Le Pauvre Petit Causeur/Qu’est-ce que le public et où le rencontre-t-on ?

Traduction par Marcel Mars.
Imprimerie et lithographie Veuve Migné (p. 5-15).

QU’EST-CE QUE LE PUBLIC
ET OÙ LE RENCONTRE-T-ON ?

(article dérobé.)

Le docteur, tu t’en es fait don,
Le Montalvan, tu ne l’as guère,
Ôte avec tout cela le don,
Tu restes simplement Jean-Pierre[1].

(Épigramme antique contre le docteur don Juan Perez de Montalvan.)

Me voici ; je suis ce qu’on appelle dans le monde un bon enfant, une tête creuse, un pauvre petit, comme on le verra du reste en mes écrits ; je n’ai pas d’autre défaut, c’est assez, dira-t-on, que de parler beaucoup, le plus souvent sans que personne me demande mon avis ; mais bah ! tant d’autres ne disent rien, quand on leur demande le leur ! L’un paie l’autre. Je me glisse et m’insinue de toutes parts comme un pauvret, je forme mon opinion et je la dis, à tort et à travers, comme un pauvret. Étant donnée cette première idée de mon caractère puéril et bon diable, personne ne trouvera étrange que je me trouve aujourd’hui à mon pupitre avec l’envie de parler, et sans savoir que dire, avec l’intention d’écrire pour le public, et sans savoir qui est le public. Or, cette idée qui m’arrive au moment où je sens une telle démangeaison d’écrire sera l’objet de mon premier article. Effectivement avant de lui dédier nos fatigues et nos veilles, nous voudrions connaître celui que nous en entretiendrons.

Ce mot de public que chacun a dans la bouche, toujours à l’appui de son avis, cet auxiliaire de tous les partis, de toutes les opinions, est-ce une parole vide de sens, ou est-ce un être réel et saisissable ? De tout ce qu’on dit de lui, du grand rôle qu’il joue dans le monde, des épithètes qu’on lui prodigue, des égards qu’on a pour lui, il semble résulter que ce doit être quelqu’un. Le public est éclairé, le public est indulgent, le public est impartial, le public est respectable. Il n’est donc pas douteux que le public existe. Dans cette hypothèse, qu’est-ce que le public, et où le rencontre-t-on ?

Je sors de chez moi avec mon air enfantin et badaud pour chercher le public dans les rues, l’observer, et prendre des notes sur mon carnet touchant le caractère, ou, pour mieux dire, les caractères distinctifs de ce respectable seigneur. Il me semble au premier abord, d’après le sens dans lequel on emploie généralement ce mot, que je dois le rencontrer les jours et dans les endroits ou d’ordinaire se réunit le plus de monde. Je choisis un dimanche, et partout où je vois un grand nombre de personnes, je l’appelle public à l’imitation des autres. Ce jour-là, un nombre infini d’employés et de gens occupés ou non le reste de la semaine, mue, c’est-à-dire se rase, s’habille et se fionne. Pendant les premières heures de la journée, selon ce que je vois, il remplit les églises, la plupart du temps pour voir et être vu ; guette à la sortie les visages intéressants, les tailles sveltes, les pieds délicats des belles dévotes, leur fait des signes, les suit. J’observe qu’ensuite il va de maison en maison faisant une infinité de visites ; là il laisse un petit carré de carton avec son nom, c’est quand les visités ne sont pas ou veulent ne pas être chez eux ; là il entre, parle du temps qui ne l’intéresse pas, de l’opéra qu’il n’a pas entendu, etc. Et j’écris sur mon livret : « Le public entend la messe, le public coquette (qu’on me permette l’expression vu que je n’en sais pas de meilleure), le public fait des visites, en plus grande partie inutiles, parcourant les maisons où il va sans objet, d’où il sort sans motif, où il n’est régulièrement ni attendu avant son entrée, ni encore moins regretté après sa sortie ; et le public en conséquence (soit dit sauf son respect) perd le temps, et s’occupe à des futilités » : idée dans laquelle je me confirme en passant par la Porte-du-Soleil.

