Le Pauvre Petit Causeur/Le monde entier est mascarade, toute l’année est carnaval

Traduction par Marcel Mars.
Imprimerie et lithographie Veuve Migné (p. 143-157).

LE MONDE ENTIER EST MASCARADE ;
TOUTE L’ANNÉE EST CARNAVAL.

(article du bachelier.)

Quelle gent y a-t-il là-haut qui fait tant de bruit ? Sont-ce des fous ?

(Moratín, comédie nouvelle.)

Une nuit, il n’y a pas longtemps, je me trouvais enfermé dans ma chambre, et livré à de profondes méditations philosophiques, nées de la difficulté d’écrire quotidiennement pour le public. Comment, me disais-je, contenter les sots et les spirituels, les sages et les fous, les simples et les intelligents qui peuvent me lire, et surtout les heureux, et les malheureux, qui voient d’habitude une même chose d’un œil si différent ?

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Poussé par cette réflexion, je pris la plume, et déjà je n’allais entreprendre rien moins qu’un éloge de tout ce que je vois autour de moi, lequel éloge je pensais terminer par certain discours enthousiaste du progrès fait chez nous par l’art du panégyrique, afin de ne rencontrer ensuite que des gens satisfaits de mon procédé, ce qui vaut le mieux pour chacun en des temps aussi rodomonts que les nôtres ; mais je me heurtai contre un inconvénient : les hommes sensés, pensai-je, pourraient considérer ledit éloge comme une raillerie. Or cette réflexion avait plus de poids que la précédente.

Alors je jetai la plume, plein de dépit, et décidé à examiner encore en compagnie de mon oreiller si dans les bornes licites il me restait quelque chose à dire, puis formai le dessein d’aller consulter un mien ami, avocat, pour mieux le désigner, ce qui suffit à démontrer que ce devait être un homme entendu, afin que celui-ci, parcourant ses registres et ses recueils de jurisprudence, me dise quels sujets me sont interdits désormais, car en vérité mon plus grand désir est d’être au courant des choses, sans m’essouffler à chercher des aiguilles dans du foin, ni le mal hors de chez moi quand le bien y est à ma disposition.

Sur ces entrefaites, j’allais déjà m’endormir, ce à quoi n’avait pas médiocrement contribué la peine que je m’étais donnée pour composer mon éloge de manière qu’il eût les apparences d’un discours sérieux ; mais Dieu ne le voulut pas ainsi, ou, à ce que je tiens pour plus certain, un ami qui émeuta mon logis et s’introduisit chez moi en élevant la voix dans les termes suivants ou d’autres semblables.

« Allons à la mascarade ! Bachelier, me cria-t-il. — À la mascarade ? — Il n’y a pas moyen autrement, j’ai un coche à la porte : à la mascarade ! Nous entrerons dans quelques maisons particulières, et nous finirons la nuit dans un des grands bals de souscription. — Va te promener : je me couche. — Quelle sottise ! tu n’y penses pas ; je t’apporte précisément un domino noir et un loup. — Adieu ! À demain. — Que fais-tu ? Vois, mon cher Munguia, j’ai intérêt à ce que tu viennes avec moi ; sans toi je n’y vais pas, et je perdrai la meilleure occasion du monde. — Vrai ? — Je te le jure. — En ce cas, allons. Patiente un peu. Je suis à toi. » J’entrai de mauvais gré dans un ample haillon, je descendis l’escalier, et me laissai entraîner parallèlement aux exclamations de mon ami, qui ne cessait de me crier : « Comme nous allons nous amuser ! Quelle délicieuse nuit nous avons à passer ! »

Le coche était de louage ; tantôt il me semblait que nous marchions autant à reculons qu’en avant, à la façon de qui foule la neige, tantôt que nous nous balancions sur place ; l’illusion arriva enfin à être si complète, que craignant quelque grosse farce de carnaval semblable au voyage de Don Quichotte et de Sancho sur Clavilègne, je baissai la vitre plus d’une fois désireux de vérifier si, après une demi-heure de voyage, nous étions encore à ma porte, ou si nous avions déjà passé la ligne, comme dans l’aventure de la barque de l’Ebre.

