Le Pauvre Petit Causeur/Théâtre

Traduction par Marcel Mars.
Imprimerie et lithographie Veuve Migné (p. 103-117).

THÉÂTRE.

La hardiesse que je prends de donner des conseils sans y être convié, mérite pardon, car c’est une faculté commune à tous que le don de la parole.

Mavoira, Histoire d’Espagne. Conseils d’un prélat à un roi.

Quelle meilleure occasion s’est jamais présentée à nous, et ne peut jamais se présenter à l’avenir pour réclamer une réforme radicale dans les théâtres de notre pays, que celle où a commencé de briller pour l’Espagne une aurore plus heureuse, qui promet enfin la réalisation de mille espérances justes, tant de fois déçues ? Que celle où notre sage gouvernement se met décidément et énergiquement à la tête de la nation, dont le soin lui est commis pour marcher vers le bien ? Aucune. Profitons du moment. Ouvrons les yeux sur notre situation, et développons nos raisons avec la soumission de bons vassaux, avec la confiance d’hommes qui ont un gouvernement éclairé. Disons enfin des choses souvent dites par des personnes fort supérieures à nous, et constamment méconnues par des sujets moins bien intentionnés que nous.

Ce n’est pas ici le lieu ni le temps d’une longue dissertation sur l’objet des théâtres, sur les avantages que, de leur bonne direction et de leur bonne administration, peuvent retirer une nation disposée à recevoir l’instruction et un gouvernement décidé à la lui donner. Tous ne savent, ne connaissent que trop que dans l’état de la société où nous sommes arrivés, ce qui en soi n’est qu’un divertissement est une distraction indispensable ; un divertissement dirige l’opinion publique des masses qui le cultivent ; un instrument du gouvernant lui-même, quand il sait le faire servir à ses fins ; un passe-temps qui empêche les oisifs turbulents de faire et de s’occuper de quelque chose de pire ; un morigénateur, enfin, des mœurs, qui sont, à notre avis, l’unique appui solide et vrai de l’ordre, et de la prospérité d’un peuple. Des vérités d’une telle portée ne seront certainement pas celles qui rencontreront aujourd’hui de puissants contradicteurs. La lumière de la vérité dissipe enfin tôt ou tard ces vices dont veulent la couvrir les partisans de l’ignorance ; et la force de l’opinion, que nous pourrions appeler, humainement parlant, ultima ratio populorum, est, à la longue, plus puissante et plus irrésistible que ne l’est momentanément celle qu’on a appelée ultima ratio regum.

La nécessité et l’utilité du théâtre étant accordées, ou pour mieux dire n’étant pas disputées, reste à savoir quels peuvent être les moyens de le faire prospérer.

Quels ont été les obstacles qui se sont opposés constamment dans ce pays à la réalisation d’un si vaste projet ?

Le peu d’importance que toujours on a cru pouvoir impunément donner à cet objet, les comprend tous. De là vinrent l’état singulier du théâtre, la position ridicule des poètes, la situation déplorable des acteurs. Choses si intimement unies ne peuvent se séparer sans préjudice pour chacune d’elles. Il ne suffit pas qu’il y ait un théâtre, il ne suffit pas qu’il y ait des poètes, il ne suffit pas qu’il y ait des acteurs ; aucun de ces trois éléments ne peut exister sans la coopération des deux autres, et difficilement peut exister la réunion des trois sans un quatrième plus important. Il faut qu’il y ait un public. Les quatre enfin dépendent en grande partie de la protection que le gouvernement leur prête.

Un public indifférent aux beautés, héritier d’une éducation générale mal entendue, et instruit superficiellement, est le premier anneau de notre chaîne de misère. Quand le poète voit le public applaudir des drames exécrables, ne pas seulement soupçonner l’existence de beautés positives, qui lui ont coûté tant de veilles, il ne tarde pas à succomber et à répéter avec Lope de Vega :

Le public nous paie : il faut avant tout
Lui parler en sot, puisque c’est son goût.

