Le Parnasse contemporain/1866/L’Enfant Kriçhna

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Le Parnasse contemporainAlphonse Lemerre [Slatkine Reprints]I. 1866 (p. 56-58).


L’ENFANT KRIÇHNA


Çûrya fait resplendir et fumer les rivages.
Avec les jeunes paons et les chèvres sauvages,
Se joue au bord de l’eau Kriçhna, l’enfant divin.

Là-bas, roulant son ombre aux pentes du ravin,
Dans une brume vague où l’aspect se déforme,
L’escarpement confus d’une montagne énorme
Porte le Bhandîra qui semble une forêt ;
Et le mont si hautain se dresse qu’il pourrait,
Faîte rocheux, verdi d’açokas et d’yeuses.
Voir la Gangâ rouler ses eaux mélodieuses
A travers les cheveux effrayants de Çiva !

Kriçhna, l’enfant divin, le long des berges, va
Plein d’aise. La liane et la brise au passage
Caressent le lotus sombre de son visage
Épanoui. Pieds nus sur les galets luisants,
Il court avec le souffle et l’onde. Il a six ans.
Il court. Pleines de fleurs, ses mains sont des corbeilles.

Il jase avec le flot profond et les abeilles.
Sa nourrice le suit et dit souvent : « Kriçhna,
Prends garde ! » Mais l’enfant rase le bord et n’a
Point souci de la voix grondeuse qui s’effraie.

Or, près de l’eau, teignant de sang la verte haie,
Les fruits ronds d’un vimba sauvage, par milliers,
Rougissent. On pourrait croire que des colliers
De corail, au milieu des madhavîs écloses.
Ont dénoué leurs fils et semé leurs grains roses.
Sous les feuilles du blanc jasmin qui la voila
Kriçhna ne cherche plus l’abeille. Le voilà
Mordant la chair, buvant le sang des graines mûres.
Et les roux écureuils, enfuis sous les ramures,
Jaloux, songent : « Quand donc en aura-t-il assez ? »

— Fils de mon maître, dit la nourrice, laissez
Cet arbre.

Cet arbre. Mais le fils de Vaçû continue
Son repas. Une branche est déjà toute nue
Et reflète dans l’eau son squelette épineux.

— Les vimbas, quelquefois, ont des fruits vénéneux,
Mon cher seigneur !

Mon cher seigneur ! Kriçhna dépouille une autre branche.

— Dans la jatte d’ivoire où votre soif s’étanche.
Je verserai le miel odorant du mangou !

Kriçhna rit. Les deux pieds dans le fleuve, le cou
Dans les ronces, il mange et nargue le reproche
Et rit.

Et rit. La femme alors, en colère, s’approche.

Le saisit, et : « Quittez cet arbre ! Je le veux ! »
Lui dit-elle.

Lui dit-elle. Kriçhna ne rit plus. Des cheveux
Farouches, sur son front où s’allume le signe
Du Soleil, imprévus, se dressent ! Il trépigne.
L’œil noir de sang, le sein renflé, les bras tordus,
Il ouvre, toute rose encor des fruits mordus,
Sa bouche, et la nourrice, avec un cri, recule,
Car, dans la profondeur rouge d’un crépuscule
Plein d’astres et d’éclairs qui remplit le dedans
De la bouche, au delà des quatre-vingt-dix dents,
Elle a vu, sombre choc de monts, de ciels et d’ondes,
Passer la vision terrible des trois Mondes !