Le Pauvre Petit Causeur/Mort du Pauvre petit Causeur

Traduction par Marcel Mars.
Imprimerie et lithographie Veuve Migné (p. 168-179).

MORT DU PAUVRE PETIT CAUSEUR,
ÉCRITE POUR LE PUBLIC PAR ANDRÉ NIPORESAS, SON CORRESPONDANT.

Il dit ce qu’il avait à dire, et expira.

(Page 177 de ce volume.)

Qu’avaient-ils fait, le roi
Et les infants ? Pourquoi
La mort les frappa-t-elle ?
....................
Leur nature mortelle
Céda, quand leur tour vint
À la règle éternelle
Du Créateur divin.
Plus l’incendie abonde
Et plus ta main féconde,
Ô Dieu, fait pleuvoir l’onde
Sur la flamme qui gronde
Et te résiste en vain.

Jorge Manrique.

Ô fragilité des choses humaines ! Est-ce vrai ? Le fort, le terrible a succombé ! Il n’existe plus le Pauvre petit Causeur ! Mais quoi, les empires tombent et passent ; les causeurs ne doivent-ils pas aussi tomber et passer ! Les Assyriens disparurent, les Babyloniens firent place aux Perses, les Perses furent vaincus par les Grecs, les Grecs devinrent des Romains. Rome courba son front altier devant les hordes du Nord ; ses aigles impériales devant les barbares… Tout passa… Le souvenir de sa grandeur n’existe que pour rendre sa chute plus humiliante. Que valut à la colonie de Didon sa mauvaise foi ? Que valurent ses sciences à la ville de Minerve ? À la cour de Zénobie ses hauts monuments ? À la capitale du monde sa rigueur républicaine et ses fortes murailles ? Le temps détruisit tout ! Et il ne pourrait détruire un causeur ?

C’est au milieu des larmes et des angoisses que j’écris ces tristes lignes ; peut-être la postérité les lira-t-elle, mais si la postérité ne les lit pas, car on ne sait rien de certain de la postérité, que du moins nos contemporains les lisent.

Un mouchoir à la main, la joue appuyée dessus, les cheveux en désordre, les yeux noyés de larmes, les traces de douleur sur mon front, me voilà ; disciple d’Apelles peins mon désespoir, si les pinceaux sont capables de peindre la plus grande douleur que jamais ni mortel ni André ne sont arrivés à souffrir.

Trêve enfin aux sanglots ; que ma plume coure sur le papier ; qu’elle scelle en noirs caractères et consigne dans l’éternité un si funeste événement.

Il y a deux heures à peine j’attendais le courrier… la joie brillait dans mes yeux ! Des nouvelles des Batuèques ! m’écriai-je. Combien l’homme est sujet à l’erreur ! Arrive un exprès à toute vitesse ; ma main tremblante hésite à rompre le cachet noir… et… Quelle horreur ! Le Bachelier… est mort ! De quelque traîtresse pulmonie ? Non, ce n’était pas un coup d’air qui devait emporter un causeur. D’une apoplexie foudroyante ? Un pauvre petit ne meurt pas d’apoplexie. Mourut-il de raison ? Mourut-il de vérité ? Mourut-il de quelque bastonnade ? Mais bah ! sa destinée était de donner des coups et non d’en recevoir. Se heurta-t-il à quelqu’un plus causeur que lui ? Mourut-il d’une indigestion de paroles ?

Plus de doute enfin ; je parcours le pli funeste, et la lettre suivante de l’infortuné secrétaire du Pauvre petit Causeur déroule à mes yeux les horribles détails d’une si épouvantable catastrophe.

« Seigneur don André Niporesas, au risque de n’être pas cru de vous que je sais de fort bonne source ne croire en aucune chose passée ou future, en quoi vous agissez comme un homme expérimenté et sachant combien ses semblables vivent de mensonge, je ne doute pas un moment que vous ne preniez intérêt au malheur qui, le jour et la nuit, fait de cette maison la sienne, et même d’une grande partie déjà des Batuèques, une mer de larmes.