J’entre dîner dans un restaurant, et je ne sais pourquoi les tables y sont pleines d’une foule qui, à en juger par les moyens qu’elle paraît avoir de manger à l’hôtel, a probablement chez elle une table saine, propre, bien servie, etc. ; je trouve cette foule dînant volontairement et avec le plus grand plaisir pressée dans un local incommode (je parle de n’importe quel restaurant de Madrid), obstrué, mal décoré, à des tables étroites, sur des nappes communes à tous, s’essuyant la bouche avec des serviettes plus sales encore que grossières, — où d’autres se la sont essuyée une demi-heure avant ; dix, douze, vingt tables, à chacune desquelles mangent quatre, six, huit personnes, sont servies seulement par un ou deux garçons, bourrus, mal embouchés, et avec le moins de politesse possible ; les plats, les sauces sont les mêmes, ce jour-là que le précédent, celui d’avant et toute la vie. Les voisins sont grossiers et mal élevés ; il est impossible de parler librement à cause d’eux ; la boisson ressemble moins à du vin qu’à de l’eau rougie ou à une décoction abominable de campêche. Après m’être demandé dans mon collet : « Quels attraits peuvent amener le public à manger dans les restaurants de Madrid ? » Je me réponds : « Le public aime à manger mal, à boire pire, et abhorre la commodité, la propreté et la beauté du local. »

Je me rends à la promenade, et en fait de promenades, il me paraît difficile de rien décider touchant le goût du public ; car si à la vérité une foule nombreuse, pleine d’affectation, obstrue le quartier du Prado et les rues aboutissantes, ou arpente de long en large le Retiro, une autre foule plus simple visite les cages des animaux, se dirige vers la rivière, ou revient à la ville par les chemins de ronde. Je ne sais lequel vaut mieux. Néanmoins j’écris : « Un public sort le soir pour voir et être vu, pour continuer ses intrigues amoureuses ou en commencer d’autres, pour faire l’important auprès des voitures, pour se marcher sur les pieds, pour étouffer dans la poussière ; un autre public sort pour se distraire ; un autre pour se promener, sans en compter un autre non moins intéressant qui assiste aux neuvaines et quarantaines, et un autre non moins illustre, qui, attendant ces billets, assiège le théâtre, l’arène aux taureaux, la fantasmagorie Mantilla et le cirque Olympique. »

Mais déjà les ombres descendent des hautes montagnes et chassent le monde de ces promenades hétérogènes qu’elles envahissent ; je me retire le premier, fuyant le public qui va en voiture ou à cheval, et qui est le plus dangereux de tous les publics ; et, comme mon observation a autre part affaire, je m’empresse d’examiner le goût du public en matière de cafés. Je remarque avec un singulier étonnement que le public a des goûts déraisonnables ; je le vois emplir les cafés les plus laids, les plus obscurs, les plus étroits, les pires, et je reconnais là mon public des restaurants. Pourquoi s’entasse-t-il dans celui du Prince, bas, sale et opaque, dans celui de Venise si mal servi, pourquoi a-t-il laissé tomber celui de Sainte-Catherine, spacieux et magnifique, et antérieurement le bel établissement du Tivoli, tous les deux évidemment mieux situés ? De là je conclus que le public est capricieux.

Arrêtons-nous un moment ici. À une table, quatre entêtés discutent, avec acharnement, au sujet des mérites de Montés et de Léon, de la légèreté de l’un, de la force de l’autre ; aucun d’eux ne connaît la tauromachie ; néanmoins ils se provoquent en duel, et vont à la fin se tuer pour défendre une opinion qu’à la rigueur ils n’ont pas.

À une autre, quatre procureurs qui n’entendent rien en poésie se jettent à la tête mille invectives en forme de griefs et de conclusions, dans un débat portant sur le genre classique et le romantique, le vers antique et la prose moderne.

Ici, quatre poètes tout à fait brouillés avec le diapason s’adressent mille épigrammes envenimées, mettant en question le point peu traité de la différence entre la Tossi et la Lalande, et n’envoient pas les chaises au visage par respect pour l’inviolabilité du café.

Là, quatre vieux chez qui la source du sentiment est épuisée, avares pour ainsi dire de leur époque, sont d’accord sur ce que les jeunes gens du jour sont perdus, opinent qu’ils ne savent pas sentir comme on sentait de leur temps, et font fi de leurs essais, sans avoir seulement voulu les lire.

Plus loin, un journaliste sans journal et un autre journaliste de journaux interminables, incapables l’un et l’autre d’écrire des articles supportant la lecture, trouvent un procédé infaillible pour rédiger une feuille qui remplisse leurs goussets par son retentissement, et se préconisent l’un à l’autre l’importance que tel ou tel article, tel ou tel feuilleton doit avoir dans le monde qui ne les lit pas.

Et de toutes parts de nombreux rodomonts, ne sachant rien, discutent surtout.

Je vois tout cela, j’entends tout cela, et trace avec mon sourire propre d’un pauvre homme, et avec le pardon de celui qui me juge : « Le public éclairé aime à parler de ce qu’il ne comprend pas. »

Je sors du café, je parcours les rues, et ne puis me dispenser d’entrer dans les cabarets et autres maisons publiques ; un concours immense de paroissiens endimanchés s’y agite, collationnant en buvant, et y trouble l’air de sa bruyante allégresse ; tous ces établissements regorgent de monde, dans tout le Yepes, où le Valdepenas meut les langues de l’assistance, comme l’air meut la voile et l’eau la roue du moulin ; déjà les épaisses vapeurs de Bacchus commencent à monter à la tête du public, qui ne s’entend plus lui-même. Je suis sur le point d’écrire sur mon livret d’annotations : « Le respectable public s’enivre » ; mais heureusement la pointe de mon crayon se casse dans une si déplorable circonstance, et l’endroit n’étant pas propice pour le tailler, mon observation et ma loyauté restent dans mon sein.

