Le Pauvre Petit Causeur/Le vieux Castillan

Traduction par Marcel Mars.
Imprimerie et lithographie Veuve Migné (p. 87-100).

LE VIEUX CASTILLAN.

À mon âge, déjà, je goûte peu de changer l’ordre que depuis quelque temps j’ai établi dans ma manière de vivre, et je fonde cette répugnance sur ce que je n’ai pas un seul jour abandonné mes lares pour me départir de mon système, sans que le repentir le plus sincère ait succédé à l’écroulement de mes trompeuses espérances. Avec tout cela, un reste de l’antique cérémonial que nos pères avaient adopté dans leur commerce m’oblige d’accepter parfois certaines invitations, que ce serait grossièreté de refuser, ou pour le moins ridicule affectation de délicatesse.

Je me promenais par les rues, ces jours passés, cherchant des matériaux pour mes articles. Embobiné dans mes pensées, je me surpris diverses fois me riant à moi-même, comme un pauvre homme, de mes propres idées, et remuant machinalement les lèvres ; quelque heurt me rappelait de temps en temps que pour errer sur le pavé de Madrid, la meilleure affaire n’est pas d’être poète ou philosophe ; plus d’un sourire malin, plus d’un geste d’étonnement de ceux qui passaient à côté de moi me faisaient réfléchir que les soliloques ne doivent pas se tenir en public ; et une certaine quantité de chocs qu’au détours des coins de rues je donnai contre qui les doublait aussi distraitement et aussi rapidement que moi, me firent connaître que les distraits n’entrent pas dans le nombre des corps élastiques, et moins encore dans celui des êtres glorieux et impassibles. Dans une telle situation d’esprit, quelle sensation ne dut pas me produire un horrible coup qu’une grande main, pendue (à ce que je compris pour lors) à un grandissime bras, vint décharger sur l’une de mes épaules, qui, par malheur, n’ont aucun point de ressemblance avec celle d’Atlas ?

Ne voulant pas donner à entendre que je ne reconnaissais pas cette énergique manière de s’annoncer, ni mépriser la bien-venue de qui sans doute avait cru m’en donner une plus que médiocre, en me laissant estropié pour tout le jour, je voulus seulement me retourner afin de voir qui était assez mon ami, pour me traiter si mal ; mais mon vieux Castillan est homme qui, quand il s’agit de gracieusetés, a soin de n’en laisser aucune au fond du vase. Comment s’y prit-il, dans la pensée du lecteur, pour continuer à me donner des preuves de confiance et de tendresse ? Il me mit les mains sur les yeux, et, me retenant par derrière : « Qui suis-je ? » criait-il, joyeux du bon succès de sa délicate espièglerie. « Qui suis-je ? — Un animal », allais-je répondre ; mais je me souvins subitement de qui ce pouvait être, et remplaçant une quantité par son égale : « tu dois être Braulius, — » lui dis-je. En m’entendant, il ôte ses mains, rit, se tient les flancs, émeut la rue, et nous met tous les deux en scène. « Bien, mon ami ! Or à quoi m’as-tu reconnu ? — Qui pouvait, sinon toi ?… — Ah ça ! d’où sors-tu ? de Biscaye ? — Non, Braulius, je ne sors pas de Biscaye. — Toujours le même esprit. Que veux-tu ? C’est la demande de tout Espagnol. Combien je me réjouis de ce que tu sois ici ! Sais-tu que demain c’est mon jour ? — Je te le souhaite fort heureux. — Trêve de compliments entre nous ; tu sais de reste que je suis franc et vieux Castillan : j’appelle le pain du pain, et le vin du vin ; par conséquent j’exige que tu t’en tiennes là ; mais tu es invité. — À quoi ? — À dîner avec moi. — Ce n’est pas possible. — Il n’y a pas moyen. — Je ne puis, insistais-je tremblant. — Tu ne peux ? — Non, merci. — Merci ? Va te promener, ami, comme je ne suis ni le duc de F…, ni le comte de P… » Qui résisterait à une attaque de cette espèce ? Qui voudrait paraître orgueilleux ? « Ce n’est pas cela, mais… — Eh bien, si ce n’est pas cela, interrompit-il, je t’attends à deux heures chez moi : l’on dîne à l’espagnole, de bonne heure. J’ai beaucoup de monde ; nous aurons le fameux X…, qui improvisera quelque chose de joli ; après le dîner, T…, nous dira un rondeau avec sa grâce naturelle, et, le soir, J…, chantera et jouera quelque drôlerie. » Cela me consola un peu, je cédai ; un jour mauvais, me dis-je, chacun passe cela ; dans ce monde pour conserver des amis il faut avoir la force d’avaler leurs prévenances. « Tu ne manqueras pas, si tu ne veux pas que nous nous fâchions. — Compte sur moi », dis-je la voix éteinte et l’esprit abattu, comme le renard qui se remue inutilement autour de l’engin où il s’est laissé prendre. « À demain, alors » ; et il me donna un soufflet pour adieu. Je le vis s’en aller, comme le laboureur voit la nue s’éloigner d’au-dessus de son semis, et je restai à me demander comment on pouvait comprendre des amitiés si hostiles et si funestes.

