Le Parti socialiste/Livre I/Chapitre 2

CHAPITRE II

Le gouvernement parlementaire ou représentatif.


Le point de départ de tous les préjugés, de tous les sophismes, de toutes les erreurs, de toutes les hérésies, de tous les malentendus, est dans cette définition de la liberté, qui est en quelque sorte devenue classique :

Il faut, dit-on, distinguer la liberté politique et la liberté civile. La liberté politique consiste dans le droit reconnu à tout citoyen de concourir, soit par lui-même, soit par ses représentants, à la formation de la loi. La liberté civile consiste dans le droit de faire tout ce qui n’est pas défendu par la loi.

Ainsi la loi est la régulatrice suprême de la liberté.

La loi est en même temps considérée comme étant la garantie de la liberté. Un peuple libre est un peuple qui n’obéit qu’aux lois qu’il a faites lui-même.

C’est là un préjugé fort ancien, mais contre lequel nous prémunissait Mirabeau, déjà en 1772, dans son Essai sur le despotisme, en formulant cette grande vérité que les lois positives sont les pires ennemies de la loi naturelle, qui est la vraie charte de la liberté humaine[1]; et il émettait cette pensée profonde : « Les hommes forgèrent leurs chaînes en établissant leurs législations. »

Ainsi donc ce qu’on appelle liberté, dans le langage politique, c’est le droit de faire des lois, c’est-à-dire d’enchaîner la liberté.

Le plus grand privilége dont puisse jouir un peuple est celui d’être admis à forger lui-même ses propres chaînes.

Toutes les luttes pour la liberté n’ont pas eu dans le passé et n’ont pas encore d’autre objet que la question de savoir à qui appartiendra le pouvoir, c’est-à-dire l’arbitraire législatif.

C’est à cette préoccupation que répond le mécanisme du gouvernement parlementaire, présenté comme la formule la plus satisfaisante de la liberté politique.

Tout le progrès que réalise la démocratie avec son instrument, le suffrage universel, c’est de substituer l’arbitraire des majorités sur les minorités à l’arbitraire des minorités sur les majorités.

Tous les systèmes politiques n’ont fait jusqu’ici que déplacer l’arbitraire gouvernemental.

Mais où donc est la part faite à la liberté dans tous ces systèmes ? Il s’agit toujours pour le peuple de savoir à quelle sauce il sera mangé, et c’est pour lui une médiocre consolation que la faculté de choisir lui-même la cuisine et les cuisiniers.

Au lendemain de la révolution de 1848, Proudhon signalait cet écueil sur lequel venait fatalement échouer la république :

« L’illusion de la démocratie provient de ce qu’à l’exemple de la monarchie constitutionnelle, elle prétend organiser le gouvernement par voie représentative… Au lieu de dire, comme M. Thiers : Le roi règne et ne gouverne pas, la démocratie dit : Le peuple règne et ne gouverne pas, ce qui est nier la révolution.

« Lors donc qu’à une monarchie représentative, on parle aujourd’hui de substituer une démocratie représentative, on ne fait pas autre chose que changer la phrase : Belle marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour, en cette autre : Vos beaux yeux, belle marquise, mourir d’amour me font[2]. »

Et Proudhon avec beaucoup d’autorité établissait la différence qui existe entre la démocratie et la république : la république étant le gouvernement du peuple par le peuple, et non par une représentation du peuple.

La même différence existe entre la liberté et le gouvernement parlementaire ou représentatif. Ces deux mots ne sont donc pas des mots synonymes et équivalents comme on voudrait nous le faire croire. Ils expriment au contraire deux idées contradictoires.

Rousseau n’écrivait-il pas dans son Contrat social : « La liberté finit où commence la représentation ? »

Si nous voulons arriver à la réalisation de la liberté, il nous faut donc à tout prix sortir de ce cercle vicieux du gouvernement représentatif.

Cette fausse notion est la véritable cause de toutes nos déceptions. Et ces déceptions ne sont pas près de finir, car nos hommes politiques persistent dans leur préjugé.

Pour eux la revendication de la liberté n’est pas autre chose que la revendication du pouvoir et ils y tiennent.

C’est ainsi que M. Jules Favre et ses collègues de la gauche croient atteindre les dernières limites du radicalisme en demandant que le pouvoir constituant soit attribué au Corps législatif[3].

Et c’est pour cela qu’ils mettent la liberté électorale au-dessus de tout.

Mais comment l’entendent-ils ?

S’ils récriminent si fort contre les candidatures officielles, ce n’est pas parce qu’ils veulent que les électeurs soient libres de toute influence, mais parce qu’ils veulent substituer leur influence à celle du gouvernement.

La candidature officielle n’est qu’un obstacle extrinsèque à la liberté électorale.

L’obstacle intrinsèque, c’est l’ignorance des électeurs.