Les hommes ne sont que des hommes, et ce serait beaucoup exiger de la débile humanité que vouloir rencontrer toujours dans chaque homme un héros disposé à sacrifier les bravos justes ou injustes, au désir de plaire à une demi-douzaine de lettrés dont l’approbation de cabinet ne fait pas de bruit. Quand le poète voit qu’il manque à l’auditoire cet amour-propre national capable de faire des miracles en quelque endroit qu’il existe ; quand il entend applaudir indistinctement les mesquines traductions étrangères à nos mœurs et les œuvres originales, les premières même être préférées aux secondes ; quand il voit celles-ci payées par tant d’indifférence, quoi d’étonnant qu’il ne se fatigue pas à courir à la recherche de la perfection. Combien il est plus facile de traduire en une semaine une comédie que d’en faire une originale en une demi-année ! Pourquoi irait-il employer tant de temps, tant de peine à gagner ce même prix qu’en moins de temps et avec moins de travail il peut obtenir ? De là les misérables traductions, de là l’expulsion du bon genre pour faire place au genre charlatan qui éblouit avec de faciles et surprenants coups de théâtre. De là l’absence de caractères, de passions et de vertus, pour leur substituer ces traîtres faux et éternels qui font le mal pour chercher l’effet, ces crimes impunis et ces vices dégoûtants, peints d’une manière plus dégoûtante encore.

Qu’on ne croie pas cependant que, pour avoir ainsi exposé ce qui plaide en faveur des poètes, nous les considérions comme tout à fait innocents : il n’en est rien. Avant peu nous prouverons que, quoique ce soient là des excuses, ce ne sont pas des raisons pour persister dans la mauvaise voie où ils se sont enferrés, nous prouverons que si quelqu’un doit se comporter en héros, c’est le poète. Les poètes sont hommes ; mais être des héros si cela est égal aux hommes, à certains hommes surtout qui se nourrissent de gloire plus que les autres, qui le sera ?

Que dirons-nous des acteurs ? S’ils voient que l’on s’engoue d’un costume inexact pour cela seul qu’il est ridicule, s’ils entendent applaudir une diction fausse pour cela seul qu’elle est exagérée, s’ils voient à chaque pas tel ou tel beau mouvement qui leur échappe passer inaperçu et tout geste bizarre, tout maintien grotesque tumultueusement couronné, dans quelle idée viennent-ils se fatiguer à chercher par des sentiers tortueux une réputation, prix principal auquel ils aspirent, qu’avec beaucoup moins de peine par le premier chemin venu, ils rencontrent toute faite ?

Nous en disons autant des administrations théâtrales. Si une bonne comédie tombe quand un mélodrame furibond est debout, si une mauvaise traduction remplit le théâtre et ses caisses beaucoup mieux que l’œuvre originale du génie, pourra-t-on exiger d’une entreprise que généreusement elle fasse passer avant ses gains la satisfaction du bon goût, qui a peu de représentant chez nous pour lui être agréable ? Pourrions-nous lui demander qu’elle récompense le plus ce qui lui produit le moins ? Ce serait folie que d’exiger de semblables sacrifices.

Le public est donc la première cause de l’abaissement de notre scène. Nous le répétons à grands cris : instruction, éducation pour ce public ; instruction saine, oui, religieuse, morigénée, mais instruction enfin. Les ennemis de l’instruction ont toujours voulu la peindre comme préjudiciable ; certainement, si elle est mal dirigée, c’est un poignard dans les mains d’un enfant. Mais quand elle est établie sur la religion, sur la vertu et sur la vraie sagesse, alors elle ne peut être autre chose qu’un bien pour tous ; alors seulement elle peut conduire l’homme à connaître ses vrais intérêts en société, puisqu’il ne peut vivre d’une autre manière. Si l’intérêt d’un homme peut parfois être momentanément en contradiction avec le bien général, à la longue l’intérêt de tous les hommes est dans la vertu, dans l’ordre. C’est là ce que peut enseigner seule une solide instruction, qui ne s’arrête pas à moitié chemin : nous sommes certains que l’intérêt est le grand mobile de l’homme ; toute la difficulté est de lui faire connaître quel est son véritable intérêt. C’est là ce que lui prouve la solide instruction, qui est la seule dont nous parlons ; l’instruction, si elle est solide, sera toujours et partout pour l’homme la source de sa félicité.

Quand le public, par l’effet d’une instruction et d’une éducation vraies, reconnaît et apprécie toutes les beautés des œuvres d’imagination, que son orgueil national, éveillé à nouveau, lui fasse demander aux génies originaux des travaux dignes de considération, auxquels puissent se lier des souvenirs patriotiques, qu’il se traîne dans le chemin du bon goût, alors il formera les acteurs, car c’est lui seul qui peut les former. Alors les auteurs écriront avec plaisir, les acteurs joueront avec perfection, et les entreprises les récompenseront avec générosité. Alors le même cercle vicieux établi aujourd’hui pour le mal, s’établira pour le bien.