Déjà le lecteur, s’il est aussi perspicace que je l’imagine, aura reconnu que mon ami Braulius est fort loin d’appartenir à ce qu’on appelle le grand-monde, la société de bon ton ; mais ce n’est pas non plus un homme de condition inférieure, car il figure parmi les employés de second ordre ; il se fait de sa place et de son avoir quarante mille réaux de rente ; il a un petit ruban attaché à la boutonnière et une petite croix à l’ombre du revers de son habit ; c’est un personnage enfin, dont la condition, la famille et les moyens ne se seraient opposés aucunement ni à ce qu’il reçût une éducation plus choisie, ni à ce qu’il adoptât des manières plus agréables et plus séduisantes. Mais la vanité s’est emparée de lui par où elle s’empare presque toujours du tout ou de la plus grande partie de notre classe supérieure, et de toute notre classe inférieure. Son patriotisme est tel qu’il donnerait toutes les beautés de l’étranger pour un doigt de son pays. Cet aveuglément l’a conduit à se charger de toutes les responsabilités qu’entraîne une tendresse aussi inconsidérée ; de sorte qu’il défie qu’il y ait des vins comme ceux d’Espagne, ce en quoi il peut bien avoir raison, qu’il défie qu’il y ait d’éducation comme l’éducation espagnole, ce en quoi il pourrait bien ne pas l’avoir ; au lieu de professer que le ciel de Madrid est très-pur, il protestera que nos matrones sont les plus enchanteresses de toutes les femmes ; c’est un homme, enfin, qui vit d’exclusivisme, et duquel il en est à peu de chose près comme d’une parente à moi, qui se meurt d’enthousiasme pour les bosses, tout simplement parce qu’elle eût un amant qui portait une excroissance assez visible sur les deux omoplates.

Il n’y a pas à lui parler, donc, de ces usages sociaux, de ces égards mutuels, de ces dissimulations polies, de cette délicatesse de rapports qui établit entre les hommes une précieuse harmonie, en disant seulement ce qui doit plaire, et en taisant toujours ce qui peut offenser. Sa passion est de prendre le frais aux premières lueurs de l’aube, comme il le dit d’habitude, et quand il a un ressentiment, il vous le déclare face à face. Comme il a brisé tous les freins, il dit des compliments qu’il sait ce que veut dire cumplo y miento[1] ; il appelle l’urbanité hypocrisie, et la décence singerie ; à toute chose bonne il applique un mauvais sobriquet ; le langage du bon ton est pour lui un peu plus que du grec : il croit que toute la politesse se réduit à dire Dieu vous garde, en entrant dans une salle et à ajouter avec votre permission chaque fois qu’on fait un mouvement ; à interroger tel ou tel, puis, se considérant dès-lors comme quitte envers toute la famille de chacun de ses interlocuteurs, à s’éloigner de tout le monde ; toutes idées dont il se garderait de se départir autant que de pactiser avec les Français. Finalement, il est de ces hommes qui ne savent se lever pour sortir qu’en compagnie d’un ou de plusieurs autres, qui s’occupent de placer humblement sous une table leur chapeau, qu’ils appellent leur chef[2], et qui, quand par malheur, ils se trouvent dans une réunion sans une canne secourable, donneraient je ne sais quoi pour n’avoir ni mains ni bras, car, en réalité, ils ne savent ni où les mettre, ni ce qu’on peut faire de bras en société.

