Le Pauvre Petit Causeur/Première lettre à André

Traduction par Marcel Mars.
Imprimerie et lithographie Veuve Migné (p. 22-36).

LETTRE À ANDRÉ
ÉCRITE DES BATUÈQUES PAR LE PAUVRE PETIT CAUSEUR

(article entièrement nôtre.)

« Rompons les chaînes qui retiennent les progrès, combattons les obstacles, forçons les grilles qu’ont élevées les erreurs des siècles. »

(M. A. Gándara, Notes sur le bien et le mal de ce pays.)
Des Batuèques, année courante.
Mon André,

Moi, pauvre petit que je suis, moi bachelier, moi Batuèque, naturel par conséquent de cet inculte pays dont la rusticité passe pour proverbiale de bouche en bouche, de région en région, moi bavard, et sans aucun aide, doué d’une étincelle de raison pour élucider et résoudre avec moi-même les questions qui s’offrent à mon entendement grossier et l’embarrassent, et toi disert et savant ! Que de motifs, cher André, pour t’écrire !

Allez donc, mes incultes idées, telles que vous êtes, bien ou mal coordonnées, et répandez-vous en bouillons, comme le contenu d’une outre crevée.

« Si l’on ne lit pas dans ce pays, est-ce parce qu’on n’y écrit pas, ou si l’on n’y écrit pas, parce qu’on n’y lit pas ? »

Cette toute petite incertitude s’offre à moi pour aujourd’hui, rien de plus.

Terrible et triste chose, me paraît-il, que d’écrire ce qui ne doit pas être lu ; pourtant je considère comme une entreprise plus ardue, innocent que je suis, de lire ce qui n’a pas été écrit.

Mal soit, amen, à l’inventeur de l’écriture ! À la civilisation avec lui, et à l’illustration. Mal soit, amen, à une telle rage de barbouiller du papier !

Aussi bien, mon André, nous ne péchons pas par là. Tourne les yeux, regarde autour de nous, vois si nous ne sommes pas dans un lac d’huile. Ô malheureuse médiocrité ! Ô sains esprits, ceux qui ne veulent rien examiner ! Ô intelligences sublimes ceux qui n’ont rien à apprendre ! Ô heureux ceux-là, et mille fois heureux, qui, ou savent tout, ou veulent tout ignorer toujours !

Maudit Gutenberg ! Quel génie malfaisant t’inspira ta diabolique invention ? Les Égyptiens et les Assyriens ont-ils imprimé, eux ? Et les Grecs ? Et les Romains ? Ont-ils vécu ; ont-ils prospéré ?

En fut-il de plus ignorants qu’eux, dis ? Combien en mourut-il, chez eux, de cette infirmité ? Quels remords tourmentèrent la conscience d’Omar, le destructeur de la bibliothèque d’Alexandrie ? En a-t-il existé de plus barbares, réponds ? S’ils étaient exposés aux crimes et aux cruautés, crimes et cruautés ont aussi leur place chez nous. Ignorants autrefois, savants aujourd’hui, les hommes sont tous hommes, et qui pis est, tous mauvais hommes. Tous mentent, volent, faussent, parjurent, tuent et assassinent. Nous devons être toujours les mêmes et c’est convaincus sans doute de cette importante vérité que nous ne nous fatiguons à lire, ni ne nous ennuyons à écrire dans ce bon pays où nous vivons.

Ô bonheur, d’avoir approfondi l’inutilité d’apprendre et de savoir !

Vois ce libraire richard, auprès de chez toi. Va vers lui, dis-lui : « Que n’entreprenez-vous quelque œuvre d’importance ? Que ne payez-vous bien aux gens de lettres leurs manuscrits ? — Hélas, Monsieur, te répondra-t-il, il n’y a ni gens de lettres, ni manuscrits, ni lecteurs. On nous livre quoi ? Des feuilletons, de petites nouvelles de cent au quart : Et on est d’un orgueil, on se fait prier… Non, Monsieur, non. — Mais la vente ? — La vente ! Je ne vends pas un livre : Personne ne les trouve agréables ; j’en ai la maison pleine… Si c’étaient des billets pour l’opéra ou les taureaux… »