Cela paraîtra incroyable, mais nous arrivâmes, moi toutefois me demandant si le coche avait marché vers sa destination, ou si sa destination était venue vers lui ; et nous montâmes un escalier, fidèle image de la primitive confusion des éléments : un Œdipe tirait sa montre et regardait l’heure, une vestale attachant sa jarretière élastique, ordonnait à son valet de ranger ses socques et sa capote jusqu’à sa sortie ; un romain contemporain de Caton donnait ses instructions à son cocher afin de retrouver son landau deux heures plus tard ; un Indien non conquis encore par Colomb descendait d’un phaéton son billet à la main ; un Oscar achevait une cigarette avant d’entrer dans le bal ; un Maure se signait d’étonnement à l’aspect de la foule ; cent dominos enfin gravissaient les degrés, sans qu’on put soupçonner la figure de qui les portait, car tous avaient des masques, la plupart sans savoir pourquoi, et beaucoup sans être connus de personne.

Après une courte reconnaissance du billet, du sceau, de la rubrique et du contre-seing, nous entrons dans une petite salle qui n’avait pas d’autre défaut qu’une trop grande proximité entre les murailles ; mais il est plus important d’avoir des masques qu’un espace où les mettre. Quelque aveugle loué pour toute la nuit comme le lustre et le tapis, et pour le relayer un piano, si piano que personne ne parvint jamais à l’entendre, tel était l’orchestre du bal, où personne ne dansait. Si pourtant, de temps en temps la moitié des assistants se plaçait vis-à-vis les uns des autres, puis animés de la meilleure intention se mouvaient en sens contraire de droite et de gauche, et cela était toute la danse, si l’expression nous en est permise.

Mon ami ne rencontra pas ce qu’il cherchait, cela, d’après ce que je parvins à présumer, tenait à ce qu’il ne cherchait rien, comme il en était précisément de beaucoup d’autres. Quelques mères, oui, cherchaient leurs filles, quelques maris leurs femmes ; mais ni une seule fille ne cherchait sa mère, ni une seule femme son mari. « Sans doute, disait-on, elles se seront endormies parmi la foule dans une autre pièce… - C’est possible, disais-je à part moi, mais ce n’est pas probable. »

Un masque vint s’adresser à moi. « C’est toi ? me demanda-t-il mystérieusement. — C’est moi, répondis-je, certain de ne pas mentir. — J’ai reconnu le domino ; mais cette nuit impossible. Paquita est ici, mais le mari s’est mis en tête de venir ; nous ne savons où diantre il a trouvé des billets. — Quel dommage ! — Cela s’arrangera. Nous t’avons vu, et comme elle n’a pas voulu se hasarder à te parler elle-même, elle m’envoie te dire que demain sans faute vous vous verrez près du bassin Sarten… Domino rouge à nœuds, blancs. — Bien. — Tu y seras ? — Je n’y manquerai pas. »

« Et ta femme camarade ? » disait à un personnage très-bizarre tout vêtu de petites cornes d’abondance un domino noir qui en avait un autre semblable au bras. « Elle dort à cette heure ; malgré tout ce que j’ai fait je n’ai pu la décider à venir : il n’y a personne plus ennemie du plaisir qu’elle. — Ainsi tu t’en remets à sa vertu : comptes-tu rester ici toute la nuit ? — Non ; jusqu’à quatre heures. — À ta guise. » Sur ce l’homme aux cornes s’éloigna, et je distinguai ces paroles : « Il n’a rien soupçonné. — Comment l’aurait-il pu ? Je suis sortie une heure après lui… — Quatre heures, a-t-il dit ? — Oui. — Nous avons du temps. Es-tu sûre de la servante ? — Il n’y a aucune crainte à avoir, car… » Une ondulation de la foule rompit le fil de ma curiosité ; la suite du dialogue se confondit avec les interpellations répétées de : Me connais-tu ? Je te connais, etc., etc.

