Le Parnasse contemporain/1866/Kamadéva

Le Parnasse contemporainAlphonse Lemerre [Slatkine Reprints]I. 1866 (p. 58-64).


KAMADÉVA


Vent, flèche, oiseau, tu passes
A travers les espaces
Où le jour s’alluma,
Brillant Kâma !

L’ombre diminuée
Voit flotter la nuée
De tes parfums ravis
Aux madhavîs.

Ton étendard circule
Parmi le crépuscule
Et dans son blanc frisson
Porte un poisson.


A ta cheville teinte
De laque, un anneau tinte,
Imitant, pur métal,
Le son du tal.

Sur ton dos d’émeraude,
Vibre un carquois où rôde
L’haleine des cinq fleurs,
Mères des pleurs.

Ces flèches toujours sûres
Méditent des blessures
Que nul, ô fier Çmara,
N’évitera,

Et ton bras vert balance,
Comme Kâla sa lance
Et Rûdra son trident,
Un arc strident !

Tout s’effare et s’éveille :
Une flamme, ô merveille !
Pénètre les Açwins,
Frères divins.

Battant l’air de la queue,
Dans la lumière bleue
Les vaches ont des bonds
Plus vagabonds.

L’Himâlaya tressaille ;
Du chêne à la broussaille
Circule un feu secret
Dans la forêt.


Sous l’âmra qui distille
Une liqueur subtile
Et descend vers le sol
En parasol,

La branche refleurie
Du manguier se marie
Aux rameaux délicats
Du malicâs,

Et, mourante femelle,
Aspirant l’air que mêle
Aux senteurs du matin
L’époux lointain,

L’onduleuse antilope
Rampe et se développe
En un long bâillement
D’énervement.

Pris de chaudes démences,
Les éléphants immenses
S’emportent à travers
Les rotangs verts.

Bleus Tîrthas, mers sauvages,
Qu’ils sont loin, vos rivages
Sans cesse caressés
De flots glacés !

Le vent âpre des flèches
Gerce les trompes sèches
Et fait claquer la peau
Du noir troupeau.


Sur les collines chères
A Kriçhna, les vachères
Baisent éperdument
L’auguste amant.

Seins dressés, cuisses nues,
Elles jettent aux nues,
A la cime, au ravin,
Ce chant divin :

« Ananga, dieu vorace
Qui mords au cœur la race
Des antiques Manûs,
Déchire-nous !

» Tes flèches parfumées
Dispersent les armées
Des héros qu’engendra
L’astre Tchandra !

» Tu corromps, ô Dieu jeune,
L’austérité du jeûne
Par où les Maharçhis
Sont affranchis !

» Les vierges qu’ont surprises
Tes chaleureuses brises
Défaillent dans tes bras
Des vils Çûdras ;

» Comme de belles tentes
Sous le vent palpitantes
S’enflent leurs jeunes seins
De perles ceints ;


» Et, l’œil clos d’une larme,
Les épouses qu’alarme
Un rêve hasardeux,
Vont, deux à deux,

» Vers le bassin de marbre
Endormi sous un arbre
Où les aras siffleurs
Mordent les fleurs,

» Et deux à deux couchées,
Pâles, sur des jonchées
De roses kadambas,
Se parlent bas ! »

Ainsi chante la foule
Des vachères qui foule
Et ravit de ses jeux
Les pics neigeux.

A leurs voix, sous l’austère
Figuier, le Solitaire
Sent revivre son cœur
Et dit : « Vainqueur

« Des Rackçhaças immondes,
» Hari, dieu des trois Mondes,
» Confonds les attentats
» Des noirs Bhûtas ! »

Mais en vain. Kâma verse
Une langueur perverse
Dans le sein palpitant
Du pénitent,


Et toujours, sur le livre
Auguste qui délivre,
L’image passera
D’une Apçara

Demi-nue, en délire,
Ouvrant, noir de collyre,
Le lotus de ses yeux
Fallacieux,

Et, selon la cadence
De l’onduleuse danse
Qui fait tinter sans fin
L’anneau d’or fin,

Montrant sa gorge blonde
Ou la cachant sous l’onde
De ses cheveux épars
De toutes parts !

Cependant, vers le faîte
A la splendeur parfaite,
Çmara suit son chemin,
L’arc à la main !

Dans la pure lumière
Où la Cause première
Revêt le flamboiement
Du diamant,

Parmi des harmonies
Où les voix sont unies
Des cygnes aux beaux cous
Et des coucous,


L’arc sans miséricorde
Fait crépiter sa corde
Pareille au frisson clair
D’un prompt éclair,

Et Lakçhmî que décore
Le pur éclat encore
De la vague de lait
Qui la roulait,

Cédant à la mollesse
De son désir, se laisse
Tomber sur le genou
Du noir Wiçhnû,

Et des pleurs de délice
Mouillent le bleu calice
De son œil immortel
Ceint de bétel !


CATULLE MENDÈS.