Le Parnasse contemporain/1869/Les Pigeons de Saint-Marc

Le Parnasse contemporainAlphonse Lemerre [Slatkine Reprints]II. 1869-1871 (p. 268-270).
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LES PIGEONS DE SAINT-MARC


Venise, 1865.


Sur le blanc parvis où Venise
Vit Barberousse le païen
Baiser de sa lèvre soumise
Le pied nu d’un moine italien,

Aujourd’hui rendez-vous des filles,
Des portefaix, des désœuvrés,
Des soldats pâles, sans familles,
Qui fument, dans un coin serrés,

Comme aux jours de la gloire antique,
Quand midi sonne, & qu’ils ont faim,
Les pigeons de la République
Descendent becqueter leur grain.

Gras, luisants, dans leur robe bleue,
Comme des reliques d’autels,

Ces mendiants traînent la queue
Avec un orgueil d’Immortels.

Ils mangent ! Des palais splendides
Sont là pour abriter leurs nids.
Que leur importe s’ils sont vides,
Et si les maîtres sont bannis !

Ils mangent ! Nul joug ne leur pèse :
Dans les becs de l’aigle sanglant
Un pigeon sensé couve à l’aise
Comme aux pieds du lion volant.

Des gens du Nord, des gens d’Afrique
Font cercle autour du vil repas ;
Une lady mélancolique
Soupire, & les suit pas à pas.

Les maigres catins qu’on transplante
Pour réchauffer leurs cœurs flétris
Tombent en pose roucoulante
En les voyant si bien nourris.

Seul, le gondolier, mâle & rude,
Croise à l’écart ses larges bras ;
Le ciel lourd de la servitude
L’écrase ; il les maudit tout bas :

« Ouvrez donc, ouvrez donc ces ailes
Qui se gonflent dans l’air léger,

O parasites infidèles,
Lâches valets de l’étranger !

Avez-vous peur des grands espaces
Où flambe le soleil d’été ?
Craignez-vous les moissons moins grasses
Sous le soc de la Liberté ?

La vergogne monte au visage,
Si ceux qu’un soir peut délivrer
Viennent mendier l’esclavage,
Et s’il ne reste, pour pleurer

Sur cette déplorable terre,
Sans armes, sans pain, sans échos,
Que les fils nus de la Misère,
Cloués par elle à leurs cachots ! »