Le Pauvre Petit Causeur/Revenez demain

Traduction par Marcel Mars.
Imprimerie et lithographie Veuve Migné (p. 130-142).

REVENEZ DEMAIN.

Ce dut être un grand génie que celui qui le premier appela la paresse péché mortel ; pour nous, qui déjà, dans un de nos précédents articles, avons été plus sérieux que jamais nous ne nous l’étions proposé, nous n’entrerons pas à cette heure dans de longues et profondes recherches au sujet de l’histoire de ce péché, quoique nous sachions qu’il y a des péchés plein l’histoire, et que l’histoire des péchés serait un tant soit peu divertissante. Convenons seulement que ce qui porte ce nom a fermé et fermera les portes du ciel a plus d’un chrétien.

Je faisais par hasard ces réflexions il y a quelques jours, quand se présenta chez moi un étranger, de ceux qui, en bonne ou mauvaise part se font toujours de notre pays une idée exagérée et hyperbolique, de ceux qui croient ou que les hommes d’ici sont encore les splendides, francs, généreux et chevaleresques êtres d’il y a deux siècles, ou même que ce sont les tribus nomades de l’autre côté de l’Atlas : dans le premier cas ils viennent s’imaginant que notre caractère se conserve aussi intact que notre ruine ; dans le second, tout tremblants sur nos routes, et ils demandent si ce sont des voleurs qui vont les dépouiller, que les individus de quelque corps-de-garde établi précisément pour les défendre des hasards d’un voyage, hasards communs à tous les pays.

La vérité est que notre pays n’est pas de ceux que l’on connaît à première ni à seconde vue, et si nous ne craignions pas qu’on nous appelât téméraires, nous le comparerions de bon gré à ces tours de prestidigitation surprenants et impénétrables pour qui ignore leur artifice, qui consistant en une grandissime bagatelle ont coutume, après qu’ils sont connus, de laisser étonné de son peu de perspicacité celui-là même qui s’est creusé le cerveau pour leur trouver des causes extraordinaires. Maintes fois l’ignorance de la cause déterminante des choses nous fait croire qu’elles doivent en avoir une profonde pour se maintenir à l’abri de notre clairvoyance. L’orgueil de l’homme est tel qu’il aime mieux déclarer à haute voix les choses incompréhensibles, quand il ne les comprend pas, que de confesser que les ignorer peut dépendre de son inaptitude.

Nonobstant cela, comme chez nous autres même, beaucoup se trouvent dans cette ignorance des vrais ressorts qui nous meuvent, nous n’avons pas le droit de nous étonner que les étrangers ne puissent pas si facilement les apercevoir.

Ce fut un de ces étrangers qui se présenta chez moi, pourvu de compétentes lettres de recommandation auprès de ma personne. Des affaires de famille embrouillées, des réclamations futures, et en outre de vastes projets conçus à Paris de placer ici ses considérables capitaux dans telle ou telle spéculation industrielle ou commerciale étaient les motifs qui l’amenaient dans notre patrie.

Accoutumé à l’activité dans laquelle vivent nos voisins, il m’assura formellement qu’il pensait rester ici fort peu de temps, surtout s’il ne rencontrait pas promptement un objet sûr en quoi convertir ses fonds. L’étranger me parut digne de quelque considération, je liai vite amitié avec lui, et plein de regret je cherchai à lui persuader de s’en retourner chez lui le plus tôt possible tant que sérieusement il voyagerait dans tout autre but que celui de se promener. Comme il s’étonnait du propos, il me fallut m’expliquer plus clairement. « Tenez, lui dis-je, Monsieur Sans-Délai, c’est ainsi qu’il s’appelait ; vous venez avec la résolution de passer quinze jours ici, et d’arranger pendant ce temps vos affaires. — Certainement, me répondit-il. Quinze jours, et c’est beaucoup. Demain pendant la matinée nous cherchons un généalogiste pour mes affaires de famille ; le soir il parcourt ses livres, découvre mes ancêtres, et dans la nuit je sais qui je suis. Quant à mes réclamations, après-demain je les présente fondées sur les preuves qu’il m’a fournies, légalisées en bonne forme ; et comme ce sera une chose claire et de justice irréfutable (car seulement dans ce cas je ferai valoir mes droits), au troisième jour le cas se juge, et je suis maître de mon bien. Quant à mes spéculations, au placement de mes capitaux, le quatrième j’aurai présenté mes offres. Elles seront bonnes ou mauvaises, admises ou rejetées sur-le-champ, cela fait cinq jours ; pendant les sixième, septième et huitième je vois ce qu’il y a à voir dans Madrid ; je me repose le neuvième ; le dixième je prends ma place dans la diligence, s’il ne me convient pas de rester plus longtemps ici, et je retourne chez moi ; sur les quinze jours, il m’en reste encore cinq. » À ces mots de M. Sans-Délai, j’essayai de réprimer une envie de rire qui, depuis un moment déjà, me travaillait tout le corps, et si mon éducation suffit à refouler mon inopportune jovialité, elle ne fut pas assez forte pour empêcher d’arriver à mes lèvres un vague sourire d’étonnement et de regret que ses plans entreprenants me faisaient monter au visage malgré moi. « Permettez-moi, Monsieur Sans-Délai, lui dis-je moitié narquois, moitié sévère, permettez-moi de vous inviter à dîner pour le jour où vous compterez quinze mois de séjour à Madrid. — Comment ? — Dans quinze mois vous serez encore ici. — Vous plaisantez ? — Non, assurément. — Je ne pourrai m’en aller quand je voudrai ? Certes l’idée est gracieuse ! — Sachez que vous n’êtes pas dans votre actif et laborieux pays. — Oh ! les Espagnols qui ont voyagé à l’étranger ont acquis la coutume de parler mal de leur pays pour paraître supérieurs à leurs compatriotes. — Je vous assure que dans les quinze jours sur lesquels se base votre calcul, vous n’aurez pas pu parler même à une seule des personnes dont la coopération vous est nécessaire. — Hyperbole ! Je leur communiquerai à tous mon activité. — Tous vous communiqueront leur inertie. »