Deux heures arrivèrent, et, comme je connaissais de longue date mon Braulius, il ne me parut pas convenable de me fourbir démesurément pour aller dîner ; je suis sûr qu’il s’en serait piqué ; je ne voulus pourtant pas me refuser un frac de couleur, et un mouchoir blanc, chose indispensable un jour de réception, et dans de telles circonstances ; je me vêtis surtout le plus lentement qu’il me fut possible, ainsi qu’un malheureux condamné qui se recueille au pied de l’échafaud et qui voudrait avoir cent péchés de plus, commis par lui, à raconter, pour gagner du temps ; j’étais convié pour deux heures, j’entrai dans la salle à deux heures et demie.

Je ne veux point parler du nombre infini de visites cérémonieuses qui, avant l’heure du dîner entrèrent et sortirent, visites parmi lesquelles n’étaient pas à mépriser toutes celles des employés de son bureau, avec leurs dames, enfants, manteaux, parapluies, socques et petits chiens ; je laisserai en blanc les sols compliments qui furent faits au visité du jour, je ne dirai rien de l’immense cercle dont emplissait la salle le concours de tant de personnes hétérogènes qui parlèrent de ce que le temps allait changer, de ce qu’il fait d’ordinaire plus froid en hiver qu’au printemps. Venons au cas : quatre heures sonnèrent, et nous n’étions plus que les invités. Malheureusement pour moi, le seigneur de X…, qui devait tant nous divertir, bon appréciateur de cette classe de convives, avait eu l’adresse d’être malade le matin même ; le fameux T… se trouvait opportunément retenu par une autre invitation, et la senorita, qui devait si bien chanter et jouer, était enrouée de telle sorte qu’elle s’étonnait elle-même de ce qu’une seule de ses paroles s’entendît ; en outre elle avait un panaris au doigt. Que d’espérances déçues !

« Puisque nous voici entre dîneurs, s’écria don Braulius, allons à table, ma mie. — Attends un moment, lui répondit son épouse presque à l’oreille, avec autant de visite j’ai manqué quelque peu là-dedans, et… — Bien, mais songe qu’il est quatre heures… — À l’instant nous allons dîner. » Il en était cinq quand nous nous asseyons à table.

« Seigneurs, dit l’amphitryon en nous voyant hésiter à nos places respectives, j’exige la plus grande franchise ; chez moi point de compliments. Ah ! Figaro, je veux que tu aies toute commodité ; tu es poète, et de plus ces seigneurs qui connaissent nos intimes relations, ne s’offenseront pas si je te préfère ; ôte ton frac, tu pourrais le tacher. — Le tacher, par exemple ? lui répondis-je en me mordant les lèvres. — N’importe, je te donnerai une jaquette à moi, tout en regrettant qu’il n’y en ait pas pour tout le monde. — Ce n’est pas nécessaire. — Oh ! si, si, ma jaquette ! prends-la, regarde, elle te sera un peu large. — Mais, Braulius… — Il n’y a pas moyen, ne fais pas de façons. » Sur ce il m’ôte lui-même le frac, bon gré, mal gré, et je reste enseveli dans une ample jaquette rayée, par laquelle je passais seulement les pieds et la tête, et dont les manches n’allaient probablement pas me permettre de manger. Je le remerciai : enfin, l’homme croyait me rendre service.