Mais mon étoile ne semblait-elle pas m’avoir cette nuit-là, procuré un domino semblable à celui de tous les amants, plus heureux, certes, que Quevedo, qui ressemblait de nuit à tous ceux qu’on attendait pour les attaquer ? « Chut ! chut ! Enfin je te trouve, me dit un autre masque svelte en me saisissant le bras, d’une voix tendre, et agitée par l’espérance satisfaite. Y a-t-il longtemps que tu me cherches ? — Non assurément, car je n’espérais pas te rencontrer. — Ah ! que tu m’as valu de tourments depuis hier soir ! Figure-toi que je n’ai jamais vu d’homme plus ennuyeux ; je m’y suis pris de toutes les manières ; par bonheur nous étions convenus auparavant de ne pas nous nommer, même par écrit, sans cela… — Que s’est-il donc passé ? — Ce qui s’est passé ? Celui qui m’accompagnait était Carlos lui-même. — Que dis-tu ? — En voyant que tu me tendais le papier, je dus faire la surprise et le laisser tomber, mais il le vit et le ramassa. Que d’angoisses ! — Et comment sortis-tu de là ? — Sur-le-champ il me vint une idée. Quel est ce papier ? lui dis-je. Voyons-le, c’est sans doute de quelque amoureux : je le lui arrachai, et lus chère Anita ; quand je ne vis pas mon nom, je respirai ; et le lui rendis. — Qui peut être le malheureux ? dis-je en riant aux éclats. — Il faut savoir ce que c’est, et lui-même acheva le billet, où tu me disais que cette nuit nous nous verrions ici, si je pouvais venir seule. Si tu avais vu comme il était joyeux. — Certes il devait être plaisant ! — Oui, mais pour Dieu, don Juan ne recommence plus. » Je tins un long moment compagnie à mon amante inconnue, et suivant l’intrigue de mon mieux… le lecteur comprendra facilement que je bénissais les mascarades, et surtout la fortune de mon précieux domino.

Nous sortîmes enfin de là et je ne pus faire moins que d’éclater de rire en entendant un masque qui, descendant en même temps que moi, disait à son compagnon : Foin de moi ! elle n’est pas venue ; toute la nuit j’en ai suivi une autre croyant que c’était elle, jusqu’à ce qu’elle quittât son masque. La vieille la plus laide de Madrid ! Elle n’est pas venue ; je n’ai jamais passé dans ma vie de moment plus amer. Qui sait si le papier de l’autre nuit n’aura pas tout perdu ? Si don Carlos l’a ramassé… — N’aie crainte, camarade. — Patience ! Demain l’on verra bien. Pour plus de sûreté je me suis bien gardé de revêtir le domino que je lui désignais dans ma lettre. — Tu as bien fait. — Parfaitement », répétai-je à part moi, et nous sortîmes riant des hasards de la vie.

Nous descendons en culbutant un monceau de valets et de manteaux étendus çà et là dans l’escalier. La nuit ne laissa pas non plus d’avoir pour moi quelque contre-temps. Je m’étais emparé de la bien-aimée d’un autre ; en juste compensation un autre s’était emparé de mon manteau, qui, sans doute, ressemblait au sien, comme mon domino avait ressemblé à celui de l’infortuné préféré. « Te voici vengé, m’écriai-je, d’avoir été trompé, pauvre garçon. » Heureusement qu’en laissant mon manteau à la porte j’avais eu la prévoyance de me séparer tendrement de lui pour toute ma vie. Ô précaution opportune ! Assurément nous ne devions plus nous rencontrer, mon manteau et moi dans ce monde éphémère ; j’étais sorti de la maison, j’avais marché longtemps déjà, et de moment en moment, je retournais encore la tête vers les hautes murailles, comme Hector en quittant son Andromaque, en disant à part moi : « C’est là que mon bien est resté, c’est là que je le laissai, là que je le vis pour la dernière fois. »