» Bien vous savez, et vous le savez mieux que personne, que mon maître le seigneur Bachelier auquel Dieu pardonne, suait le besoin de parler par tous les pores, et vaille que vaille cette petite phrase. Ne furent assez forts, vous le savez, pour lui lier la langue, ni les égards dus aux sots en tout pays à peu près civilisé, ni les succès de la déraison fréquents chez nous, ni les cris de sa famille, cris poussés par nous tous vers le ciel, en suppliant notre maître de ne pas se mêler de bavardages et en accumulant dans ce but un nombre infini de proverbes comme par exemple : le bon silence a nom Sancho ; chacun chez soi et Dieu pour tous ; le poisson meurt par la bouche ; et autres également significatifs : moi surtout, vous le savez de reste, je n’en manque pas, étant Castillan de naissance et Batuèque de profession ; mais à tout cela mon maître faisait la sourde oreille ou répondait d’une manière victorieuse : quant au premier, par exemple, il ne tenait pas, disait-il, à ressembler à Sancho ; au sujet du chacun chez soi, il n’était sûr ni d’avoir un chez soi, ni d’être chacun ; à l’égard de Dieu il l’aimait en vérité beaucoup ; et en ce qui touche le poisson mourant par la bouche, il tenait autant du poisson, concluait-il, qu’un Batuèque d’un chrétien. Ainsi pas moyen de l’ébranler. Vous voyez bien qu’un homme pour qui n’ont aucune autorité des proverbes légitimés par leur ancienneté, est un homme perdu. Il devait parler et il parla.

» Et le pis ne fut pas qu’il parlât, seigneur don André, car enfin s’il avait toujours parlé à cent lieues de ses interlocuteurs, comme il le fit dans le principe, bonté du ciel ! que de choses ne peuvent pas se dire ou peuvent se dire seulement de fort loin ! Mais, loin de moi, le seigneur Bachelier voulut faire le fanfaron ; parmi les Batuèques, apprit-il, tous n’étaient pas flattés des éloges qu’il faisait d’eux et que toujours il avait faits ; quatre lecteurs de mauvaise foi torturaient ses expressions et les pressaient jusqu’à en faire sortir tout ce qu’elles pouvaient contenir d’amer. Voyez un peu l’injustice ! Dieu sait, et je le sais aussi d’ailleurs, si jamais l’intention du seigneur Bachelier fut de mal parler de son pays ! Jésus ! Dieu nous sauve ! il l’aimait plutôt comme un père aime son fils ; bien évidemment une telle tendresse n’est pas incompatible avec un total de quatre bourrades plus ou moins au bout de l’an. Outre qu’il était fort bien intentionné, d’une pâle admirable et étrangère à toute malice, tout ce qu’il disait, il le disait de bonne foi, et comme il le sentait. Certes il n’aurait voulu offenser personne, aimant son prochain presque autant que lui-même ; toute la difficulté consistait pour lui d’ordinaire à distinguer qui était son prochain, car, vous devez le savoir, ce n’était pas, à ses yeux, le premier venu. Le cas advint donc, et prenez patience avec mes digressions, jamais en effet je ne suis arrivé à écrire d’une autre manière, ayant au contraire l’habitude de m’égarer et de sortir du chemin comme une bête affamée pour chercher à droite et à gauche dans les champs ensemencés et voir si je ne trouve pas quelque épi ; ainsi me mettant en route pour Alcala, j’ai coutume de pousser jusqu’à Saragosse ; souvent il m’arrive aussi d’être surpris par la nuit à Huete, et de me trouver le lendemain sur les coteaux d’Ubeda ; le cas advint, dis-je, que mon seigneur eut connaissance de certains propos tenus sur son compte, et comment dans les Batuèques on murmurait qu’après avoir tant et si méchamment parlé, il ne lui serait pas possible d’y revenir quand même il le voudrait, à cause de la peur qu’il aurait. Peur ! dit-il, quand il sut cela ; pardieu ! jamais je ne lui ai vu le visage à la peur, et je veux aller aux Batuèques seulement pour voir s’ils mangent les Bacheliers, ces messieurs ogres. — Hé ! ne faites pas, seigneur Bachelier, une telle imprudence, lui dîmes-nous tout d’une voix : il n’y a rien de plus terrible qu’un sot. Mais, seigneur don André Niporesas, il se mit à y penser depuis le lever du soleil jusqu’à son coucher, depuis son coucher jusqu’à son lever, passant les jours et les nuits à retourner son projet et à l’affermir dans sa tête, tant qu’à la fin il fallut l’effectuer. Nous nous en fûmes, seigneur de mon âme, aux Batuèques… Tranquillisez-vous, rien ne lui arriva alors qui soit digne d’être conté.