Les jours que mon ami n’a pas d’invités, il se contente d’une table basse, un peu plus spacieuse que l’escabeau d’un cordonnier, car lui et sa femme, comme il dit, pourquoi en chercheraient-ils plus long ? De ladite petite table, ainsi que l’eau monte du puits, il fait monter jusqu’à sa bouche les aliments, qui y arrivent en gouttant, après une longue traversée ; car penser que ces gens-là aient une table régulière, afin d’être à leur aise tous les jours de l’année, serait penser dans le vide. Déjà l’on conçoit donc que l’installation d’une grande table de festin était un événement dans cette maison, aussi avait-on cru capable de tenir quatorze personnes que nous étions une table où huit eussent pu à peine manger commodément. Nous dûmes nous asseoir de côté, comme qui voudrait manger par l’épaule, et les coudes des conviés établirent entre eux d’intimes relations avec la plus fraternelle intelligence du monde. On me colloqua, par grande faveur, entre un enfant de cinq ans, juché sur une pile de coussins qu’il était nécessaire de replacer à tout instant à cause de la naturelle turbulence de mon jeune voisin, qui les faisait glisser continuellement, et un de ces hommes qui occupent dans le monde l’espace et la place de trois, dont la corpulence dépassait abondamment de tous côtés la simple chaise sur laquelle il se trouvait assis, pour ainsi dire, comme sur la pointe d’une aiguille. Les serviettes, blanches à la vérité, car ce n’était pas là non plus des meubles à l’usage de tous les jours, furent silencieusement dépliées et attachées par tous ces bons seigneurs à la boutonnière de leurs fracs, comme corps intermédiaires entre les sauces et les revers.

« Vous ferez pénitence, seigneurs, s’écria l’amphitryon une fois assis ; mais il faut penser que nous ne sommes pas à Génieïs » ; phrases qu’il crut indispensable de dire. Sotte affectation que cela, si c’est mensonge, me dis-je à part moi ; et si c’est la vérité, grande maladresse que d’inviter ses amis à faire pénitence. Malheureusement je ne tardai pas beaucoup à m’apercevoir qu’il y avait dans cette expression plus de vérité que mon ami Braulius ne se le figurait. Interminables et de mauvais goût furent les compliments dont pour donner et recevoir chaque plat nous nous ennuyâmes les uns les autres. « Servez-vous. — Faites-moi le plaisir d’accepter. — Nullement. — Je n’en ferai rien. — Offrez à Madame. — Non, c’est bien là. — Pardonnez. — Merci. — Sans façon, seigneurs », s’écria Braulius, et il se servit le premier avec sa propre cuiller. Après la soupe, vint un bouilli assaisonné de toutes les savoureuses impertinences de ce très-lourd quoique bon plat ; ici se montre la viande, là la verdure, ailleurs les pois chiches, plus loin le jambon, à droite la poule, au milieu le salé, à gauche les boudins d’Estramadure : suivit un plat de vache lardée, que Dieu maudisse, auquel plat en succéda un autre, d’autres et d’autres encore, moitié venus de l’hôtel, ce qui suffit pour que nous n’eussions pas besoin de faire leur éloge, moitié confectionnés dans la maison par la servante de tous les jours et par une Biscayenne, auxiliaire louée avec intention pour cette fête par la maîtresse de la maison, qui en de semblables occasions doit être partout et par conséquent a coutume de n’être nulle part.