Nous parcourûmes d’autres maisons, partout c’était le même programme : nulle part nous ne nous étonnâmes de rencontrer des intrigues amoureuses, des mères délaissées, des époux joués, des amants empressés ; je ne suis pas de ceux qui ne s’occupent point du geste d’une bonne cantatrice, ou louent la voix d’un mauvais comédien, et ne vais pas par conséquent chercher la vertu dans les mascarades. Mais jamais je ne suis arrivé à comprendre la passion que, pour aller au bal tant de jours de suite, manifestait don Cleto, qui faisait de sa chaise un lit et trouvait le tumulte un gazouillement : je n’entends pas non plus don Georges quand il dit qu’il vient de la fête où je le vis depuis son entrée jusqu’à sa sortie auprès d’une table, dans un véritable écarté. Toute la différence cette nuit-là et les autres, consistait pour lui à gagner ou perdre avec un masque sur le visage. Ni je ne sais m’expliquer d’une façon satisfaisante la raison sur laquelle pour se persuader à eux-mêmes qu’ils s’amusent, s’appuient une foule de masques que je vois cherchant toujours et ne rencontrant jamais, sans trouver qui intriguer ni qui les intrigue, qui ne dansent pas, qui ne parlent pas ; qui vont errant de salle en salle, comme si on les chassait de toutes, imitant le vol de la mouche, qui semble n’avoir jamais de but précis. Est-ce, d’aventure, un désir effréné, de se trouver où tous se trouvent, produit de la puérile vanité de l’homme ? Est-ce pour s’étourdir eux-mêmes, et se croire heureux, pendant la durée d’une nuit entière ? Est-ce pour donner à entendre qu’ils ont eux aussi une affaire, une intrigue ? Nous penchons quelque peu vers cette dernière supposition, quand nous observons que la plupart de ces gens-là disent, quand on les a reconnus : « Chut ! pour Dieu ! N’en dites rien à personne. » Suivez-les, et vous vous convaincrez qu’ils n’ont de motifs ni pour se découvrir, ni pour se cacher. Ils marchent, ils suent, ils dépensent, ils sortent fatigués du bal… jamais cependant ils n’oublient de sortir les derniers, et de dire en se quittant : « Demain c’est bal à Solis ? — Oui, à demain. — Après-demain à San-Bernardino ? Je donnerais dix onces pour un billet ! »

Bien que ce soit sans consulter mes lecteurs que je me suis lancé dans ces réflexions philosophiques, je me garderais bien de passer sous silence avant de les terminer, la plus importante de celle qui me vint alors. De quel masque meilleur que son hypocrisie don Braulius a-t-il besoin ? Il passe dans le monde pour un saint, il entend la messe tous les jours, il récite ses prières ; grâce à ce masque qu’il a pour toujours adopté, voyez comme il trompe, comme il intrigue, comme il s’insinue, comme il vole… Quel soin Julianita met à ne pas paraître ce qu’elle est ! et c’est pour cela seul qu’elle couvre son visage d’un autre de carton ! Craint-elle que ses traits dénoncent son âme ? Qu’elle aille en paix ; elle n’a pas besoin de loup. Voyez-vous sa figure angélique ? Que de suavité ! Que d’attraction ! Combien son commerce doit être facile ! Tout cela ne peut cacher aucun vice. — Regardez-là à l’intérieur, observateurs de superficies : il n’y a pas de jour qu’elle ne trompe un nouveau prétendant, versatile, infidèle, parjure, fière, envieuse, inabordable pour les siens, insupportable et hautaine avec son époux : telle est la beauté parfaite, dont le vrai visage vous trompe plus que son faux. Voyez-vous cet homme si aimable, si courtois, si poli envers les dames en société ? Quelle déférence ! Quelles prévenances ! Combien il doit être soumis ! Mais ne va pas pour cela en faire ton époux, enchanteresse Amélie ; c’est un tyran grossier pour celle qui lui livre son cœur. Sa face est aussi plus perfide que son masque ; celui-ci ne t’expose pas à un équivoque, car tu ne juges rien d’après lui ; mais l’autre !… imparfaite disciple de Lavater, tu crois pouvoir en faire ta clef, mais elle ne peut être qu’un guide perfide, qui le livre à ton ennemi.