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» Arriva enfin un vendredi, ce devait en être un pour que les choses allassent leur train, et il fallut mettre entre les planches le seigneur Bachelier P. P. L. Se sentant ce jour-là mourir par intervalles, il ne voulut pas expirer sans prendre toutes les dispositions exigées par sa conscience, je ne dis pas, vous devez le penser, de bon chrétien, mais de chrétien, car je sais qu’il l’était. Ces dispositions prises, nous l’avions laissé pour cela un long moment seul et recueilli, il nous appela tous, et dès qu’il nous vit autour de lui :

« Mes enfants, dit-il d’une voix bien différente de celle qu’il avait d’ordinaire quand il parlait clair, car, il est bon d’en avertir, à son dernier moment on l’entendait à peine, mes enfants, je vous réunis afin d’éviter que l’on m’accuse d’être mort sans m’y être en aucune façon préparé, sans avoir déclaré ma véritable façon de penser, qui, si ce n’est pas la bonne, je n’en puis rien savoir, sera au moins la dernière ; sachez-le, j’eus en effet différentes manières de penser, et j’en aurais eu d’autres encore si la mort m’en avait donné le temps ; mais je la sens venir, et tenez, la voici, elle me prend à la gorge. Je ne veux pas non plus que l’on dise : il est mort sans faire ouff, après avoir vécu exclusivement de paroles ; ce fut en effet là mon défaut.

» Quant à des biens, vous le savez suffisamment, chers amis, je n’ai rien à laisser que le monde où j’ai vécu, et Dieu le sait bien, ce n’est pas moi qui le laisse, le mal qui me tue me force seul à le laisser. Je n’ai pas besoin non plus de faire aucune déclaration de pauvreté, car j’étais poète, c’est de notoriété publique, je me suis dédié aux lettres dans ce pays depuis ma plus tendre enfance, je fus homme de bien et d’honneur, point intriguant, point flatteur ; quant à des gains ou profits venant d’une source quelconque, je n’en ai jamais eu, pas plus que de femme attachée, de fille dévouée ou le paraissant, d’oncle archevêque, de père conseiller d’État. Ainsi, comment pourrais-je être riche ?

» Je lègue donc le peu qui se trouve dans ma succession, s’il s’y trouve quelque chose, à des messes pour mon âme, elles me procureront des faveurs que je ne puis emporter avec moi ; si mon fils se plaint de ce que, ce faisant, je le prive du peu qui lui resterait, qu’il prenne patience, mes goûts passent avant ses besoins, et mon âme avant son corps.

» Je déclare et confesse à l’heure de la mort et comme si déjà j’étais sa proie, ceci : j’ai peur et je meurs de peur, ce dont je n’ai honte aucune, il y a tant de choses dont bien d’autres n’ont pas honte ; au contraire, mon seul chagrin, mon grand repentir est de n’avoir pas eu peur un peu plus tôt. Ainsi soit-il ! Tout ne peut arriver en même temps !

» Item, en outre : considérant que beaucoup de personnes de ma connaissance aujourd’hui bien portantes, bien grasses, bien établies, se sont rétractées de leurs opinions ou de leurs expressions toutes les fois qu’elles ont cru cela convenable ou à propos, considérant cela, je me rétracte non-seulement de ce que j’ai dit, mais encore de tout ce que je n’ai pas dit, ce qui n’est pas peu de chose. Et cette rétractation doit être entendue sous la réserve du droit de me rétracter de nouveau quand et comment je le jugerai convenable si je vis, et ainsi et toujours jusqu’à la fin des siècles ; car telle est ma volonté, et personne n’a à se mêler des affaires des autres ; je fis toujours de mes opinions comme de mes vêtements, chaque jour j’en mis un, au sujet de quoi aucun Batuèque n’a rien à me reprocher.

