Le Parnasse contemporain/1869/L’Ébauche
L’ÉBAUCHE
(Sur une statue inachevée de Michel-Ange.)
Comme un agonisant caché, les lèvres blanches,
Sous les draps en sueur dont ses bras & ses hanches
Soulèvent par endroits les grands plis distendus,
Au fond du bloc, taillé brusquement comme un arbre,
On devine, râlant sous le manteau de marbre,
Le géant qu’il écrase, & ses membres tordus.
Impuissance ou dégoût ! Le ciseau du vieux maître
N’a pas, à son captif, donné le temps de naître,
A l’âme impatiente il a nié son corps ;
Et, depuis trois cents ans, l’informe créature,
Nuits & jours, pour briser son enveloppe obscure,
Du coude & du genou fait d’horribles efforts.
Sous le grand ciel brûlant, près des noirs térébinthes,
Dans les fraîches villas & les coupoles peintes,
L’appellent, sur leurs socs, ses aînés glorieux !
Comme un jardin fermé dont la senteur l’enivre
Le maudit voit la vie, il s’élance, il veut vivre…
Arrière ! Où sont tes pieds pour t’en aller vers eux ?
Va, je plains, je comprends, je connais ta torture.
Nul ouvrier n’est rude autant que la Nature ;
Nul sculpteur ne la vaut, en ses jeux souverains,
Pour encombrer le sol d’inutiles ébauches
Qu’on voit se démener, lourdes, plates & gauches,
Dans leurs destins manqués qui leur brisent les reins.
Elle aussi, dès l’aurore, elle chante & se lève
Pour pétrir au soleil les formes de son rêve,
Avec ses bras vaillants, dans l’argile des morts ;
Puis, tout d’un coup, lâchant sa besogne, en colère,
Pêle-mêle, en un coin, les jette à la poussière,
Avec des moitiés d’âme & des moitiés de corps.
Nul ne les comptera, ces victimes étranges,
Risibles avortons trébuchant dans leurs langes,
Qui tâtent le vent chaud de leurs yeux endormis,
Monstres mal copiés sur de trop beaux modèles
Qui, de leur cœur fragile & de leurs membres grêles,
S’efforcent au bonheur qu’on leur avait promis !
Vastes foules d’humains flagellés par les fièvres !
Ceux-là, tous les fruits mûrs leur échappent des lèvres !
La marâtre brutale en finit-elle un seul ?
Non. Chez tous le désir est plus grand que la force.
Comme l’arbre au printemps veut briser son écorce,
Chacun, pour en jaillir, s’agite en son linceul.
Qu’en dis-tu, lamentable & sublime statue ?
Ta rage, à ce combat, doit-elle être abattue ?
As-tu soif, à la fin, de ce muet néant
Où nous dormions si bien dans les roches inertes
Avant qu’on nous montrât les portes entr’ouvertes
De l’ironique Éden qu’un glaive nous défend ?
Oui ! nous sommes bien pris dans la matière infâme :
Je n’allongerai pas les chaînes de mon âme,
Tu ne sortiras pas de ton cachot épais.
Quand l’artiste, homme ou Dieu, lassé de sa pensée,
Abandonne au hasard une œuvre commencée,
Son bras indifférent n’y retourne jamais.
Pour nous, le mieux serait d’attendre & de nous taire
Dans le moule borné qu’il lui plut de nous faire,
Sans force & sans beauté, sans parole & sans yeux.
Mais non ! Le résigné ressemble trop au lâche,
Et tous deux vers le ciel nous crîrons sans relâche,
Réclamant Michel-Ange & maudissant les Dieux !