Vois-tu passer cet auteur efflanqué, connu de tous ? C’est, dit-on, un homme de mérite. Aborde-le, demande-lui : « Quand mettez-vous au jour quelque chose ? Allons… — Taisez-vous, pour Dieu, te répondra-t-il furieux comme si tu blasphémais ; je commencerais par brûler mon œuvre. Il n’y a pas deux libraires, hommes de bien. Tous usuriers ! Tenez, l’autre jour, on m’offrit une once[1] pour la propriété d’une comédie extraordinairement applaudie, six cents réaux[2] pour un dictionnaire manuel de géographie ; et pour un abrégé de l’histoire d’Espagne en quatre volumes, ou mille réaux[3] d’un coup, ou le partage des bénéfices, après que le libraire serait rentré dans ses frais, bien entendu !!! Non, Monsieur, non. Quant au théâtre, on me donna cinquante douros[4] pour une comédie qui m’avait coûté deux ans de travail, et qui produisit à l’entreprise deux cent mille réaux[5], en moins de temps ; encore crut-on me faire une grande faveur. Voyez ce que ça me faisait par jour. Oh ! et cela après de nombreuses intrigues pour la faire recevoir et représenter. Depuis lors, savez-vous ce que je fais ? Je me suis arrangé avec un libraire pour traduire du français en espagnol les romans de Walter Scott, originairement écrits en anglais, et quelques-uns de ceux de Cooper, qui parlent de marine, matière où je n’entends pas un mot. J’ai douze réaux[6] par feuille d’impression, et le jour que je ne traduis pas, je ne mange pas. J’ai coutume aussi de traduire pour le théâtre la première petite pièce venue, bonne ou mauvaise. Cela est autant payé et coûte moins. Je ne signe pas, et qu’elle aille se faire huer et siffler au théâtre le soir de la représentation. Que voulez-vous ? Dans ce pays on n’a pas le goût de ces choses-là. »

Connais-tu ce petit monsieur qui dépense son bien en attelages et en voitures, le même qui mazurque au bal masqué en pantalon collant et en clac, aujourd’hui en costume diplomatique, demain portant guêtres et chapeau à grands bords, un autre jour traînant son sabre, ou en gilet court et en culotte à bande ? Il mange mille réaux[7] par jour, il en pourrait manger deux mille, il n’a pas un seul livre, il n’en achète pas, il n’en veut pas. Mais publies-tu quelque brochure, quelque comédie… Après s’être informé qui tu es, il aura l’impudence de t’envoyer demander, par un grand laquais harnaché d’une livrée magnifique, de lui prêter pour le lire, à toi auteur qui vit de tes œuvres, un exemplaire de 1 franc 25 cent.[8]. Ce n’est pas tout, il le donnera à lire à ses amis et connaissances, et à son exemple toute la Cour le lira, ni plus ni moins qu’avant la découverte de l’imprimerie, heureux encore s’il ne te demande pas autre chose pour le distraire. Fais-lui cette question : « Pourquoi ne souscrivez-vous pas aux journaux ? Pourquoi n’achetez-vous pas de livres, à crédit au moins ? — Que voulez-vous que j’en fasse ? te répliquera-t-il, à quoi bon acheter ? Ici personne ne sait écrire, rien ne s’écrit, tout cela n’est rien qui vaille. » Comme s’il savait par cœur combien il doit paraître de bons livres.

Ailleurs passe un journaliste. Appelle-le, crie lui : « don un tel, je vous présente un nouvelliste, et morbleu, tout le monde parle de lui d’une manière… — Que voulez-vous ? interrompra-t-il, j’ai un ou deux bons rédacteurs, et ne puis m’occuper de vous pour le moment ; je les paie peu, d’ailleurs, aussi ne suis-je pas surpris s’ils ne font pas tout ce qu’ils peuvent ; je loge l’un, je nourris l’autre. — Ne dites pas cela, morbleu. — Si Monsieur, écoutez-moi, et vous me donnerez raison. Dans un autre temps, ayant réuni quatre savants, je les payai bien, ils me rédigèrent un journal, plein de science et d’utilité ; ce journal ne put se tenir la moitié d’une année, pas un chrétien ne souscrivit, personne ne le lut, ce fut, je puis le dire, un secret que le monde me garda. Donc, comme vous le voyez, je suis meilleur que je ne le parais, et sans qu’il m’en coûte autant. Je vous dirais plus encore… Mais… Désabusez-vous, personne ne lit ici. — Je n’ai rien à répliquer, lui répondrai-je, si non que vous faites votre devoir, et le diable emporte les sciences et la culture d’esprit. »

Nous y voyons clair, André ; pauvres Batuèques ! La moitié du monde ne lit pas, faute à l’autre moitié d’écrire ; et celle-ci n’écrit pas, faute à celle-là de lire.