Une autre sorte de gens s’occupe pendant cela à faire du bruit dans les salles de billards et passe les nuits à pousser les boules, je n’en parlerai pas, car c’est là, de tous les publics, celui qui me paraît le plus stupide.

Le théâtre s’ouvre, et à cette heure, je me figure que je m’en vais sortir du doute pour toujours, et connaître une bonne fois le public pour son indulgence mesurée, son goût éclairé, ses décisions respectables. Cette maison paraît être la sienne, le temple où il prononce ses sentences sans appel. On représente une comédie nouvelle ; une partie du public l’applaudit avec fureur. C’est sublime, divin, rien ne s’est fait de mieux depuis l’époque de Moratin : une autre la siffle impitoyablement ; c’est un amas d’absurdités et de sottises, rien ne s’est fait de pis depuis Cornella jusqu’à nos jours. Les uns disent : « Elle est en prose et me plaît rien que pour cela ; les comédies sont l’imitation de la rue ; on doit les écrire en prose. » Les autres : « Elle est en prose et la comédie doit s’écrire en vers, car elle n’est autre chose qu’une fiction pour flatter les sens ; les comédies en prose sont de petits proverbes bourgeois, et si beaucoup les écrivent ainsi, c’est parce qu’ils ne savent pas les versifier. » Celui-ci crie : « Où est le vers, l’imagination, la fécondité de nos anciens auteurs dramatiques ? Tout cela est froid, fort insipide, forme glaciale ; le classicisme est la mort du génie. » Celui-là vocifère : « Dieu merci, voilà des comédies régulières et morales ! L’imagination de nos antiques était déréglée : qu’avaient-ils ? Des hommes cachés, des femmes voilées, des embrouillaminis interminables et monotones, des estafilades, de gracieux importuns, la confusion des classes, des genres ; le romanticisme est la perdition du théâtre ; il ne peut être fils que d’une imagination malade et délirante. » Quand j’eus entendu cela, quand j’eus été témoin de cette discordance d’avis, à quoi bon, me dis-je, me fatiguer à de nouvelles recherches ? Latorre ici a un parti considérable, Luna pourtant sur les mêmes planches est aussi applaudi, j’y cherche en vain un goût arrêté, fixe ; sur la même scène les détracteurs de la Lalande ont jeté des couronnes à la Tossi, les passionnés de la Tossi ont déprécié, détrôné la Lalande, il me faut renoncer à mes espérances. Mon Dieu ! où est-il ce public si indulgent, si éclairé, si impartial, si juste, si respectable, éternel dispensateur de la renommée, dont on m’a tant parlé ; dont l’arrêt est irrécusable, constant, dirigé par un bon goût invariable, qui ne connaît d’autre règle ni d’autres lois que celles de ce sens commun dont si peu sont doués ? Peut-être le public n’est-il pas venu au théâtre ce soir ; peut-être n’assiste-t-il pas aux spectacles.

Je réunis mes notes, et plus indécis qu’avant quant à l’objet de mes perquisitions, je vais m’informer auprès de personnes plus éclairées que moi. Un auteur sifflé me dit, quand je lui demande qui est le public : « Demandez-moi plutôt combien de sots il faut pour composer un public. » Un auteur applaudi me répond : « C’est la réunion de personnes éclairées qui décident au théâtre du mérite des productions littéraires. »

Un écrivain, quand on le siffle, dit que le public ne l’a pas sifflé, mais que c’est une cabale de ses ennemis, de ses envieux, et que cette cabale assurément n’est pas le public ; mais si on lui critique les défauts de sa comédie applaudie, il appelle le public à son aide ; le public l’a applaudie ; le public ne peut être injuste : donc sa comédie est bonne.

Un journaliste présume que le public est réduit à ses souscripteurs ; il n’est pas grand, dans ce cas, le public des journalistes Espagnols. Un avocat croit que le public se compose de ses clients. Un médecin, qu’il n’y a d’autre public que ses malades, et grâce à sa science ce public diminue tous les jours ; ainsi des autres : de sorte que la nuit arrive sans que personne ne m’ait donné une indication exacte de celui que je cherche.