» À propos de Batuèques, je déclare que les Batuèques ne sont pas si Batuèques qu’ils le paraissent ; je me repens de l’avoir dit et c’est une des premières choses dont je me rétracte, en leur sachant gré pourtant de la bienveillance avec laquelle ils ont supporté cette mienne impertinence.

» Je me reproche à l’heure de ma mort, avec un profond repentir, mon peu de savoir, qui ne m’a servi en cette vie que de corde au cou, et fais vœu de ne rien savoir d’utile désormais si la divine Majesté me tire sain et sauf de ce mauvais pas ; et si je dois ressusciter, comme déjà sa toute puissance l’a fait voir quelquefois, faveur pourtant que je ne crois pas réservée à des pécheurs comme moi, je promets de ne plus regarder d’aucun livre que sa couverture, et fais ce vœu, comme toujours, du fond du cœur. »

» Ici il fallut le réconforter un peu, ce que nous parvînmes à faire en lui lisant quelques passages des dernières louanges, comme étant fort spirituelles ; nous le voyions s’éteindre peu à peu, mais après quelque repos, il reprit :

« Quant à mon ami, savoir André Niporesas, qu’il ne signe pas mes dispositions testamentaires, dont il pourrait être témoin sans être présent à cette heure. J’insiste beaucoup sur cela, ayant connu des témoins absents. S’il donne connaissance au public de mon trépas, qu’il ne signe pas non plus. J’en dispose ainsi de peur que ce malin public, voyant au bas le nom de Niporesas, ne prenne pour farce ou plaisanterie, soit ma mort, soit mon repentir.

» Étant établi qu’il peut s’en dispenser, je le prie de me savoir gré du plaisir que je lui fais en lui indiquant ma volonté, j’en sais qui pensent plaire en commandant, et m’est avis qu’ils ne sont pas dans l’erreur.

» Item, en outre : j’affirme qu’il y a des amis au monde (bien qu’ayant soutenu le contraire), car j’en ai, et cela étant la preuve des preuves, je n’ajouterai rien sur ce sujet.

» Item : je l’affirme, il n’y a pas de vices à la cour, malgré mon second numéro où j’ai prétendu que si. Dieu me protège pour mes aveux complets.

» Item : je confesse que le public est éclairé, impartial, respectable et possède encore bon nombre d’autres qualités. Si je l’ai nié, j’étais fou sans doute alors pour méconnaître des axiomes de ce calibre. Ce sont des vérités puisque tout le monde le dit.

» Item : je déclare que parfois j’ai dit les choses comme je ne voulais pas les dire. Peu importe, car, de quelque manière que je les aie dites, c’est, je crois, comme si je ne les avais pas dites. Il y a des maux sans remède et c’est le plus grand nombre.

» Item : j’affirme que les vers de circonstance, du moment qu’ils voient le jour, si mauvais qu’ils soient, tout est relatif, ne sont jamais mauvais, et si on ne comprend pas ce que je veux dire par là, ainsi soit-il ! Je suis trop pressé maintenant pour m’attarder à de plus claires explications.

» Allons, enfants, je me meurs tout à fait ; prenez pour vous cet avertissement : avant de parler, pesez ce que vous allez dire ; voyez les conséquences des bavardages. Si vous tenez un tant soit peu à voire tranquillité, oubliez ce que vous savez ; passez pardessus tout, flattez ferme, jamais ce ne sera trop, on n’a jamais pendu personne pour ça ; ne prenez aucun ombrage de la manière dont vont ou viennent les choses ; aimez tout le monde fort cordialement, si ça ne vous part pas du cœur, feignez-le au moins, avec cela vous passerez pour des gens d’un fort bon caractère, pas comme moi, qui meurs en odeur de méchanceté pour avoir voulu donner à entendre qu’en certains pays il ne peut jamais pousser rien de bon… Enfin… je meurs… adieu, enfants… de peur !!! »

» Ce fut ainsi ; il dit ce qu’il avait à dire et expira un moment après. Nous le vîmes choir sur l’oreiller, on n’entendit plus une parole ; renfermé en lui-même il rendit l’âme sans doute dans un dernier accès de peur ; il s’enveloppait la tête dans ses draps comme s’il eût vu des fantômes ; il reculait, tremblait, se cachait, et mettait un doigt sur sa bouche, posture dans laquelle il mourut. Ô desseins insondables de la Providence, qui frappe sans pierre ni bâton ! Je parierais, seigneur don André, qu’à ce moment terrible il ne voyait que farouches ennemis, amers censeurs, critiques acharnés de sa vie et de ses actes… Enfin il expira, nous le sûmes à son silence.