Et maintenant, tu vois que pour cela, il ne nous manque, à nous Batuèques, ni santé, ni bonne humeur, preuve évidente de ce que nous n’avons besoin ni de lire ni d’écrire pour être heureux. Ici nous pensons comme certaine dame qui, voyant pleurer une sienne parente, parce qu’elle ne pouvait maintenir son fils au collège : « Tais-toi, sotte, lui dit-elle, le mien n’y a pas été, et Dieu merci, il s’élève bien, il est gros et fort. »

À l’appui de cela, je vais encore te rapporter un dialogue que j’eus avec quatre de nos Batuèques, il n’y a pas longtemps, et dans lequel tous vinrent m’affirmer la même chose au fond, quoique chacun conclût à sa manière et comme il l’entendait.

« Apprenez la langue du pays, leur disais-je, étudiez la grammaire. — La grise est ce dont j’ai besoin, interrompit le plus dégourdi, d’un air narquois et brave fruit du pays ; il revient au même de dire les choses d’une manière ou d’une autre.

» Écrivez la langue avec correction. — Mômeries ! Quel avantage aurais-je à écrire vin par un b plutôt que par un v[9] ? En sera-ce moins du vin ?

» Cultivez le latin. — Je ne veux pas être curé, je n’ai pas de messe à dire.

» Le grec. — Pourquoi ? Si personne ne doit me l’entendre parler ?

» Adonnez-vous aux mathématiques. — Je sais faire une addition et une soustraction, c’est tout ce dont je puis avoir besoin pour mes comptes.

» Apprenez la physique ; elle vous fera connaître les phénomènes de la nature. — Chacun en voit tous les jours ; quels autres phénomènes vous faut-il ?

» L’histoire naturelle, la botanique vous apprendra à connaître les plantes. — Ai-je la manie d’un herboriste ? Celles qui sont bonnes à manger, qu’on me les donne.

» La Zoologie vous dira les animaux et leurs… — Eh ! si vous saviez combien d’animaux je connais déjà !

» La minéralogie vous enseigne les métaux, les… — Si elle ne me dit pas où je trouverai une mine, je n’en veux pas.

» Étudiez la géographie. — Allez donc ! Si demain j’ai un voyage à faire, l’argent est ce qu’il me faut, et non la géographie. Le postillon saura suffisamment le chemin, c’est son devoir, il saura me conduire à la ville où je vais.

» Les langues. — Je n’ai pas le dessein d’être interprète. Si je vais à l’étranger, en payant on me comprendra. L’argent est la langue universelle.

» Faites vos humanités, étudiez les belles-lettres. — Les lettres ?… de change. Tout le reste est superflu. — Au moins un peu de rhétorique et de poésie. — Oui, certes, apportez-moi des chansons, je suis pour la rhétorique ! et si vous parlez de comédies, je n’ai pas à les faire ; les traducteurs de français me les donnent au théâtre.

» L’histoire. — J’ai déjà trop d’histoires dans la tête. — Vous saurez ce qu’ont fait les hommes. — Taisez-vous, pour Dieu ! Qui vous a dit que les histoires racontent un seul mot de vérité ? N’est-il pas avéré que personne ne sait même ce qui se passe en sa maison ? »

Puis, pour dernière conclusion : « Regardez, dit l’un, et cessez de me rompre la tête, je jouis d’un majorat et le savoir est pour ceux qui n’ont pas seulement de quoi s’enterrer. — Voyez, dit l’autre, mon oncle est général, à quinze ans, j’ai déjà une épaulette, l’autre viendra avec le temps, et plus encore, sans qu’il me soit besoin de me brûler les yeux ; pour porter un sabre au côté et brosser sa casaque, il ne faut pas une grande science. — Sachez, dit le troisième, que dans ma famille personne n’a étudié, les gens de sang bleu n’ont pas à être médecins ni avocats, ni à travailler comme la canaille… Vous me dites que don un tel s’est fait une belle position par sa science et son savoir ; tant mieux pour lui ! mais qu’était-il quand il étudiait ? Je ne veux pas me dégrader. — Considérez, dit enfin le dernier, à la vérité je n’ai pas de grandes richesses, mais je sais quelque chose, j’ai trouvé dans mon cerveau assez d’expédients pour acquitter les emprunts de ma mère ; un ami jamais ne me fera faute, ni quelque mauvais diable d’emploi. Un buraliste n’a pas besoin d’être professeur à Alcala ou Salamanque. »