Le lecteur présumera bien que, pour m’adonner à ces réflexions métaphysiques, quelque chagrin très-grand devait m’affliger ; car jamais l’homme n’est plus philosophe que dans ses mauvais moments ; celui qui n’a pas le bonheur a recours à la philosophie, comme un homme sans cheveux à son toupet : la philosophie est pour l’infortuné comme une perruque pour un chauve, dans les deux cas l’un et l’autre se figurent qu’ils cachent aux yeux d’autrui l’immense lacune qu’a laissée chez eux à remplir la nature marâtre.

C’était ainsi : un chagrin me pesait. Nous sortions d’un des principaux bals de cette ville ; la transpiration continuelle, le fait d’avoir été sur pied la nuit entière, l’heure avancée, et le fréquent usage de discours banals avaient débilité mes forces tellement que la faim était alors mon maître de philosophie. Il en était de même aussi de mon ami, et d’un commun accord nous nous décidâmes à souper le plus confortablement possible. Vaine espérance ! Nous entrons dans un étroit local, les masques s’y réfugiaient, s’y entassaient et s’y bousculaient les uns les autres comme si en dehors de la porte le plus imminent péril les eût attendus. Les garçons allaient et venaient, profitant des éclaircies, et décrivaient des sinuosités comme le ruisseau qui va cherchant son lit entre les ronces, les anfractuosités et les pointes des rochers. Il était tard déjà ; à peine y avait-il un plat à notre disposition ; nous demandâmes néanmoins de ce qu’il y avait, et on nous apporta divers restes de mets que quelqu’un, qui avait soupe avant nous, avait eu la complaisance de trouver trop copieux. Nous fîmes semblant démanger, comme disaient nos ancêtres et comme disent aujourd’hui nos voisins, et nous payâmes comme si nous eussions mangé. C’est la première fois de ma vie, dis-je en sortant, qu’un moment de faim m’a coûté de l’argent.

Nous entrâmes de nouveau dans la salle de bal, et las déjà d’observer et d’entendre des folies, ce qui prouve irréfragablement combien est réduit le nombre de gens doués par le ciel de fécondité et de talent, je bornai toute mon ambition à conquérir, des coudes et des pieds, un coin où céder quelques minutes à la fatigue. Là je m’étendis, je mis mon loup afin de pouvoir dormir sans éveiller les remarques de personne, et, tandis que mon imagination se balançait entre mille idées opposées, produites par la confusion de sensations qu’on éprouve dans un bal masqué, je m’endormis, non toutefois aussi tranquillement que je l’eusse désiré.