Maintenant, si le public, si son manque d’instruction est la première cause du dommage, à qui de l’instruire ? 1o À des causes dont nous n’avons pas à nous mêler. 2o En dehors de ces causes ou en collaboration avec elles, aux auteurs. Oui, nous sommes engagés dans un vrai labyrinthe de cercles vicieux ; il faut pour en sortir que quelqu’un coupe par le milieu ; il faut que quelqu’un commence à sacrifier quelque chose. Tant que les uns resteront à la queue des autres, le progrès ne se fera pas. Qui devra donner essor de cette grande œuvre, qui y est le plus obligé ? Nous le répétons clairement, les poètes. C’est à ceux qui savent le plus, d’enseigner. Les hommes de talent, les hommes extraordinaires[1] ont été ceux qui dans toutes les nations ont toujours donné les premiers cette première impulsion. D’une part les journaux avec leur impartialité, de l’autre les auteurs avec leurs œuvres. La nature, en leur concédant avec l’immense privilège de leur supériorité, l’incalculable influence qu’exerce le talent sur le commun des hommes, leur donna une arme aussi puissante non pas pour la retourner contre ses hauts desseins, mais pour contribuer au bien de l’humanité, pour lui montrer les premiers la route. Cette obligation sacrée, ils ne peuvent la mettre de côté sans se couvrir d’ignorance et de culpabilité. Les hommes de talent sont ceux qui commencent à instruire les nations. N’en avons-nous aucun parmi nous ? Qu’ils se montrent, donc, s’il y en a, qu’ils conquièrent par leur générosité et leur mérite le prix et le tribut de considération qu’on leur refuse. La vérité, triste vérité, est qu’il leur faut quelque appui. Mais ce n’est la vérité que jusqu’à un certain point. Il y a mille chemins : si le plus large, si le plus droit ne leur est point ouvert, à quoi sert le talent ? Qu’ils prennent les détours, et qu’ils accomplissent leur haute mission. En aucune époque, si désastreuse qu’elle soit, les matières ne manquent à un homme de talent ; s’il ne les a pas toutes à sa disposition, il en a quelques-unes. On ne peut parler ! On ne peut agir ! Misérables échappatoires, tristes prétextes de notre paresse. Sont-ce des efforts doubles qu’il faut faire ? Qu’on les fasse. Double sera le prix qui les attend, plus grande la gloire qui les couronnera. Oh ! si nous pouvions nous flatter d’avoir ce talent supérieur ! Nous n’hésiterions pas un instant. Malheureusement nos forces ne suffisent qu’à dire des vérités ; si elles suffisaient à les combattre nous ne serions pas les derniers à entonner ce chant de guerre.

Que les poètes fassent des œuvres de mérite ; si le public les apprécie peu tout d’abord, qu’ils redoublent leurs efforts, qu’ils fassent preuve de constance, demain le public les appréciera, et après-demain il ne pourra se passer de leurs œuvres ; prétendons-nous qu’avant de rien faire on nous apporte la couronne de la victoire ? La protection fera-t-elle le tout ? Que le mérite fasse quelque chose, et il obligera la protection avenir. On ne me protège pas ! crie la médiocrité. Où sont les acteurs ? Où sont les œuvres[2] ? Qui protégera ce qui n’existe pas, ou ce qui n’existe qu’avili ? Sortons-nous d’abord de notre avilissement, et on nous protégera. Faisons les œuvres et les protecteurs. Obligeons-les à nous protéger, et nous ne devrons tout qu’à nous-mêmes.

Quand les poètes et l’instruction auront formé le goût du public, quand celui-ci aura formé les acteurs, tous ensemble formeront les entreprises, en les obligeant à ce qu’elles les récompensent, parce qu’alors le mérite pourra leur faire la loi. Tel est notre chemin, celui que nous sommes obligés de prendre, par cela même que nous n’en avons pas d’autre plus commode ni plus praticable.

Cela fait, il restera encore à vaincre quelques obstacles, sans l’aplanissement desquels il en coûterait encore du travail aux administrations de théâtres pour récompenser dignement chacun selon son talent et selon son mérite, et pour soutenir ce premier enthousiasme. De plus, si en même temps que les poètes feraient un effort aussi héroïque ils rencontraient quelque auxiliaire supérieur, combien plus facile et plus près serait l’accomplissement de nos désirs ! Parcourons donc légèrement les autres moyens qui peuvent contribuer à faciliter la prospérité des théâtres, après les deux ressorts principaux que nous venons d’indiquer.