Béni soit Dieu, André, béni soit Dieu qu’il ait plu à sa haute miséricorde de nous éclaircir un peu les idées sur ce point. Telles sont les puissantes raisons d’où tire son origine le non-étudier ; du non-étudier naît le non-savoir, et du non-savoir découle indispensablement cette aversion et cette répugnance que nous avons pour les livres, sentiments regorgeant de tant d’honneur, de tant de profit, de tant de repos surtout pour la patrie.

« Cela ne vous fait-il pas pitié, me disait un autre Batuèque ces jours derniers, de voir la confusion de papiers se croisant et se heurtant de tous côtés dans ces pays qu’on nomme civilisés ? Dieu m’aide ! quel flux de mots, quel chaos de paroles, quelle plaie de feuilles, quel tourbillon de livres ! Mon entendement ne conçoit pas comment il peut y avoir des plumes pour les écrire, des chiffres pour les compter, des ateliers pour les imprimer, des patients pour les lire ! Et avec tout cela quantité d’hommes ont à subsister sans autre emploi ni salaire que ceux de littérateurs ? Qu’ils aillent au diable avec leurs sciences, leurs arts, leurs progrès et leurs découvertes ! Ô siècle loquace et linguiste ! Voyez quelle mine ils ont trouvée ! »

Que d’avantages, André, nous avons en cela sur les autres. Ici une mort misérable attend les mauvais auteurs, je dis les mauvais, parce qu’il n’y en a pas de bons[10], et qui plus est, non-seulement il en fut de même des bons quand il y en eut, mais encore il en sera de même quand il y en aura ; ici les esprits pauvres ne s’enrichissent pas par la lecture des savants riches ; ici la seule vanité qu’on soit fondé à avoir est celle qu’on porte toujours dans l’estomac, car, pour ne point faire d’orgueilleux, on ne prodigue pas plus les éloges que les vivres. Ô idée chrétienne ! Ici personne ne prospère par les lettres ; les livres et les journaux ne sont pas en bataille continuelle ; ici les bonnes comédies ne sont représentées que de loin en loin, la seule raison en est la rareté ; les mauvaises ne sont ni sifflées ni payées, de crainte qu’on arrive à en faire de bonnes tous les jours. Ici nous savons vivre, nous aimons tant à exercer l’hospitalité que nous jetons le contenu de nos bourses aux étrangers. Ô désintéressement ! Ici on fait un mauvais parti aux acteurs médiocres, et un pire aux passables, pour ne pas les enorgueillir ; ô amour d’humilité ! On ne les paie même pas, ils mangent trop ; ô charité ! Et en même temps, on veut qu’ils s’améliorent ; ô indulgence ! Ici enfin, écrire n’est pas une profession, lire n’est pas une occupation, ceci et cela sont passe-temps de gente légère et mal élevée. On ne peut être un personnage considéré si l’on n’est pour le moins lourd et titulaire d’un majorat.

Ô temps et âge heureux ! Ne passez jamais ; n’aient jamais les lettres plus de protection[11] ; où ne se fassent jamais de comédies, ne s’impriment de papiers, ne se publient de livres ; que personne ne lise ni n’écrive après sa sortie de l’école.

Que si tu me dis, André, qu’on écrit et qu’on lit, à cause des nombreuses réclames que tu vois de toutes parts, je te dirai de mettre de côté trois bons livres du pays et du jour et de ne faire aucun cas du reste ; car une cascade a beau faire grand fracas, elle n’en est ni plus abondante ni meilleure ; c’est comme pour le bruit des fameux moulins à foulon du chevalier de la Manche, après examen, un peu d’eau sale ; celui-là n’écrit pas enfin qui ne fait encore que des bâtons.

