Le Parti socialiste/Livre I/Chapitre 3

CHAPITRE III

Qu’est-ce donc que la liberté ?


Condorcet a écrit ces lignes remarquables qui nous paraissent très-bien résumer les critiques auxquelles nous venons de nous livrer et poser très-nettement la question :

« Les hommes ont tellement pris l’habitude d’obéir à d’autres hommes que la liberté est, pour la plupart d’entre eux, le droit de n’être soumis qu’à des maîtres choisis par eux-mêmes. Leurs idées ne vont pas plus loin, et c’est là que s’arrête le faible sentiment de leur indépendance. Ce nom même de pouvoir donné à toutes les fonctions publiques atteste cette vérité.

« Presque partout cette demi-liberté est accompagnée d’orages ; alors on les attribue à l’abus de la liberté, et l’on ne voit pas qu’ils naissent précisément de ce que la liberté n’est pas entière ; on cherche à lui donner de nouvelles chaînes, lorsqu’il faudrait songer au contraire à briser celles qui lui restent[1]. »

C’est une grave erreur que de chercher dans la combinaison des formes gouvernementales la réalisation et la garantie de la liberté. Déjà, en 1817, Augustin Thierry prémunissait ses concitoyens contre ce piége : « Ne nous laissons pas duper, disait-il, par l’alliance de mots la plus menteuse : un gouvernement qui donne la liberté. »

« Le premier objet de toute constitution, avait fort bien dit Robespierre à la Convention (10 mai 1793), doit être de défendre la liberté publique et individuelle contre le gouvernement lui-même. »

La liberté est un principe supérieur qui doit dominer le gouvernement et la loi. Loin de s’appuyer sur la loi, comme on le répète communément, il faut, au contraire, que la liberté ait une force indépendante telle qu’elle puisse protéger efficacement les citoyens contre les attentats du gouvernement, alors même que ces attentats, par une profanation habituelle au despotisme, essayeraient de se couvrir sous l’égide sacrée de la loi.

« Toute loi qui viole les droits imprescriptibles de l’homme est essentiellement injuste et tyrannique, elle n’est point une loi, » disait encore Robespierre, qu’il ne faut point se lasser de citer, parce qu’il ne faisait qu’énoncer les idées communes à tous ses contemporains.

La liberté n’est pas autre chose que la consécration du droit individuel, qui est la base même de la justice.

Le véritable point de départ de toutes les combinaisons sociales, c’est l’individu qui seul a une existence positive, qui seul a des droits comme il a des devoirs.

L’État n’est qu’une fiction autoritaire : il n’a pas d’existence propre ; formé par le concours des individus et dans leur intérêt, il ne peut en aucune façon s’imposer à eux et il doit au contraire relever d’eux en toute chose. Il doit être essentiellement modifiable suivant leurs convenances.

Le gouvernement qui, reposant autrefois sur un principe supérieur, avait un caractère de domination et de protection, ne doit plus être aujourd’hui qu’une fonction administrative subordonnée.

« Le peuple est le souverain, dit Robespierre ; le gouvernement est son ouvrage et sa propriété, les fonctionnaires publics sont ses commis. »

Mais le peuple lui-même qu’est-il autre chose que la représentation collective des individualités qui le composent ? La souveraineté du peuple pour signifier quelque chose doit signifier la souveraineté individuelle de chaque citoyen. L’inviolabilité de la personne humaine, voilà le principe fondamental et positif de la liberté et du droit.

C’est au nom de ce principe positif du droit individuel qu’il faut combattre la métaphysique autoritaire et la réduire jusque dans ses derniers retranchements.

On a voulu reconstituer la personnification autoritaire de l’État en prétendant en faire le représentant de la communauté dont les intérêts et les droits sont supérieurs aux intérêts et aux droits de l’individu isolé.

Mais si les intérêts de tous les citoyens sont identiques et si les droits de tous sont égaux, il ne peut y avoir antagonisme entre eux ; et les antagonismes qui peuvent subsister dans notre société reposent sur des malentendus ou sur des privilèges qu’il importe de faire disparaître au plus vite, car ils constituent un danger imminent pour la liberté.

Les hommes, tous égaux, n’ont rien voulu ni dû sacrifier en se mettant en société ; ils ont voulu et dû étendre leurs jouissances et l’usage de leur liberté par le secours et la garantie réciproques, par le besoin de s’entre-protéger, besoin très-réel et très-sensible. Le calcul de la société nous donne ainsi la notion des devoirs de l’homme inséparable de celle de ses droits.

« Au point de vue social, fait observer Proudhon (Confessions d’un révolutionnaire), liberté et solidarité sont des termes identiques : la liberté de chacun rencontrera dans la liberté d’autrui non plus une limite, comme dans la déclaration des droits de l’homme de 1791, mais un auxiliaire ; l’homme le plus libre est celui qui a le plus de relations avec ses semblables. »

Par liberté, il faut entendre l’aplanissement de tout ce qui fait obstacle au développement et à la plénitude de la puissance individuelle.

La définition de la liberté contient ainsi l’affirmation du droit de l’individu à son complet développement, et c’est là le principe positif du droit.

La liberté ainsi comprise est un principe nouveau destiné à se substituer au vieux principe d’autorité, et à devenir la pierre angulaire du régime moderne comme le principe d’autorité a été la pierre angulaire de l’ancien régime.

Elle doit transformer complètement l’organisme politique et social.

Elle représente un principe supérieur au suffrage universel, supérieur à la volonté des majorités, supérieur à la volonté de l’homme lui-même.

Il est reconnu en droit civil qu’un homme ne peut aliéner sa propre liberté, et que tout contrat consenti par lui en ce sens est nul de plein droit.

Sont nuls pareillement les contrats, même consentis par les peuples ou par la majorité des citoyens, qui violeraient les lois de l’humanité, les lois naturelles, les droits de la liberté, l’inviolabilité de la personne humaine et la souveraineté de la raison individuelle.

Voilà ce que c’est que la liberté qui, bien loin de dépendre des gouvernements ou des lois, doit être instituée au-dessus d’eux au contraire.



  1. De la nature des pouvoirs publics dans une nation libre, 1792, Chronique du mois.