Les physiologues savent mieux que personne, dit-on, que le songe et le jeûne, le jeûne prolongé surtout, prédisposent l’imagination débile et échauffée de l’homme aux visions nocturnes qui viennent prendre dans notre irritable fantaisie des formes corporelles, tandis que nos paupières sont alourdies par Morphée. Plus de quatre de ceux qui ont passé ici-bas pour avoir vu réellement ce qui réellement n’existe pas, ont dû au sommeil et au jeûne leurs étonnantes hallucinations. C’est précisément ce qui m’arriva à moi, car enfin, selon l’expression de Térence, homo sum et nihil humani a me alienum puto. À peine avais-je cédé à la fatigue, qu’il me sembla me trouver dans une profonde obscurité ; le silence régnait autour de moi ; peu à peu une lueur phosphorescente surgit, se faisant lentement passage au milieu des ténèbres, et une cornue magique vint d’elle-même s’approcher mystérieusement de moi, comme un éclatant météore. Elle était d’abord hermétiquement fermée, mais son bouchon sauta ; un torrent de lumières jaillit de son col ouvert, puis tout rentra dans l’ombre. Alors une main froide comme du marbre se posa sur la mienne, une sueur glacée m’inonda ; je me sentis frôlé par la robe d’un follet qui se mouvait à côté de moi, et une voix semblable à un léger souffle me dit, d’un accent qu’aucune langue humaine ne saurait dépeindre : Ouvre les yeux, Bachelier, et si je t’inspire quelque confiance, suis-moi ; l’haleine me manqua, mes jambes chancelèrent ; mais le fantôme répandit autour de lui une faible lueur, semblable à celle que produit un fumeur dans un escalier obscur en aspirant la fumée de son cigare, et à son peu d’éclat je reconnus bientôt Asmodée, le héros du Diable boiteux. « Je te connais, me dit-il, ne crains rien : tu viens observer le carnaval dans un bal masqué ; sot ? viens avec moi, partout tu trouveras des masques, partout le carnaval, sans attendre le second mois de l’année. »

Alors il m’emporta insensiblement et rapidement, je ne sais si ce fut sur un cheval ailé, au bout d’une baguette magique ou à l’aide de tout autre talisman de ce genre, mais de telle sorte que m’enlever du siège que j’occupais et me faire trouver suspendu avec lui dans l’atmosphère, au-dessus de Madrid, comme l’aigle qui plane dans l’air en couvant d’un œil perçant sa proie craintive, fut l’affaire d’un instant. Alors je vis à travers les toits comme j’eusse pu voir à travers les lentilles d’une excellente longue vue.

« Regarde, me dit mon étrange cicerone : Que vois-tu dans cette maison ? — Un jeune homme de soixante ans, s’apprêtant pour une soirée ; des mollets postiches, car il va s’y rendre en culotte courte ; un frac diplomatique ; toutes les manières précieuses d’un séducteur de vingt ans ; surtout une persuasion indestructible de ce que sa figure fait des conquêtes encore…

« Et là ? — Une femme de cinquante ans.— Observe-la ; elle teint ses cheveux blancs. — Qu’est-ce ceci ? la boîte où elle met ses dents ; à gauche son sachet d’odeurs, à droite un polisson. — Comme elle serre son corset ! elle va rendre le dernier souffle. — Elle étudie son maintien de coquette. — Être exécrable ! Horrible nudité ! — Plus d’une a fasciné tes regards dans quelque réunion ; tu aurais dû la voir dans cet état pour te guérir de mainte folie.

« Quel est celui-là plus loin ? — Un homme qui parmi vous passe pour un sensé ; tous le consultent ; c’est un célèbre avocat ; sa bibliothèque est le déguisement dont il se sert pour vous tromper. Ses livres en main, il vient d’assurer à un plaideur que son procès est imperdable ; le client est sorti ; vois-le maintenant fermer ses livres, de la même façon que tu jetteras ton masque quand tu seras arrivé chez toi. Remarques-tu son malin sourire ? Il semble dire : venez ici, sots ; donnez-moi votre or, je vous donnerai des avis, je vous ferai des phrases. Demain je serai juge ; je serai l’interprète de Thémis. Ne dirait-on pas voir le fou de Cervantes, qui se croyait Neptune ?

« Tourne-toi de ce côté : c’est un moribond. Entends-tu comme il se repent de ses péchés ? S’il revient à la vie, il reprendra ses mœurs passées. À son chevet est un personnage bien mis, une canne dans une main, une ordonnance dans l’autre : Suis-là, ou je te condamne. Voici la santé, semble-t-il dire à l’agonisant, je connais les maux, je les guéris ; observe avec quel sérieux il s’énonce ; c’est comme s’il croyait lui-même à ses paroles, comme s’il tenait en main la vie qui échappe à l’infortuné. Il n’y a plus de danger, dit-il en sortant ; puis il monte dans son carrosse ; entends-tu le claquement du fouet ? — Oui. — Or entends aussi le dernier soupir du moribond, qui part pour l’éternité, tandis que le docteur court enjôler quelque autre par son déguisement de savant.