Ainsi donc, en émettant la proposition antérieure, je n’ai pas voulu dire qu’on n’écrivait pas, j’ai voulu dire qu’on écrivait mal ; barbouiller du papier est, je le sais, le péché du moment, péché que veuille Dieu ne jamais pardonner ; je n’ai pas l’intention de nier la triste vérité ; il ne se passe pas de jour, je l’avoue au contraire, que quelque mauvais livre ne se publie ; et cet état de choses me pèse, et ces livres me causent une véritable douleur, tout comme si je les avais faits. Mais, si d’une part tout ce tourbillon, toute cette foule de livres, se composent, comme on sait, d’une centaine de petites nouvelles funèbres et mélancoliques, ne prouvant en aucune manière l’existence d’une littérature nationale, d’autre part on ne peut la supposer non plus là où la majeure partie des publications, si non le tout, consiste en traductions ; et traduire n’est pas plus écrire, que calquer et reproduire le dessin d’autrui à l’aide d’une vitre transparente n’est dessiner. Et cette vérité est telle que je ne crains nul démenti, nulle allégation contraire de cet essaim d’écrivassiers auxquels on pourrait appliquer les tercets du roi d’Actiéda :

Comme les gouttes d’eau que le printemps envoie
Sont grenouilles un jour, quand dardent les chaleurs
Du soleil sous qui tout et bourgeonne et verdoie ;

Sous les faux d’Apollon ainsi ces rimailleurs

Naissent allègrement du limon qui poudroie
Si gentils, si pimpants que c’en est une joie[12].

Et plus tu me compteras parmi eux, plus tu me feras plaisir, car si tu me demandes pourquoi je me mêle, moi aussi de griffonner, sans en savoir plus que les autres, je te répondrai : « Partout où tu es, fais ce que tu dois. » Ainsi, si j’étais dans un pays de boiteux, je me poserais une jambe de bois, je suis né et je vis dans un pays d’écrivassiers et de traducteurs, je veux et dois être écrivassier et traducteur ; et je ne puis faire autrement, car non-seulement il ne serait pas juste de me singulariser, ce dont la conséquence serait qu’on me montrerait au doigt dans les rues ; mais encore, il ne dépend du libre arbitre de personne d’éviter la contagion dans une épidémie générale. En outre : Ne fais à nul traducteur un reproche de sa profession ; il faut, en effet, des béquilles pour faire marcher celui qui est né sans pieds ou les a entravés depuis sa naissance.

Et si tu m’ajoutes qu’il ne peut y avoir aucun avantage à rester en arrière des autres, je te dirai : ce qu’on ne connaît pas, on ne peut ni le désirer ni le rejeter ; celui qui marche à reculons se figure d’ordinaire aller en avant, et l’orgueil des hommes est tel qu’il nous met à tous un bandeau sur les yeux, de sorte que nous ne voyons ni ne savons où nous allons ; et je te citerai à ce propos le cas d’une bonne vieille, vivant probablement encore chez un peuple dont je tairai le nom. Cette vieille était l’une des plus instruites de l’endroit ; elle avait souscrit à la Gazette, et toujours tenait à la lire depuis ces mots : par ordonnance royale, jusqu’à ceux-ci : La suite à demain, d’un bout à l’autre, et sans jamais passer à un autre numéro avant d’avoir fini le précédent. Or, en fait, la vieille vivait et lisait (selon l’usage du pays) si lentement, si doucement, que se trouvant en arrière dans sa lecture, elle en était, l’an XXIX, époque où je la connus, aux Gazettes de l’an XXIII seulement. Un jour, j’allai la visiter, et comme, en entrant dans sa chambre, je lui demandais quelles étaient les nouvelles ; elle ne put me laisser achever, mais se jetant dans mes bras avec la plus grande allégresse et lâchant la Gazette qu’elle avait alors à la main : « Ah ! Monsieur de mon âme, s’écria-t-elle d’une voix mal, articulée, entrecoupée de larmes et de sanglots, fruits de son contentement, ah ! Monsieur de mon âme ? Dieu soit béni, les Français arrivent, et dans peu on va nous changer cette affreuse Constitution, qui n’est que désordre et anarchie ! » Elle sautait de joie et battait des mains. Cela en l’an XXIX. Je restai bouche béante ; et pensant au nombre d’illusions dont nous vivons en ce monde, « aller en arrière ou en avant, me dis-je, cela reviendra au même, tant que nous ne verrons ni ne voudrons rien voir devant nous. »