« Voici un plat qu’il faut laisser de côté, disait celle-ci au sujet de certains pigeonneaux ; ils sont un peu brûlés. — Mais, femme… — Mon ami, je me suis éloignée un moment, et tu sais de reste ce que sont les servantes. — Quel dommage que ce coq n’ai pas vu le feu une demi-heure de plus ! on l’y a mis un peu tard. — Ne vous semble-t-il pas que cette étuvée sente légèrement la fumée ? — Que veux-tu, une seule ne peut être par tout. — Oh ! elle est excellente, nous écriions-nous tous sans toucher au plat, excellente ! — Ce poisson est fait. — Au bureau de la diligence du matin on a dit qu’il venait d’arriver ; l’employé est si stupide ! — D’où vient ce vin ? — En cela tu n’as pas raison, car il est… — Très-mauvais. » Ces courts dialogues se passaient accompagnés d’une infinité d’œillades furtives du mari à la femme pour faire remarquer à celle-ci quelque négligence, et nous donner à entendre que l’un et l’autre étaient fort au courant de toutes les formules qui en de semblables cas sont réputées politesse, et que toutes les maladresses devaient retomber sur leurs valets, qui jamais ne s’occupent d’apprendre à bien servir. Mais ces négligences se répétaient si souvent, déjà les œillades étaient tellement multipliées, que force fut au mari d’avoir recours aux pincements et aux poussades, et la senora qui déjà avait pu à grand’peine surmonter jusqu’alors les persécutions de son époux, avait le visage en feu et les yeux rouges. « Senora, ne vous incommodez pas pour cela, lui dit son plus proche voisin. — Ah ! je vous assure que je ne recommencerai plus à me mêler de tout cela chez moi ; vous ne savez pas ce que c’est ; une autre fois, Braulius, nous irons à l’hôtel, et tu ne pourras pas… — Une autre fois, ma mie, vous ferez ce que… — Braulius ! Braulius ! » Une tempête épouvantable était sur le point d’éclater ; mais, tous les convives à l’envi, nous nous empressâmes d’apaiser cette dispute, née du désir de donner à entendre la plus grande délicatesse, ce à quoi ne contribuèrent pas médiocrement la manie de Braulius, et l’expression concluante qu’il adressa de nouveau à l’assistance au sujet de l’inutilité des compliments, car selon lui, bien servir et savoir manger, tout est là. Y a-t-il rien de plus ridicule que ces gens qui veulent passer pour experts en fait de savoir vivre au milieu de la plus crasse ignorance des usages sociaux ? qui, pour vous être agréables, vous font manger et boire de force, et ne vous laissent rien faire à votre goût ? Comment se fait-il même qu’il y ait des individus mangeant plus proprement tel jour que tel autre ?

Cependant l’enfant que j’avais à ma gauche faisait sauter les olives d’un plat de jambon assaisonné aux tomates, l’une d’elles vint s’arrêter à l’un de mes yeux qui ne vit plus clair tout le reste de la journée ; et mon gros monsieur de droite avait eu la précaution de laisser au fur et à mesure sur la nappe, à côté de mon pain, les noyaux des siennes, de même que les os d’oiseaux qu’il avait rongés ; le convive d’en face, qui se qualifiait de découpeur, s’étant chargé de faire l’autopsie d’un chapon ou coq, ce qu’on ne sut jamais, soit à cause de l’âge avancé de la victime, soit à cause des rares connaissances anatomiques du sacrificateur, jamais celui-ci ne put découvrir les jointures. « Ce chapon n’a pas de jointures », s’écria l’infortuné suant et soufflant plutôt comme quelqu’un qui pioche que comme quelqu’un qui découpe. Mais chose plus merveilleuse ! à l’une des attaques, la fourchette glissa sur l’animal comme si elle eût rencontré une écaille, et le chapon violemment chassé parut vouloir prendre son vol comme en ses temps plus heureux et se plaça sur la nappe comme il eût pu le faire sur un perchoir à volailles.

L’ébahissement fut général, et l’alarme arriva à son comble quand un jet de bouillon, lancé par l’animal furieux, jaillit sur ma chemise très-blanche et l’inonda sur-le-champ, le découpeur se lève rapidement dans l’intention de pourchasser l’oiseau fugitif, de se précipiter sur lui ; une bouteille placée à sa droite, rencontrée en chemin par son bras, abandonne sa position perpendiculaire pour verser un abondant jus de Valdepenas sur le chapon et sur la nappe, le vin coule, le tumulte s’accroît, le sel pleut sur le vin pour préserver la nappe, on passe sous celle-ci une serviette pour préserver la table, et une éminence s’élève sur le théâtre de tant de ruines. Une servante effarée réintègre le chapon dans son plat et dans sa sauce, fait en passant au-dessus de moi une petite inclinaison, et une pluie malfaisante de graisse descend, comme la rosée sur les prés, laisser d’éternelles traces sur mon pantalon couleur de perle ; les angoisses et le désespoir de la servante ne connaissent pas de bornes ; elle se retire tout ahurie sans penser à s’excuser, en se retournant elle heurte contre un valet qui apportait une pile d’assiettes propres et un plateau sur lequel étaient les verres pour les vins généreux, et tout cela tombe mêlé sur le sol, avec le plus horrible fracas et dans la plus grande confusion. « Par saint Pierre ! » s’écrie tout d’un bond Braulius, une pâleur mortelle répandue sur ses traits, tandis que le visage de son épouse lance des éclairs. « Mais continuons, seigneurs, ce n’est rien », ajouta-t-il en revenant à lui.