Si l’on voulait vraiment assurer le règne de la liberté électorale, il faudrait se préoccuper avant tout des moyens d’affranchir l’électeur de cette ignorance ; et, à ce point de vue, la liberté électorale ne se distingue pas des autres libertés.

Tant que les électeurs des campagnes resteront livrés à leur ignorance, il n’y aura pas de liberté électorale. Si ce n’est pas l’influence administrative qui dirige les élections, ce sera une autre influence, plus pernicieuse encore peut-être, celle du clergé par exemple.

Il est bien entendu que tout acte de pression administrative, de corruption, de fraude ou de violence doit être réprouvé et sévèrement puni. Mais en interdisant même la recommandation gouvernementale, est-ce que les libéraux du Corps législatif n’ont pas dépassé le but ?

La recommandation gouvernementale est un droit ; en beaucoup de circonstances elle peut être un devoir. Loin de gêner les adversaires, elle a cet avantage au contraire d’établir d’une façon nette et précise le caractère de la lutte.

Est-ce que ce n’est pas la candidature officielle qui a servi à rendre manifeste la défaite du gouvernement personnel ?

Si ceux qui réclament la liberté électorale, au lieu de poursuivre le moyen d’assurer leur élection et celle de leurs amis, poursuivaient vraiment le moyen d’assurer l’indépendance et l’influence légitime des électeurs, ils devraient avant tout se préoccuper d’établir des relations étroites et directes entre les mandants et les mandataires.

Mais, au contraire, ils veulent par l’établissement du scrutin de liste rompre tout lien entre les députés et leurs électeurs[4], et ils repoussent de toutes leurs forces, frappent de tous leurs anathèmes le mandat impératif.

Le mandat impératif serait le seul moyen cependant de réaliser dans une certaine mesure la liberté par le système représentatif. Il ne s’agirait que de trouver un procédé électoral d’après lequel le représentant soit bien le mandataire de tous ses électeurs et soit avec eux en rapports assez directs pour qu’il n’y ait pas à craindre qu’une minorité veuille lui imposer ses volontés.

C’est ce dont se sont préoccupés tous ceux qui ont vraiment recherché la garantie de la liberté dans le fonctionnement du gouvernement représentatif, et c’est à cette préoccupation que répond la grave question de la représentation des minorités, reconnue par tous les esprits judicieux et de bonne foi, comme la condition essentielle sans laquelle le gouvernement représentatif n’existe pas dans des conditions de sincérité.

La question a été posée avec une grande netteté par l’un des publicistes les plus éminents de l’Angleterre contemporaine, M. Stuart Mill, qui a consacré au Gouvernement représentatif un de ses plus importants ouvrages :

« Dans une démocratie réellement égale, dit-il, tout parti, quel qu’il soit, serait représenté dans une proportion non pas supérieure, mais identique à ce qu’il est. Une majorité d’électeurs devrait toujours avoir une majorité de représentants ; mais une minorité d’électeurs devrait toujours avoir une minorité de représentants. Homme pour homme, la minorité devrait être représentée aussi complètement que la majorité.

« Sans cela, il n’y a pas d’égalité dans le gouvernement, mais bien inégalité et privilège ; une partie du peuple gouverne le reste : il y a une portion à qui l’on refuse la part d’influence qui lui revient de droit dans la représentation, et cela contre toute justice sociale et surtout contre le principe de la démocratie qui proclame l’égalité comme étant sa racine même et son fondement. »

Ces principes entraînent pour conséquence nécessaire le mandat impératif.

Pour que le parti qui l’a élu soit réellement représenté, il importe que le représentant soit l’interprète le plus fidèle possible des sentiments et des opinions de ses commettants.

Cela est si essentiel que dans les circonstances graves les électeurs doivent rédiger des instructions écrites qui expriment d’une façon nette et formelle leur volonté. Tels furent les cahiers des États-Généraux de 1789, et si les États-Généraux furent si forts qu’ils parvinrent à se transformer en Assemblée constituante et à imposer un changement politique radical, c’était précisément parce que leurs membres s’appuyaient sur le mandat impératif de leurs commettants.

La répudiation du mandat impératif est la négation la plus impudente de la liberté politique, en même temps que c’est le renversement des notions les plus élémentaires du bon sens et du droit. D’une part, la délégation faite par le peuple de la souveraineté dont il est investi, ne peut être considérée comme une aliénation de cette souveraineté. Le peuple nomme des représentants et il ne consent pas à se donner des maîtres.

Les pouvoirs de ses représentants doivent donc être expressément limités et entraîner, pour ceux qui en sont investis, une responsabilité effective.

Entre les électeurs et l’élu intervient un contrat dont le caractère est suffisamment spécifié par l’expression de mandat qui l’exprime.

Tout mandat est impératif.