Nous demandons en premier lieu pour les poètes, sans crainte de paraître exigeants, ce qu’eux seuls n’ont pas dans la société : le droit de propriété. « Ils se sont partagé mes vêtements, et ont joué ma tunique au sort », peut s’écrier le poète avec beaucoup de raison, s’il nous est permis de mêler cette parole sacrée à nos bavardages.

Dans un pays où presque toujours celui qui n’eut plus de ressource en demanda aux lettres, et où la gloire qu’elles lui valurent fut si modique, il semble que le salaire eût dû être plus grand ; mais par malheur elles n’ont reçu ni salaire[3] ni considération.

Déjà nous avons, autre part, énuméré quelques-uns des travaux qui attendaient le poète dans son aventureuse carrière : effectivement dans certaines occasions on lui dispute jusqu’au droit d’expliquer et de répartir ses rôles aux acteurs qui lui conviennent le plus, nous avons vu cela de point en point. On l’applaudit enfin. Comment le paie-t-on ? Qui évalue l’objet vendu ? L’acheteur seul. Que donne-t-il en échange ? Ce qu’il veut. Sait-on ce que vaut une comédie ? Calcule-t-on sa valeur sur ce qu’elle coûte et sur ce qu’elle produit ? Le poète en fait de juge évaluant son talent ne verra-t-il jamais que le public bon ou mauvais pour lequel il écrit, sera-t-il apprécié par le gouvernement lui-même, assisté des intelligences qu’il aura crues nécessaires à cet effet ?

Peut-on entendre dire de sang froid que l’on ait payé mille ou deux mille réaux une fois donnés des comédies qui ont produit dans l’espace de très-longues années, qui produisent encore, et produiront Dieu sait jusqu’à quand, des fortunes aux théâtres ?

Notre gouvernement éclairé, qui toujours a manifesté de ce côté les meilleures tendances, persuadé de l’exactitude de ces réflexions et d’autres semblables, a reconnu que le talent est une propriété comme toute autre, et de meilleur aloi ; propriété qui doit produire à son maître en rapport avec son mérite. Ce fut donc dans le but de déraciner des abus aussi honteux que fut composé et publié en 1807, sur l’avis de l’Excellentissime conseiller, dont nous avons eu déjà l’occasion de louer ailleurs le zèle, un règlement des théâtres. On y inaugurait le mode de payer d’une manière juste et équitable. Tant pour cent était le prix établi pour les œuvres originales ; de sorte qu’une proportion exacte régnait entre le mérite de l’ouvrage et les moyens de l’entreprise ; celle-ci payait cher quand elle gagnait gros. Par malheur ce règlement peut être mis dans le nombre des choses ordonnées mais non accomplies, et nous trouvons l’an XXXII, pis que l’an VII ; contre-temps et reculade dus peut-être à la succession de révolutions qui ont affligé depuis cette époque notre infortuné pays.

Le mépris de la propriété ne s’arrête pas là. Les théâtres de province se croient autorisés, une comédie une fois représentée à Madrid, à en soustraire des copies frauduleuses, et à la représenter de toutes parts, fort persuadés de ce que les auteurs n’ont aucun droit de s’y opposer, et s’écriant avec la fable : La Providence les créa pour moi ! Dans le même règlement, que nous avons sous les yeux, on établissait que lesdits théâtres, paieraient l’auteur d’une façon en rapport avec leurs ressources, ni plus ni moins que ceux de Madrid. Mais les auteurs crient : Coutume fait loi ! Salut à la coutume ; il peut en être ainsi, mais alors je ne vois pas pourquoi on pend les voleurs, puisque c’est une coutume antique que celle de voler. Alors on ne pourra jamais corriger aucun mal invétéré. Mal soit de nous, si nous comprenons comment une mauvaise coutume peut arriver à être une bonne loi ! Mais c’est parce que c’est une coutume, qu’il faut l’abolir ; si ce n’en était pas une, nous ne réclamerions rien contre elle. Les abus qui existent sont ceux qu’il faut déterrer, il n’y a pas à s’occuper de ceux qui n’existent pas.

À ces mots nous entendons les directions s’écrier : « Payer plus ? Impossible ! Ni les poètes, ni les auteurs, ni personne. Si nous étions… »

Nous savons cela, seigneurs directeurs, et ici nous entrons dans un autre abus. Nous avons demandé pour les poètes la justice qui peut les animer dans leurs veilles. Nous demandons à cette heure pour les entreprises ce qui leur revient de droit.