« Viens dans cet autre quartier. — Qu’est-ce cela ? — Un deuil. Vois-tu ces visages si contrits ? — Oui ! — Regarde les avec cette lunette. — Cieux ! La joie abonde derrière eux, et compte les jours que les convenances pourront les empêcher de se montrer en public.

« Voici un mariage, avec quelle bonne foi les fiancés se promettent une constance et une fidélité éternelles.

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Tu le vois maintenant ; de toutes parts il y a des masques toute l’année : l’ami même qui veut te faire croire qu’il est ton ami, l’épouse qui te dit qu’elle t’aime, la maîtresse qui te répète qu’elle t’adore, ne t’ont-ils pas trompé toute la vie ? Pourquoi donc cet empressement à se procurer des billets ? Sors dans la rue, et tu verras les masques gratis. Je veux seulement te montrer, avant de te replacer là où je t’ai pris, un endroit où l’on dit spécialement qu’il n’y en a pas cette année. Je veux te désenchanter. Tandis qu’il parlait nous passions par le théâtre. « Vois là-bas, me dit-il, un auteur de comédie. Il se dit grand poète. Il est fort persuadé d’avoir décrit les sentiments d’Oreste, de Néron et d’Othello… Infortuné ! Mais quoi d’ailleurs ? Une immense multitude le croit aussi. Cela se voit ! Ni les uns ni les autres n’ont connu ces messieurs. Observe, et ris à ton aise. Vois-tu ces grandes planches peintes, ces toiles roulées, ces autres étendues ? Ils disent que ce sont là le camp, les maisons, les habitations, et que sais-je ! Vois-tu celui qui sort à présent ? Il dit qu’il est le grand prêtre des Grecs, et cet autre, Œdipe, les connais-tu ? — Oui, à tel signe je les ai vus ce matin à la messe. — Mais regarde-les ; maintenant ils se déshabillent, et le grand prêtre, Œdipe, Jocaste, et le peuple Thébain tout entier, s’en vont, laissant leur patrie dans les coulisses, souper sans plus de cérémonie, d’un tendre agneau, ou si tu veux, d’un excellent beefsteak préparé à l’hôtel de Genieys. Veux-tu entendre Sémiramis ? — Es-tu fou, Asmodée ? Sémiramis ? — Oui, regarde-la, c’est une excellente connaisseuse de la musique de Rossini. Trouves-tu qu’elle ait bien chanté cet adagio ? Car c’est la veuve de Ninus ; déjà elle expire ; et à l’imitation du cygne, elle chante et meurt. »

Puis nous entrâmes justement au bal masqué. Arrivé là, je sentis un léger coup sur l’une de mes joues. Asmodée ! criai-je. Une profonde obscurité, un profond silence m’enveloppaient de nouveau. Asmodée ! voulus-je crier encore ; mais l’effort que je fis pour cela me réveilla. L’imagination encore pleine de mon voyage nocturne, j’ouvre les yeux, et me vois entouré des costumes de tous les pays et de toutes les professions, accumulés dans un étroit espace ; un Chinois, un marin, un abbé, un Indien, un Russe, un Grec, un Romain, un Écossais… Cieux ! Qu’est-ce ceci ? La trompette finale a-t-elle résonné ? Les hommes de toutes les époques et de toutes les zones de la terre se sont-ils réunis à la voix du Tout-Puissant, dans la vallée de Josaphat ? Peu à peu je reviens à moi, et au grand ébahissement d’un Turc et d’une nonne entre lesquels je me trouve, je m’écrie avec toute la philosophie d’un homme qui n’a pas soupé, et selon les expressions d’Asmodée, qui, frappent encore à mes oreilles : « Le monde entier est mascarade, toute l’année est carnaval. »