Oh ! bonnes maisons où un modeste plat à la fois le premier et le dernier, constitue la félicité quotidienne d’une famille, fuyez le tumulte d’un banquet de réception ! Seule la coutume de bien manger et de bien se servir journellement peut éviter de semblables désastres.

Y a-t-il plus de malheurs ? Juste ciel ! Y en a-t-il plus pour moi, infortuné ! Dona Juana, celle aux dents noirs et jaunes, me tend de son assiette et avec sa propre fourchette une fineza[3] qu’il est indispensable d’accepter et d’avaler ; l’enfant s’amuse à envoyer l’un après l’autre les noyaux de ses cerises dans les yeux des assistants ; don Léandre me fait goûter d’exquise camomille, que j’ai refusée, dans son propre verre, qui conserve les empreintes indélébiles de ses lèvres grasses ; mon gros voisin fume déjà sans cesse et fait de moi son tuyau de cheminée ; enfin, oh ! dernière des disgrâces ! le bruit et la conversation croissent, déjà les voix rauques demandent des vers, des dizains, et il n’y a pas d’autre poète que Figaro. « Il le faut. — Vous allez nous dire quelque chose, s’écrient-ils tous. — Qu’on lui donne les premiers mots ; et qu’il fasse un couplet à chacun. — Voici le début que je lui donne : à don Braulius en ce jour. — Messieurs ! pour Dieu ! — Il n’y a pas moyen. — De ma vie je n’ai improvisé. — Ne faites pas l’enfant. — Je vais m’en aller. — La porte est fermée. — On ne sort pas d’ici sans dire quelque chose. » Et je dis des vers enfin, et je vomis des sottises, et on les célèbre, et croissent le bourdonnement, la fumée et l’enfer.

Grâces à Dieu je parvins à m’enfuir de ce nouveau Pandemonium. Enfin, je puis respirer l’air frais et libre de la rue ; plus de sots, plus de vieux Castillans autour de moi.

Juste Dieu, je te rends grâces, m’écriai-je en prenant haleine comme le chien qui vient d’échapper à une douzaine de chiens, et qui n’entend plus qu’à peine leurs aboiements ; à partir d’aujourd’hui je ne te demande pas de richesses, je ne te demande ni emplois, ni honneurs ; délivre-moi des hôtes sans usage et des jours de réception, délivre-moi de ces maisons un dîner est un événement, où l’on ne met de table décente que pour les invités, où l’on mortifie en croyant rendre service, où l’on offre des finezas, où l’on dit des vers, où il y a des enfants, où il y a des gros, où régne enfin la brutale franchise des vieux Castillans. Je veux, si je tombe de nouveau en de semblables tentations, ne plus connaître le roastbeef, voir le beefsteak disparaître du monde, le macaroni s’anéantir ; je veux qu’il n’y ait plus de coqs à Périgueux, ni pâtés en Périgord, que les vignobles de Bordeaux soient épuisés, et que tous hormis moi boivent la délicieuse mousse de Champagne.

Mon imprécation mentale terminée, je cours chez moi me dépouiller de ma chemise et de mon pantalon, en réfléchissant dans mon for intérieur que tous les hommes ne sont pas semblables, puisque ceux d’un même pays, peut-être d’un même tempérament, n’ont ni les mêmes mœurs, ni la même délicatesse, et voient les choses d’une façon si différente. Je me vêts et je tâche d’oublier un si funeste jour parmi le petit nombre de ceux qui pensent et vivent assujettis au joug profitable d’une éducation bonne, libre et éclairée, et qui feignent peut-être de s’estimer et de se respecter mutuellement pour ne point s’incommoder, tandis que les autres font ostentation de s’incommoder, s’offensent et se maltraitent, tout en s’aimant et en s’estimant peut-être véritablement.


  1. Je satisfais à l’usage, et je mens.
  2. Le texte dit su cabeza, proprement : leur tête.
  3. Ce mot dont le sens général est délicatesse, n’a pas dans le cas présent de correspondant, ni dans la langue, ni dans les mœurs françaises. — M. M.