Je m’étendrais plus encore, André, sur ce sujet, si j’avais la volonté de descendre à de plus grandes profondeurs, mais je me bornerai seulement à te dire, pour terminer : nous ne savons pas ce que nous vaut notre heureuse ignorance ; par la pente glissante de notre amour-propre, le vain désir de savoir conduit les hommes à l’orgueil, un des sept péchés capitaux ; de ce vilain péché naquirent autrefois, comme tu sais, la ruine de Babel, le châtiment des hommes et la confusion des langues, et la chute même de ces fiers titans, géants colossaux, poussés eux aussi par un égal orgueil à escalader le Ciel, cela soit dit pour confondre l’histoire sacrée avec la profane, autre avantage dont nous jouissons, nous ignorants, qui mettons tout sur la même ligne.

De quoi tu pourras inférer, André, combien dangereux est le savoir, combien sont vraies toutes mes paroles ci-dessus, quant aux avantages de notre condition Batuèque sur celle des autres hommes ; combien nous devons nous réjouir de la certitude de cette proposition :

« Dans ce pays, on ne lit pas, parce qu’on n’écrit pas ; on n’y écrit pas, parce qu’on n’y lit pas. »

Ce qui veut dire en résultat : Ici on ne lit ni écrit ; et combien nous avons à remercier le Ciel de nous conduire par un chemin si rare et si inusité à notre bien et à notre éternel repos ; ce que je souhaite à tous les habitants de ce très-inculte pays des Batuèques où nous eûmes le bonheur de naître, où nous avons la gloire de vivre, et où nous aurons la patience de mourir. Adieu, André.

Ton ami le bachelier.
  1. Quatre-vingts francs.
  2. Cent quatre-vingt-six francs.
  3. Trois cent dix francs.
  4. Deux cent cinquante francs.
  5. Soixante-deux mille francs.
  6. Trois francs soixante-douze centimes.
  7. Trois cent dix francs.
  8. En Espagnol : una peseta.
  9. En Espagnol le v et le b ont souvent la même prononciation, c’est ce qui fait donner lieu à cette équivoque.
  10. Nous ne comprenons pas dans ces aperçus généraux tel ou tel jeune homme studieux, tel ou tel poète original, tel ou tel talent remarquable, qui s’efforcent de sortir du commun opprobre dont nous sommes enveloppés, secouant le joug de rabattement général et brillant comme un ver-luisant perdu dans les ténèbres d’une nuit obscure. Que prouvent ces rares exceptions ? Quelle que soit la considération que leur vaille leur conduite, quelles que soient les louanges qu’ils méritent, leur nombre est trop restreint pour détruire la vérité générale qui s’empare de nous peu à peu et nous accable.

    Nous n’avons pas non plus la pensée d’oublier dans nos écrits la gratitude et les éloges auxquels a droit de notre part le gouvernement éclairé qui nous régit et donne tant d’impulsion aux progrès de la prospérité et de l’illustration ; clairement plus tôt se manifeste notre intention, de coopérer à son idée bienveillante elle-même, et de lui apporter notre faible concours. Mais comment redresser en un jour le vice de tant d’années et de tant de siècles ? Comment serait-il donné à la pénétration et à la force du meilleur gouvernement de rompre tout d’un coup, de faire disparaître complètement autant d’obstacles qu’en opposent l’éducation négligée, les idées viciées, un nombre infini enfin de circonstances auxquelles nous ne pouvons rien et qui aggravent notre mal ? Tant de maux nécessiteront sans doute de longs remèdes. Espérons que quelque jour nous verrons triompher ses efforts et coopérons-y, en attendant, de tout notre pouvoir. (Note de l’Auteur.)

  11. Nous reproduisons les idées de notre premier numéro. Nous pourrions nommer un très-excellent seigneur, ami des lettres et des arts, Mécène des littérateurs et des artistes, et de bon gré nous le nommerions, si nous ne craignions d’offenser sa modestie ; mais si cela suffit à prouver l’existence d’un protecteur, cela ne met pas en évidence la réalité de la protection. Rendons à Dieu ce qui appartient à Dieu, et à César ce qui appartient à César. (Note de l’Auteur.)
  12. V. la note page 5.