Le public ? Est-ce celui qui achète la Galerie funèbre de spectres et d’ombres ensanglantées, et les poésies de Salas, ou celui qui laisse chez le libraire les Vies des Espagnols célèbres et la traduction de l’Iliade ? Est-ce celui qui se met la tête à l’envers afin d’avoir des billets pour entendre une chanteuse déclamatrice, ou celui qui les revend ? Est-ce celui qui dans les époques tumultueuses, brûle, assassine et traîne, ou celui qui dans les temps pacifiques se courbe et flatte ?

Et cette opinion publique si respectable, son produit sans doute, est-ce par hasard la même que celle qui tant de fois se met en contradiction même avec les lois et avec la justice ? Est-ce celle qui condamne au blâme éternel l’homme juste refusant d’aller sur le terrain verser son sang pour le caprice ou l’imprudence d’un autre, qui peut-être vaut moins que lui ? Est-ce celle qui au théâtre et dans la société bafoue les créanciers pour le plus grand bien des escrocs, et marque de l’opprobre l’existence et le nom du mari qui a le malheur d’avoir une folle ou autre chose de pire pour femme ? Est-ce celle qui honore et encense celui qui vole beaucoup sous le nom de seigneur ou de héros, et sanctionne la mort infamante de celui qui vole peu ? Est-ce celle qui fixe le crime dans la populace, celle qui met l’honneur de l’homme dans le tempérament de sa moitié, et la raison dans la pointe incertaine d’un fer affilé ?

À quoi sert, donc, que pour se gagner l’opinion de ce public l’écrivain studieux et intrépide se brûle, toute sa vie, les yeux sur son pupitre que l’auteur infatigable passe ses jours dans le même but à gesticuler de la tête et des mains ? À quoi sert pour mériter ses éloges que le soldat entraîné s’expose à la mort ? Sur quoi se fondent tant de sacrifices pour la renommée qu’on attend de lui ? La seule chose que je conçoive, que je m’explique parfaitement, c’est le travail, l’étude s’ingéniant à lui tirer ses sous.

Cependant l’heure du coucher arrive, je me retire pour coordonner mes notes de la journée, je les lis de nouveau, et je conclus de mes observations :

En premier lieu, que le public est le prétexte et le couvercle des visées particulières de chacun. L’écrivain dit qu’il barbouille du papier, et pour le bien du public, lui soutire son argent, tout en étant plein de respect pour lui. Le médecin bénéficie de ces cures équivoques, et l’avocat de ses procès perdus pour le bien du public. Le magistrat couche en jugeant l’innocence pour le bien du public. Le tailleur, le libraire, l’imprimeur, taillent, impriment et frustrent pour le même motif ; il n’y a pas enfin jusqu’au… Mais à quoi bon m’épuiser ? Moi-même je dois avouer que j’écris pour le public sous peine de confesser que j’écrive pour moi.

Et en second lieu je conclus : Qu’il n’existe pas de public un, invariable, juge impartial, comme on le prétend ; que chaque classe de la société a son public particulier dont les traits, les caractères divers et même hétérogènes constituent la physionomie monstrueuse de ce que nous appelons le public ; que celui-ci est capricieux et presque toujours aussi injuste et partial que la plupart des hommes qui le composent ; qu’il est intolérant en même temps qu’endurant, routinier en même temps que partisan du progrès, quoiqu’il semble y avoir là deux paradoxes ; qu’il préfère sans raison ; qu’il se prononce sans bon motif ; qu’il se laisse entraîner par des impressions passagères ; qu’il aime avec idolâtrie sans savoir pourquoi ; qu’il hait à mort sans cause ; qu’il est méchant et mal intentionné ; qu’il se plaît dans la mordacité ; que pour l’ordinaire siégeant en masse et réuni, sa manière d’être est fort distincte de celle de chacun de ces individus en particulier ; que la médiocrité intrigante et charlatane est d’habitude sa favorite, le mérite modeste l’objet de son oubli et de son mépris ; qu’il perd avec facilité et ingratitude le souvenir des services les plus importants, et récompense avec usure celui qui le flatte et le trompe ; et enfin que nous voulons avec grande déraison le confondre avec la postérité, qui presque toujours révoque ses sentences intéressées.


  1. J’aurais mieux aimé ne tenir aucun compte des épigraphes mises par Larra en tête de la plupart de ses articles, que de ne pas traduire en vers celles qui sont en vers dans l’original, toutes d’ailleurs pleines de sel et d’à-propos. J’ai donc pris à tâche de le faire ainsi non-seulement pour les épigraphes, mais encore pour les citations ; non-seulement dans le Pauvre petit Causeur, où les épigraphes et citations sont rares, mais encore dans le Damoiseau d’Henri-le-Dolent, où tous les chapitres sont précédés d’une et quelquefois de deux épigraphes. Quoique rarement ces petites traductions soient littérales, c’est cependant le but que je me suis proposé et que je crois avoir atteint. — M. M.