La prétention d’un mandataire de ne relever que de sa conscience est inadmissible, et ne serait pas soutenable en toute autre matière qu’en matière politique.

Tout mandataire doit à ses mandants un compte exact et rigoureux de l’exécution de son mandat : c’est un principe élémentaire.

En droit civil, ce serait chose monstrueuse que le mandant eût moins d’autorité que le mandataire. En politique, le mandataire devient juge et arbitre souverain des intérêts de ses commettants.

Quant à la durée du mandat, révocable à volonté en droit civil, elle est, en politique, indépendante de la volonté de l’électeur.

Un tel système est le renversement de toutes les notions du droit. Mais le gouvernement représentatif, si perfectionné et tempéré qu’on veuille le supposer par la représentation équitable des minorités, repose toujours sur le sacrifice nécessaire des minorités aux majorités.

C’est là son vice essentiel, et ce vice est absolument irrémédiable.

Voilà pourquoi, quel que puisse être d’ailleurs son mérite, il ne saurait avoir rien de commun avec la liberté.

Il importe, au contraire, de constituer la liberté en dehors de lui, afin qu’elle puisse nous fournir contre ses inconvénients et ses abus inévitables des garanties efficaces et sérieuses.

La grande question pour nos hommes politiques qui aspirent à devenir nos gouvernants, c’est la question du pouvoir constituant.

Mais la grande question pour nous, les gouvernés, c’est la question de l’établissement de la liberté.

Et ce sont là deux questions qu’il importe de ne pas confondre.



  1. « La nature, » disait Mirabeau, « est une parfaite législatrice, ou plutôt elle est la seule… Loin de rechercher et de développer cette loi naturelle, aussi essentiellement existante que le soleil qui nous éclaire et qui féconde le globe que nous habitons, les législateurs, semblables à ces hommes qui adoraient les ouvrages de leurs mains, ont osé croire qu’il était en leur pouvoir de créer des lois pour l’homme. Que, n’entreprenaient-ils aussi de reculer ou d’avancer à leur gré les saisons ? »

    Un des esprits les plus distingués de ce siècle, Charles Comte, — qu’il ne faut pas confondre avec l’illustre auteur de la philosophie positive, Auguste Comte, — a consacré tout un savant ouvrage à développer cette pensée si profonde de Mirabeau. Charles Comte dans son Traité des législations établit que tous les procédés employés jusqu’ici pour rédiger les lois sont plus ou moins défectueux, parce qu’ils reposent tous nécessairement sur un arbitraire plus ou moins dissimulé ou tempéré. Il faut renoncer à faire les lois, il faut travailler à les découvrir ; c’est-à-dire il faut rechercher la loi naturelle.

  2. Solution du problème social. Tome VI des Œuvres complètes, édit. de la Librairie Internationale.
  3. Dans la séance du Corps législatif, du 9 mars dernier, M. Émile Ollivier, discutant avec M. Jules Favre, disait : « Qu’est ce que la liberté ? en quoi consiste-t-elle ? Je répondrai en citant à mon éminent collègue une autorité qu’il invoque souvent, celle de Montesquieu, qui a dit : La liberté, c’est le droit de faire ce que les lois permettent. »

    À quoi M. Jules Favre répliquait : « Quel que soit le respect que m’inspire le grand nom sous l’autorité duquel M. le garde des sceaux a placé ses dernières paroles, il m’est impossible d’accepter cette définition sans restriction et sans commentaire. La liberté est le droit de faire ce que la loi permet, à condition que la loi émane d’une liberté complète, à condition qu’à raison même de la constitution des pouvoirs, la loi ne soit pas exposée à favoriser l’iniquité ou l’oppression. »

    On voit que c’est bien là que gît le nœud de la question. Pour M. Jules Favre, comme pour tous les libéraux et pour la plupart des démocrates, la question de la liberté n’est pas autre chose que la question de la constitution des pouvoirs. C’est l’erreur essentielle que, suivant nous, il s’agit de réfuter.

  4. On sait qu’une des principales réformes que réclament les députés de la gauche, dans le projet de loi électorale longuement et soigneusement élaboré par MM. Gambetta et Jules Ferry, c’est le rétablissement du scrutin de liste. L’intention principale qui anime, en cela, les auteurs du projet, est de soustraire les députés à l’influence directe des électeurs, au mandat impératif, réprouvé formellement comme on sait par tous les députés de la gauche. Cette intention est expressément avouée par un de leurs amis, candidat aux dernières élections de Paris, M. Henri Brisson, qui écrivait dans l’Avenir National, pour justifier le rétablissement du scrutin de liste : « Le principe du député unique par circonscription ne se peut justifier que par l’intention de créer entre l’électeur et l’élu des relations directes et très étroites…  » Oui, les plus étroites possible ! C’est là le nœud du dissentiment entre le parti libéral et le parti socialiste. Voilà pourquoi le point était utile à bien préciser.