Chez Cazals & Ferrand, Libraires (p. 51-52).
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CONTE.


Un de ces jours Dame Boulbéne,
Pour certain beſoin qu’elle avoit,
Envoya Jeanne à la Fontaine ;
Elle y courut, cela preſſoit,
Mais en courant, la pauvre créature
Eut une fâcheuſe avanture ;
Un malheureux caillou qu’elle n’apperçut pas
Vint ſe rencontrer ſur ſes pas.
À ce caillou Jeanne trébuche,
Tombe enfin & caſſe ſa cruche :
Mieux eût valu cent fois s’être caſſé le cou.

Caſſer une cruche ſi belle,
Que faire ! Que deviendra-t’elle ?
Pour en avoir une autre, elle n’a pas un fou.
Quel bruit va faire ſa maîtreſſe
De ſa nature très-diableſſe ?
Comment éviter ſon courroux ?
Quel emportement ! que de coups !
Oſerai-je jamais me r’offrir à ſa vue ?
Non, non, dit-elle, enfin il faut que je me tue,
Tuons-nous. Par bonheur un voiſin près de là,

Accourut entendant cela ;
Et pour conſoler l’affligée
Lui chercha les raiſons les meilleures qu’il put ;
Mais tout bon orateur qu’il fut
Elle n’en fut point ſoulagée ;
Et la belle toujours s’arrachant les cheveux
Faiſoit couler deux ruiſſeaux de ſes yeux,
Enfin vouloir mourir, la choſe étoit conclue.
Hé bien veux-tu que je te tue,
Lui dit-il ? volontiers. Lui ſans autre façon
Vous la jette ſur le gazon,
Obéit à ce qu’elle ordonne.
À la tuer des mieux apprête ſes efforts,
Leve ſa juppe, & puis lui donne
D’un poignard à travers le corps.
On a grande raiſon de dire
Que pour les malheureux la mort a ſes plaiſirs ;
Jeanne roule les yeux, ſe pâme, enfin expire,
Mais après les derniers ſoupirs
Elle remercia le ſire.
Ho ! le brave homme que voilà ;
Grand merci, Jean, je ſuis la plus humble des vôtres ;
Les tuez-vous comme cela ?
Vraiment j’en caſſerai bien d’autres.