» Le médecin, pourtant, voulant s’assurer qu’il n’y avait en lui aucun reste de vie, s’approcha doucement de son oreille, et lui dit de toutes ses forces : « Seigneur Bachelier ! revenez à vous ; voyez que de mauvais vers il court de par le monde, que d’auteurs misérables, que de traductions mauvaises applaudies du public, que de beautés au contraire méconnues ; voyez, vous avez ici une douzaine de sots ; celui-ci est un élégant, celui-là un amoureux, cet autre un ami, celui de là-bas un sage à l’entendre, voici encore un citadin, un campagnard ; tous se considèrent comme hommes d’importance. Vous ne leur dites rien ? » Alors, faisant un dernier effort, il prit quelques journaux espagnols, les lui mit devant le visage, attendit un moment ; mais, mon maître ne bronchant pas, le docteur s’écria avec la plus grande peine, en laissant tomber la couverture sur le défunt : « Il est mort, puisqu’il ne dit rien à tout cela, il ne lui reste pas un souffle de vie. Qu’il repose en paix.

» Telle fut la mort de mon seigneur le Bachelier, que je pleurerai jusqu’à l’heure de la mienne.

» Lui mort, il fallut visiter ses papiers ; mais nous trouvâmes à moitié brûlée une grande liasse qui les contenait ; il avait essayé, pensâmes-nous, dans ses derniers moments, de les réunir et de les jeter au feu, les forces lui avaient manqué sans doute ; divers fragments restaient donc entiers ; le public les connaîtra peut-être un jour s’ils arrivent à tomber dans les mains de quelque éditeur assez scrupuleux pour les purger du grand désordre qui doit nécessairement y régner. L’idée de les brûler nous fit supposer que son repentir avait été véritable et sa rétractation sérieuse.

» Je ne dirai rien de l’enterrement, il fut très-ordinaire, je ferai savoir seulement que personne n’osa y prendre la parole, nous regardions tous au contraire le cercueil attentivement, pour voir s’il parlerait encore, tout mort qu’il était.

» Je suis, sur ce, seigneur don André de mon âme, tout à vous, l’écrivain privé plus affligé que ne fut jamais aucun écrivain public. Recommandez à Dieu, je vous prie, le seigneur Bachelier qui était tant votre ami et considérez comme votre serviteur.

» L’ex-secrétaire du Bachelier. »

Telle fut la lettre ; il est mort, celui qui disait la vérité, il est mort en laissant tout à dire ! N’avais-tu pas, ô mort, quelque inutile sourd-muet à substituer à une si intéressante victime ? Qui nous dira désormais que tout est déraison aujourd’hui sur la terre ? Qui nous dira qu’un sot est dans le monde un homme d’esprit et que la plupart ne sont que des sots hommes d’esprit ? Qui nous dira qu’il n’y a ni amour-propre national ni personne connaissant ses devoirs et comptant avec eux, ni littérature, ni théâtres, ni auteurs, ni acteurs, ni éducation, ni instruction ? Qui enfin nous dira tout ce qu’il n’a pas pu dire ?

À présent, que le lecteur de sang-froid en soit juge : un coup si affreux peut-il me laisser l’espace et l’humeur de faire de plus longues réflexions ?

Non, mon silence dira plus que d’amères plaintes.

Je te consacrerai un monument, cher et malheureux Bachelier, tant qu’un abus, tant qu’un ridicule me barrera la vue, tant que je serai accablé par l’injustice, offensé par le mauvais vouloir, déconcerté par l’intrigue, frappé d’horreur par le vice. À défaut de toi, dont la censure aurait pu quelque peu corriger les Batuèques, je prierai Dieu et sainte Rita, avocate des causes impossibles, pour la prospérité de notre patrie que tant de monde nous annonce avec des promesses si faciles et si inconsidérées.

André Niporesas.