Je reconnus que M. Sans-Délai n’était pas fort disposé à se laisser convaincre autrement que par l’expérience, et je me tus dès lors, bien certain que les faits ne tarderaient pas beaucoup à parler pour moi.

Le jour suivant parut et nous allâmes tous les deux à la recherche d’un généalogiste, ce qui ne put s’effectuer que par informations d’ami à ami, de connaissance à connaissance : nous le rencontrâmes enfin, et le bon monsieur, étourdi de voir notre précipitation, déclara franchement qu’il avait besoin de prendre quelque temps ; on insista, et par grande faveur il nous dit définitivement de repasser chez lui dans quelques jours. Je fis un sourire et nous nous éloignâmes. À trois jours de là nous revînmes. « Revenez demain, nous répondit la servante, monsieur n’est pas encore levé. — Revenez demain, nous dit-on, le jour suivant, le maître vient de sortir. — Revenez demain, nous riposta-t-on le troisième, le maître fait la sieste. — Revenez demain, nous répéta-t-on le lundi d’après, il a été aujourd’hui aux taureaux. » Quel jour, à quelle heure se voit un Espagnol ? Nous le vîmes enfin, et « Revenez demain, nous dit-il, je vous avais oublié. Revenez demain, votre affaire n’est pas terminée. » À quinze jours de là elle le fut ; mais les renseignements que mon ami lui avait demandés concernaient un nommé Diez, et il avait entendu Diaz, les papiers qu’il apportait n’étaient bons à rien. En attendant de nouvelles preuves, je ne dis rien à mon ami, qui déjà désespérait de ne pouvoir jamais découvrir ses aïeux.

Il est clair que ce point de départ manquant, la réclamation n’aurait pas lieu.

Pour les offres qu’il pensait faire à divers établissements, à diverses entreprises très-utiles, il avait fallu chercher un traducteur ; le traducteur nous fit passer par les mêmes péripéties que le généalogiste ; de lendemain en lendemain il nous mena jusqu’à la fin du mois. Certes il avait chaque jour besoin d’argent pour sa nourriture, nous lui en avancions avec le plus grand empressement ; malgré quoi jamais il ne trouvait un moment favorable pour travailler. Puis l’écrivain en fit autant avec les copies, outre qu’il les remplit d’erreurs, car de copiste qui sache écrire il n’y en a pas un dans ce pays.

Ne nous arrêtons pas là ; un tailleur mit vingt jours à lui faire un frac qu’il avait commandé lui apporter dans les vingt-quatre heures ; le cordonnier l’obligea par sa lenteur à acheter des bottes de confection ; la blanchisseuse eut besoin de quinze jours pour lui repasser une chemisette ; et le chapelier, auquel il avait envoyé son chapeau pour en redresser les bords, le fit rester deux jours tête nue sans pouvoir sortir dehors.

Ses connaissances et amis ne venaient pas à un seul rendez-vous, et ne lui donnaient pas plus d’avis en y manquant qu’ils ne répondaient à ses missives. Quelles formes et quelle exactitude !

