures bizarres et tourmentées. Devant lui, la plaine s’étend jusqu’à la mer, qu’on distingue à l’horizon, dans un cadre de collines, avec la petite ville de Castellamare, qui sans doute servait autrefois de port à Ségeste. Si l’on regarde à ses pieds, on est frappé de la variété d’aspects que présente le pays à ses diverses hauteurs. On peut y passer en revue d’un coup d’œil toutes les cultures qui en font la richesse : en bas, au bord des ruisseaux, les orangers, les citronniers, dont les fruits jaunes tranchent sur les feuilles d’un vert foncé ; un peu plus haut, à mi-côte, le blé, la vigne, l’olivier, tous ces produits qui ont fait de la Sicile, suivant l’expression de Caton, le grenier de l’Italie ; plus haut encore, le long des pentes abruptes, des palmiers nains, des aloès, une végétation vigoureuse, qui monte jusqu’en haut des collines et que broutent des moutons et des chèvres. Mais, malgré l’admiration que cause ce spectacle, on ne peut s’empêcher d’éprouver une vive surprise. Aussi loin que plongent les regards, on n’aperçoit ni village, ni ferme, ni chaumière, et, à l’exception de quelques pâtres à la mine sauvage, pas une figure d’homme. Les laboureurs n’arrivent ici que lorsqu’il faut semer ou récolter ; l’ouvrage fini, ils retournent chez eux, et ce pays fertile, un moment animé, redevient un désert. La solitude y est alors si profonde qu’on a grand’peine à se figurer que ces lieux, où aucun bruit humain ne trappe l’oreille, étaient autrefois si peuplés, si vivans, et que si l’on ne voyait à ses pieds les gradins d’un théâtre, et, sur le coteau voisin, le temple avec sa cella vide et son toit effondré, on n’imaginerait jamais qu’on se trouve sur l’emplacement, d’une grande ville.

Après qu’Énée a fondé Ségeste et qu’il y a établi les Troyens qu’il n’emmène pas avec lui, il n’a plus rien à faire en Sicile. Il prend congé d’Aceste, immole aux dieux des brebis et des taureaux, et fait couper les câbles qui retiennent les vaisseaux au rivage. « Lui-même, la tête ceinte d’une couronne d’olivier, debout sur la proue, élevant la coupe qu’il tient à la main, jette dans la mer salée les entrailles des victimes et verse des libations de vin sur les flots. » Le vent souffle du côté de la poupe et le conduit vers l’Italie, où doivent s’achever ses destins.


GASTON BOISSIER.

  1. Voici la Revue du 15 septembre 1883, du 1er et du 15 décembre 1884.
  2. Voyez, sur Théocrite, les deux études de M. Girard, dans la Revue du 15 mars et du 1er mai 1882, M. Constant s’est occupé aussi du poète sicilien dans sa Poésie alexandrine.
  3. Ce fut Antoine qui, après la mort de César, donna le droit de cité romaine à toute la Sicile. Il prétendit avoir trouvé le décret qu’il publia dans les papiers du dictateur, mais Cicéron croit que les Siciliens l’avaient payé pour le fabriquer.
  4. Les empereurs semblant s’être découragés de s’occuper d’elle. Elle est un des rares pays où l’on n’a pas retrouvé de ces bornes millilitres, qui soin si fréquentes ailleurs, ce qui semble montrer que les grandes routes n’y existaient pas un qu’elles n’étaient pas réparées par l’autorité publique. Voyez les réflexions que fait Mommsen à ce propos dans le volume du Corpus inscriptionum Latinarum où il est question de la Sicile.
  5. Je me sers ici des idées et souvent même des expressions de M. Hittorff. C’est, lui, on le sait, qui a le premier soutenu, non sans soulever de violentes polémiques, que les monumens grecs étaient recouverts de couleurs, et c’est l’étude qu’il avait faite des temples de Ségeste et de Sélinonte qui lui avait révélé cette vérité. Son grand ouvrage sur l’Architecture antique de la Sicile, qu’il avait laissé incomplet, a été achevé par son fils, M. Ch. Hittorff, et publié en 1870. M. Ch. Hittorff a tenu à s’effacer devant son père, dont il avait été le collaborateur le plus dévoué, et il n’a pas voulu mettre son nom sur la première page ; cette piété liliale ne doit pas le priver de la juste part qui lui revient dans l’œuvre commune.
  6. La description est si exacte qu’on n’a pas eu de peine à reconnaît de quel endroit Virgile veut parler. Il s’agit du petit village de Castro, à quelques lieues d’Otrante, non loin du promontoire d’Iapygie, aujourd’hui appelé Santa-Maria di Leuca.
  7. Déjà, dans l’antiquité, le Mare piccolo avait la réputation d’être un lieu de pêche incomparable Horace nous dit que les gourmets faisaient grand cas des coquillages de Tarente

    Pectinibus patulis jactat se molle Tarentum.

  8. On pense, sans en être certain, que c’était Lucilius, celui auquel Sénèque adresse ses fameuses lettres. Il fut intendant de la Sicile et il eut l’occasion, pendant qu’il y séjournait, d’étudier l’Etna.
  9. Aulu-Gelle, XVII, 10 : In ttrepitu sonituque verborum laborat.
  10. Drepani illoœtabilis ora. Est-ce seulement parce qu’il y a perdu son père qu’il l’appelle ainsi ? Les commentateurs font remarquer que cette côte est marécageuse et stérile. Pour les anciens, c’était un pays désolé depuis le combat d’Éryx et d’Hercule, et longtemps il a gardé cette apparence. Aujourd’hui, tout est en train de se transformer ; dans la partie basse, on a établi des salines qui paraissent très florissantes. La plaine qui les entoure se peuple de maisons neuves. On a même essayé, près du port de Trapani, de planter un jardin dont les arbres résistent courageusement au mistral qui les courbe.
  11. Les femmes d’Eryx paient pour être les plus belles de toute la Sicile : c’est tout ce qui reste à ce pays de la protection de Vénus. Elles avaient déjà cette réputation au moyen âge. Le voyageur arabe Ben-Djobaïr, qui le constate, ajoute : « Que Dieu les fasse captives des musulmans ! »
  12. A propos de ces qualités de l’ordre dorique, on peut lire les premières prises du Cicérone de Burckhardt. Cet excellent livre, qui rend tant de services a tous ceux qui veulent faire un voyage sérieux en Italie et y bien juger les chefs-d’œuvre de l’art, est aujourd’hui tout à fait à notre disposition. Il vient d’être traduit en un français très élégant par M. Auguste Gérard. (Paris, 1881 ; Firmin-Didot.)