À peine peut-on croire les charges énormes qui pèsent sur les malheureux théâtres. Laissons de côté un nombre considérable de places de toute sorte qu’ils sont obligés de donner pour rien par suite d’une autre coutume faisant aussi loi et aussi bonne que celle dont nous avons parlé plus haut ; ne parlons pas de certaines considérations qu’avec toute espèce de gens ils ont à garder ; bornons-nous à dire qu’elles dépassent quatre cent mille réaux, les sommes qu’annuellement ils ont à compter en espèces liquides à un nombre inouï d’établissements. Et pour qu’on ne croie pas que notre médisance ou notre partialité nous fasse parler, copions ici l’article 3 du chapitre 12, titre 2 du règlement proposé par un conseiller bien intentionné, éprouvé par un gouvernement éclairé, et sanctionné par un souverain à qui nous devons notre gratitude.

« La présente note soumettra à l’attention du roi quelque moyen pour la plus prompte extinction de ces charges, car véritablement il n’y a aucun rapport entre les trois colisées et les hôpitaux de Madrid, les frères de Saint-Jean-de-Dieu, les filles de Saint-Joseph, et l’hospice de Saint-Fernand. Ces établissements absorbent une bonne partie des produits des théâtres, de là vient que les acteurs sont mal payés, la décoration ridicule et mal organisée, les costumes malpropres et indécents, l’éclairage insuffisant, la musique pauvre, le corps de ballet très-mauvais ou nul. De là vient que les poètes, les artistes, les compositeurs qui travaillent pour la scène sont tristement récompensés, qu’on invente et qu’on ne représente que des pièces méprisables. De là, principalement enfin la décadence et la déplorable infériorité de nos spectacles. »

Que pourrions-nous ajouter à une aussi énergique période ? Donc, nous demandons pour les entreprises qu’on débarrasse d’obstacles et de respects importuns le chemin de leur spéculation ; que tant qu’il y aura entreprises, elles commandent chez elles comme seules maîtresses. Cela suffira à donner au théâtre une impulsion incalculable. Alors les administrations théâtrales, à l’aise et en liberté dans leurs opérations, marqueront chaque jour d’un progrès, récompenseront mieux les acteurs mesquinement payés, et les poètes pas du tout.

Nous n’avons rien dit des améliorations concernant la condition des acteurs, parce que le mal de ce côté va, nous l’espérons, être bientôt guéri. L’établissement d’une école dramatique dirigée par deux de nos meilleurs acteurs, sous l’immédiate protection d’une reine qui est venue faire tant de bien à notre pays, nous fait concevoir cette joyeuse espérance. Jusqu’à présent on a cru qu’il suffisait ou d’avoir de la mémoire ou un souffleur, pour être comédien, et même nous avons connu des comédiens qui, faute de savoir lire se faisaient lire par d’autres leurs rôles, afin de les apprendre. Qu’on nous dise si ce sont des gens de cette espèce qui peuvent interpréter sur la scène les beautés qu’ils ne savent ni lire, ni apprécier, prendre, nouveaux Protées, la forme de tous les caractères, de tous les génies possibles, et enseigner les bonnes façons et les bonnes mœurs ? Nul n’a plus besoin de faire une longue étude de l’histoire, de l’homme et du cœur humain, que celui qui veut prendre le masque de toutes les passions, l’apparence de toutes les époques : nul n’a plus besoin d’avoir eu une bonne éducation qu’un acteur, qui doit être sur les planches un modèle d’éducation.

Que de petits obstacles nous pourrions citer encore, si nous le permettaient les bornes que nous avons imposées à nos feuilles ! Que de choses nous laissons à dire ! Il suffirait cependant, pour obvier à tous ces petits obstacles que nous passons sous silence, de la réalisation des améliorations principales que nous avons proposées, avec cela seul nous nous tiendrons pour très-heureux. Malheureusement nos idées passeront comme nombre d’autres qui se disent continuellement et qu’on n’entend pas. La vérité est que ce sont là des choses qui ne peuvent s’achever en un jour ; mais ce sont des choses qu’on n’aura chance d’achever qu’après les avoir d’abord commencées.