« Que vous semble de notre contrée, Monsieur Sans-Délai ? lui dis-je, après ces épreuves. — Il me semble qu’il y a des hommes bizarres… — Eh bien ! ils sont tous ainsi. Capables de ne pas manger pour ne pas porter les morceaux à leur bouche. »

Pourtant, les jours allant et venant, il présenta dans certain établissement industriel que je ne citerai pas un projet d’amélioration, et le déposa en le recommandant très-expressément.

Quatre jours après, nous revînmes savoir l’issue de notre prétention. « Revenez demain, nous dit le portier. Le chef de bureau n’est pas venu aujourd’hui. » — Un motif important l’aura retenu, dis-je à part moi. Nous nous en allons faire un tour de promenade, et nous rencontrons, quel hasard, le chef de bureau sur le Retiro, très-occupé de se chauffer avec sa dame au beau soleil des clairs hivers de Madrid.

Mardi était le jour suivant, et le portier nous dit : « Revenez demain, car Monsieur le chef de bureau ne donne pas audience aujourd’hui. » — Il a sans doute de grosses affaires à traiter, dis-je. Comme je suis le diable, et que même j’ai été esprit follet, je cherchai l’occasion de jeter une œillade par le trou d’une serrure. Sa seigneurie jetait alors une cigarette au feu, tenait à la main le Courrier, y lisait une charade qui sans doute lui coûtait beaucoup de peine à deviner. « C’est impossible de le voir aujourd’hui, dis-je à mon compagnon, sa seigneurie est, en effet, très-occupée. »

Il nous donna audience le mercredi suivant, et, quelle fatalité ! l’expédient, afin qu’on l’examinât, avait été confié par malheur à la seule personne ennemie indispensable de Monsieur et de son plan, celle sur qui devait retomber tout le préjudice. L’expédient fut deux mois à l’examen, et nous revint aussi bien examiné qu’on pouvait l’espérer. La vérité est que nous n’avions pas pu rencontrer d’appui auprès d’une personne fort amie de l’examinateur. Cette personne avait des yeux fort beaux, lesquels sans aucun doute l’eussent convaincu, dans ses moments perdus, de la justice de notre cause.

L’examen terminé eut pour résultat que la section de la benoîte officine à laquelle nous nous étions adressés, nous rédigea un compte-rendu dans lequel elle exposait comme quoi le projet soumis n’avait aucun rapport à la branche d’administration dont elle était chargée ; il fallait rectifier cette petite erreur ; on fit passer le projet à la branche d’administration, à l’établissement, au bureau correspondant, et nous voici cheminant depuis plus de trois mois toujours à la queue de notre expédient, comme un furet qui cherche le lapin sans pouvoir le faire sortir ni mort ni vif du terrier. Au point où nous en étions, en effet, notre cas était semblable : l’expédient sortit du premier établissement et n’arriva jamais au second. « On l’a emporté d’ici tel jour, disaient-ils dans l’un. — Rien ne nous est parvenu, disaient-ils dans l’autre. — Ma foi ! dis-je à M. Sans-Délai, savez-vous que notre expédient peut bien être resté dans l’air comme l’âme de Garibay, et percher à cette heure comme une colombe sur quelque toit de cette active population ? »

Il fallut faire un autre projet, chercher de nouvelles protections, passer par de nouvelles vicissitudes, quel délire ! « Il est indispensable, dit le buraliste d’une voix enflée, que ces sortes de choses passent par une filière régulière. » C’est-à-dire que, comme dans le service militaire, le mérite consistait pour notre expédient à compter tant d’années de service.

En dernier lieu, après environ la moitié d’une année passée par l’expédient à aller, à venir, à être à la signature, ou à l’examen, ou à l’approbation, ou à l’expédition, ou sous la table, par nous à revenir toujours le lendemain, le projet nous fut rendu avec une petite note, en marge, qui disait : « Malgré la justice et l’utilité de la proposition du requérant, refusé. » — « Ah ! ah ! M. Sans-Délai, m’écriai-je riant à gorge déployée, voilà comme on fait les affaires chez nous. » Mais M. Sans-délai, se donnait à tous les buralistes, nous voulons dire à tous les diables. « Et c’est pour cela que j’aurai fait un si long voyage ? Après six mois tout ce que j’aurai obtenu sera que l’on m’ait dit journellement de toutes parts : Revenez demain, et quand cet heureux demain arrive enfin, on nous dit rondement que non ? Et je viens leur donner mon argent ? Je viens leur offrir mes services ? Il faut que l’intrigue la plus embrouillée se soit manigancée pour s’opposer à nos vues. — L’intrigue, M. Sans-Délai ? Il n’y a pas d’homme capable de suivre deux heures une intrigue. La paresse est la vraie intrigue, je vous jure qu’il n’y en a pas d’autre : c’est là le grand ressort caché ; il est plus facile de nier les choses que de s’en occuper »

À ce propos je veux ne pas passer sous silence certaines des raisons que l’on me donna pour le refus susdit, quoique se soit une petite digression.

