Le Pauvre Petit Causeur/Dernière lettre d’André Niporesas au Bachelier

Traduction par Marcel Mars.
Imprimerie et lithographie Veuve Migné (p. 164-167).

DERNIÈRE LETTRE D’ANDRÉ NIPORESAS
AU BACHELIER DON JUAN PEREZ DE MUNGUIA.

Mon cher Bachelier, pense si doivent m’être sensible l’état de ta santé et ce malencontreux filet qui t’embarrasse la langue et l’oblige à parler seulement ainsi de loin en loin ; nourris-toi de soupe et de vin, et si cela ne suffit pas pour reconforter ta machine détraquée, avertis-moi, afin que j’aie le temps de te recommander à Dieu, et le prier de te faire repentir en cette vie de tes nombreux et volumineux péchés, car je te vois déjà un pied dans la tombe, et si la mort, me dis-je, te surprend avant le repentir, il ne pourra y avoir dès lors de remède humain ni divin pour toi, et tu n’auras que faire des prières d’un chrétien. Pèse ces choses longuement, et considère surtout qu’il y a un enfer. Si la foi ne t’avait pénétré de cette vérité, je t’en répondrais, moi, qui pousse en ce point ma croyance si loin, que je tiens à part moi pour certaine la présence d’un enfer non-seulement dans l’autre vie, mais souvent encore dans celle-ci pour plus d’un ; j’ai pour cela du moins de puissantes raisons.

Ta dernière lettre, tenue à l’écart du public, contient à mon adresse une telle grêle de questions, une telle foule de recommandations que je ne sais si je suffirai à satisfaire complètement toutes tes exigences. Contente-toi donc de ce que je puis et vais tout bonnement te dire.

Passons à tes longues questions et à tes interminables recommandations.

Et d’abord l’histoire d’Espagne que tu me demandes et que tu désires bonne, je ne puis te l’adresser, ne l’ayant pas trouvée.

Tu me charges de faire entrer ton petit-neveu aux écoles publiques d’histoire et de géographie dont tu supposes témérairement l’existence dans une ville comme celle-ci ; maintenant, ajoutes-tu, qu’il a le bonheur de se trouver dans la capitale du pays, il fera bien de ne pas laisser échapper cette heureuse occasion de s’instruire. Je t’en supplie outre mesure, avant de me faire de telles recommandations, tâche d’être moins léger dans tes jugements, car il n’y a pas ici, de semblables écoles ; ce qu’il y a c’est une Académie de l’histoire et une boutique de cartes géographiques dans la rue du Prince. C’est peut-être là ce dont on t’a parlé, et, paresseux comme tu l’es, tu auras tout confondu.

Je suis d’avis qu’il n’apprenne pas la sténographie, vu qu’il n’y a rien à sténographier.

Il se doit à lui-même, par exemple, d’apprendre l’art d’avoir toujours raison, c’est-à-dire l’escrime, car, depuis quelque temps, dans notre contrée, les duels sont fort en vogue, tellement qu’au jour où nous sommes, c’est une honte de n’avoir pas estropié quelque ami sur le champ d’honneur. Autre chose non moins importante : Il lui est de première nécessité de se vêtir en toréador, afin de pouvoir proposer, le cas venant, et il viendra, une partie d’épées entre jeunes amateurs dans toute représentation extraordinaire de taureaux ; par ces deux aptitudes il deviendra un soutien de la patrie, et un modèle du bon ton, suivant les usages du jour. Et même s’il pouvait se faire qu’il eût un pantalon collant et un chapeau à clac, s’il pouvait se faire en outre qu’il passât la matinée à faire des visites, à laisser ses cartes de porte en porte, l’après-midi à organiser des soupers, à attrouper ses amis autour d’un cheval au long cou et sans queue, condition sine quà non, les premières heures de la nuit à siffler quelque bonne comédie, le point du jour à aller de raout en raout perdre à l’écarté son argent et celui de ses créanciers ; il serait doublement considéré des gens comme il faut et recherché par les personnes bien pensantes du siècle.

Chacune des œuvres de la bibliothèque que tu me notes, se trouve dans la partie réservée, je te renvoie donc ta commission telle quelle.

Je n’ai pas rencontré non plus une collection de costumes espagnols de toutes les époques, parce qu’il n’en existe pas. Es-tu sûr que nos ancêtres aient été vêtus ? C’est la question qu’on m’a faite.

Je n’ai pu mettre la main sur aucun ouvrier capable d’arranger ta montre ; elle est plus savante que toi et que nous tous ; plus l’horloger a voulu la régler, moins elle a voulu se laisser régler.

Le cliché que tu me demandes, je n’ai trouvé à Madrid personne pour le faire ; il faut m’a-t-on dit le faire sur acier, et pour obtenir un bon résultat, tu dois, m’a-t-on assuré, t’adresser à Paris.

Je n’ai pas donné à relier le livre en question, car tu veux une reliure riche et précieuse, et ici le seul qui pourrait s’en charger est fort occupé, de plus, il prend fort cher, c’est donc toute une histoire. Si tu en as grand besoin, tu enverras ton livre à Londres.

Je n’ai pu confier tes commissions à Dominique, ni à Pierre, ni à la Nicolas ; il leur est arrivé à tous des malheurs imprévus.

Tu peux dès à présent te mettre en route, il n’y a eu la semaine passée que deux vols de diligence.

Mais si tu veux m’arriver en solliciteur, ne viens pas, car pour le moment je n’ai rien à te prêter, et pour n’apporter avec toi que tes talents, tu peux rester avec eux là-bas, ici personne n’en a besoin.

Viens ou non, mais en tout cas, garde le silence, c’est le meilleur parti à prendre ; tout le monde devant aller toujours ainsi, fais comme tout le monde, et met de côté une partie de ton savoir, si tant est que tu ne veuilles pas l’oublier tout entier, ce qui serait encore plus sûr. Quand les choses n’ont pas de remède, le talent consiste à les faire tourner, telles quelles, chacun à son profit. Garde-toi donc de bavardages qui pourraient te coûter la vie, ou la langue ; imite-moi, écris seulement désormais de simples et sérieuses lettres de famille, comme celle-ci, ou tu raconteras les faits sans réflexions, commentaires, ni morale, dans lesquelles personne ne pourra trouver ni une parole malicieuse, ni un reproche à te jeter à la face, mais bien la relation des événements naturels et journaliers des Batuèques ; ou, ce qui vaudrait mieux, abstiens-toi même de cela ; pour ne pas perdre l’habitude d’écrire, il te suffira de faire, chaque semaine, le compte, de ta blanchisseuse.

André Niporesas.