Ainsi, que le public se forme, et si d’autres causes ne concourent pas, comme il est à désirer, à cette instruction générale si nécessaire, que ceux qui écrivent pour le public prennent sur eux une tâche aussi ardue : plus généreux que jusqu’à présent, qu’ils ne se plient pas au mauvais goût ; qu’ils fassent la loi, qu’ils ne la reçoivent pas. Que la propriété soit reconnue, que le talent le soit aussi ; que le théâtre soit déchargé des énormes tributs qui l’accablent ; que les acteurs s’améliorent, et qu’ils soient largement payés. Qu’une censure bien entendue veille à ce que notre religion et nos lois soient respectées des écrivains, mais sans jamais mettre d’obstacles à la représentation d’une œuvre innocente. Alors, nous l’affirmons, alors nous aurons un théâtre espagnol, alors le sol des Lope, et des Calderon, des Tirso et des Moreto, recommencera à produire des génies : alors nous pourrons dire que nous avons une littérature, que nous avons un théâtre, ce divertissement rationnel qu’ont tous les pays cultivés et que jusqu’à présent nous avons laissé succomber à la puissante influence d’une infinité de tristes causes réunies.

En commençant notre numéro, nous avons dit que nous ne croyions pas qu’une occasion plus favorable pût se présenter d’exposer à la lumière du jour ces idées ; à présent, en terminant, nous ajoutons que de meilleures circonstances ne pourraient s’offrir pour mener à bien leur exécution. C’est notre reine, à qui nous devons déjà tant de reconnaissance, qui nous inspire cette confiance. Sa protection marquée pour tout ce qui est bon, un mois glorieux qui peut compter plus de grandeur que trois siècles précédents, de si belles choses qui se sont accomplies par sa volonté seule, nous font espérer que cette réforme que nous proposons, et qui offre tant de difficultés de moins, sera due aussi quelque jour à sa bienfaisante impulsion. En attendant, nous nous contentons de la désirer, d’employer tous les moyens qui sont à notre portée pour coopérer à une si grande œuvre, et nous terminons comme don Gutierre de Cárdenas termina l’avis qu’il donnait à don Fernand-le-Catholique.

« Tel, sire, est mon sentiment : s’il est prudent, Dieu en soit loué ; s’il est contraire au vôtre, ma loyauté mérite pardon : ce que vous déterminerez, sera le meilleur et le plus sage. »

Le Bachelier.
  1. Si cette grande vérité veut des preuves, nous citerons seulement le nom de Moratín. Quelle révolution ne fit-il pas dans notre théâtre ? Et pourtant il y avait plus besoin d’améliorations qu’aujourd’hui. C’est pourquoi, après lui, peuvent affronter les améliorations qui font défaut des hommes qui ne sont pas des Moratín, car il ne serait pas facile d’en rencontrer beaucoup de tels dans chaque siècle.
  2. Déjà autre part nous avons dit que nous ne tenions pas compte d’une ou deux exceptions.
  3. C’est avec une grande douleur pour nous que le propre argument de notre article nous oblige à nous écarter un moment de la gloire en faveur du vil intérêt. Certainement que dans un poème épique, ce serait un très-pauvre épisode, que dans l’ode il serait aussi mal placé qu’un hôpital dans le Paradis. Mais dans une feuille de peu d’éclat et de moins de produit, dans la bouche d’un Causeur et d’un Pauvre petit, il nous semble que l’intérêt s’enchâsse aussi bien qu’une pierre dans l’œil d’un boutiquaire, et le public, dans les bouches duquel circule ce charitable refrain, n’ignore pas l’exactitude de notre comparaison. Quoique pauvre petit, nous apercevons bien que les poètes qui ont obtenu le plus de gloire ont mangé, qu’on ne nous dise pas que c’est là un paradoxe. Souventes fois Homère se complaît dans la description des plus succulents banquets ; Horace se moque amèrement d’un mauvais festin. Quant à notre Cervantes, nous jurerions qu’il écrivit avec une faim et un appétit plus que médiocres le chapitre des noces de Gamache. Ne parlons pas d’Anacréon et de tous ses disciples, car c’est un fait avéré qu’ils ont toujours préféré une goutte de la liqueur de Lyceus à tout le jus que peut donner l’arbuste de Daphné. Nous savons combien notre Villegas appréciait le bruit des châtaignes et le bon clairet, et en quelle considération Balthasar d’Alcaçar avait la glorieuse brune qui jamais ne le laissa achever son compte. Enfin nous saurons dire des poètes bucoliques qu’il n’y en a pas eu un qui n’ait porté aux nues le doux miel et le blanc lait. Ainsi donc nous soutiendrons à la face des partisans d’une renommée aérienne et posthume, qui trouvaient mauvaise la vile direction que prennent nos bavardages, que si les grands poètes n’ont pas écrit pour manger, ils ont du moins mangé pour écrire.