« Cet homme court à sa perte, me disait un personnage fort grave et fort patriote. — Ce n’est pas une raison, lui répondis-je : s’il se ruine, on n’aura rien perdu à lui accorder ce qu’il demande ; il portera la peine de son audace ou de son ignorance. — Comment a-t-il pu se mettre cela en tête ? — Eh ! supposez qu’il veuille jeter son argent par la fenêtre, supposez qu’il veuille se perdre, ne peut-on pas mourir sans l’approbation d’un chef de bureau ? — Cela même que ce seigneur étranger propose peut préjudicier à ceux qui jusqu’alors ont fait d’une autre manière. — D’une autre manière, c’est-à-dire plus mal ? — Peut-être, mais on a fait ainsi. — Ce serait dommage que la mode de mal faire passât. Ainsi donc, parce que toujours les choses se sont faites de la plus mauvaise manière possible, il sera nécessaire d’avoir des égards envers les continuateurs du mal ? On devrait plutôt songer à voir si le vieux ne nuit pas au neuf. — C’est ainsi établi, c’est ainsi que l’on a fait jusqu’ici, c’est ainsi que nous continuerons de faire. — Alors on devrait vous donner de la bouillie, comme quand vous veniez de naître. — Enfin, seigneur Figaro, c’est un étranger. — Et pourquoi les naturels du pays n’imiteraient-ils pas cet étranger ? — C’est avec de telles escroqueries qu’on nous tire le sang des veines. — Monsieur, m’écriai-je, sans pousser plus loin ma patience, vous êtes dans la plus grande erreur. Vous êtes comme la plupart, vous avez la diabolique manie de commencer toujours par trouver des obstacles à toute amélioration, laissant de les surmonter à plus fort que vous. Ici nous avons le fol orgueil de tout ignorer, de vouloir tout deviner, et de ne pas reconnaître de maîtres. Les nations qui, avec l’ignorance ont eu le désir de savoir, n’ont pas employé d’autre moyen que de recourir à qui savaient plus qu’elles.

« Un étranger, poursuivais-je, qui se rend dans un pays inconnu de lui, pour y risquer ses fonds, met en circulation un capital nouveau, contribue au bien-être de la société, à laquelle il rend un immense service avec son talent et son argent. S’il perd, c’est un héros, s’il gagne, il est très-juste qu’il retire le prix de son travail, car il nous procure des avantages que, seuls, nous ne pouvions acquérir. Cet étranger, qui s’établit dans ce pays, ne vient pas lui soutirer son argent comme vous le supposez ; il y demeure nécessairement, il s’y attache, et au bout d’une demi-douzaine d’années, non-seulement il n’est plus étranger, mais encore il ne peut plus l’être ; ses plus chers intérêts et sa famille le lient au nouveau pays qu’il a adopté ; il conçoit de l’affection pour le sol où il a fait sa fortune, pour le peuple parmi lequel il s’est choisi une compagne ; ses enfants sont Espagnols, et ses petits-enfants le seront ; au lieu d’extraire l’argent, il est venu laisser un sien capital qu’il apportait, le convertissant et le faisant valoir ; il a laissé un autre capital de talent, qui vaut pour le moins autant que celui d’argent ; il a entretenu le nombre, petit ou grand, de naturels dont nécessairement il lui a fallu s’entourer ; il a propagé le progrès, et même contribué à l’accroissement de la population avec sa nouvelle famille. Convaincus de ces importantes vérités, tous les gouvernements sages et prudents ont appelé à eux les étrangers ; c’est à sa grande hospitalité que la France a toujours dû son haut degré de splendeur ; c’est aux étrangers que la Russie a fait venir de tous les points du monde que cette nation doit d’être arrivée à figurer parmi les premières, en beaucoup moins de temps que d’autres n’en ont mis à reculer jusqu’au rang des dernières ; c’est aux étrangers encore que les États-Unis… mais je vois à vos gestes, terminai-je en m’interrompant à propos moi-même, qu’il est on ne peut plus difficile de convaincre celui qui est persuadé qu’il ne doit pas se laisser convaincre. Assurément si vous nous gouverniez, nous pourrions fonder sur vous de grandes espérances. »

Cette philippique terminée, je m’en fus à la recherche de mon Sans-Délai. « Je pars, Monsieur Figaro, me dit-il, dans ce pays l’on n’a le temps de rien faire ; je me contenterai seulement de voir ce qu’il y a de plus remarquable dans la capitale. — Hélas ! mon ami, lui dis-je, allez en paix, et ne veuillez pas user ce qui vous reste de patience ; songez que la plus grande partie de ce qu’il y a chez nous ne se voit pas. — Est-ce possible ? — Ne me croirez-vous jamais ? Souvenez-vous des quinze jours… » Un geste de M. Sans-Délai me fit connaître qu’il n’avait pas goûté le souvenir.

« Revenez demain, nous dit-on alors de toutes parts, aujourd’hui l’on n’entre pas. — Déposez un petit mémoire afin qu’on vous donne une permission spéciale. » C’était chose à voir que la figure de mon ami à cette proposition d’un petit mémoire : il avait présent à l’imagination, l’examen, la protection, les six mois, et… Il se contenta de dire : Je suis étranger. Bonne recommandation auprès de mes aimables compatriotes ! Mon ami était de plus en plus déconcerté, et nous comprenait de moins en moins. Il se passa des jours et des jours avant que nous pussions voir les quelques raretés chez nous enfermées. Finalement, après une longue demi-année, si tant est qu’il puisse y avoir une demi-année plus longue qu’une autre, celui qui m’avait été recommandé se rendit à sa patrie en maudissant notre contrée, et m’alléguant pour cela toutes les raisons que je savais déjà, et en emportant à l’étranger d’excellents aperçus sur nos mœurs, disant surtout qu’en six mois il n’avait pu faire autre chose que de toujours revenir demain, et qu’après être revenu demain, demain et demain éternellement, la meilleure chose qu’il avait pu faire ou plutôt la seule chose qu’il avait pu faire de bien avait été de s’en retourner.

Aura-t-il raison, paresseux lecteur (si tant est que tu sois arrivé déjà au point où j’en suis dans mon écriture), aura-t-il raison le bon M. Sans-Délai, de mal parler de nous et de notre paresse ? ou sera-t-il bon qu’il revienne demain dans le but de visiter nos foyers ? Laissons cette question pour demain, car déjà tu dois être fatigué de lire aujourd’hui ; si demain ou un autre jour la paresse ne t’empêche pas, comme à ton habitude d’aller à la librairie, de dénouer ta bourse, d’ouvrir les yeux pour parcourir les feuilles que j’ai à te présenter encore, je te conterai comment il m’advint à moi-même, qui vois, qui sais tout cela, et qui en tais bien davantage, comment il m’advint souvent, dis-je, entraîné par cette influence, du climat et d’autres causes, de perdre, par paresse, plus d’une conquête amoureuse ; d’abandonner plus d’une entreprise commencée, les espérances de plus d’une place, qu’avec plus d’activité j’aurais été sans doute capable d’atteindre ; de renoncer enfin par paresse à plus d’une visite juste ou nécessaire, à des relations sociales qui eussent pu m’être d’un grand profit dans le cours de ma vie ; je te confesserai qu’il n’y a pas d’affaire que je pourrais terminer aujourd’hui que je ne laisse pour demain, je te rapporterai que je me lève à onze heures, que je fais la sieste, que je passe sept ou huit heures de suite à faire le cinquième pied d’une table de café, parlant ou ronflant comme un bon Espagnol ; je t’ajouterai qu’à la fermeture du café je me traîne lentement à ma société journalière (car par paresse je n’en ai qu’une où aller) et que là un cigare après l’autre me pousse, cloué sur ma chaise et bâillant sans relâche, jusqu’à minuit ou une heure du matin ; que nombre de nuits je ne soupe, pas par paresse, que par paresse je ne me couche pas ; enfin, lecteur de mon âme, je te déclarerai que parmi toutes les fois que je fus désespéré dans cette vie, si aucune ne m’étouffa, ce fut aussi par paresse. Et je conclus pour aujourd’hui, en l’avouant, qu’il y a plus de trois mois que j’ai dans mon pupitre le titre tout fait de cet article, à savoir Revenez demain, que toutes les nuits et nombre de soirs j’ai voulu durant tout ce temps-là y ajouter quelque chose, et que toutes les nuits ma lumière s’éteignait, tandis que je me disais en moi-même avec la plus puérile confiance dans mes propres résolutions : Eh ! demain je l’écrirai ! Sache-moi gré de ce que ce lendemain soit enfin arrivé, le mal en effet n’est pas complet ; mais foin de ce lendemain qui ne doit arriver jamais !