Le Parlement et le Budget

LE
PARLEMENT ET LE BUDGET

L’opinion publique se montre sérieusement émue de la situation de nos finances, et les manifestations de son inquiétude ont été assez nombreuses et assez explicites pour arracher nos représentans aux illusions d’un optimisme systématique. C’était, naguère, à qui soumettrait au parlement les plans les plus vastes, les projets les plus dispendieux : on faisait un titre d’honneur à la république des centaines de millions que l’on dépensait sans urgence et souvent sans utilité. Aujourd’hui, il n’est plus question que d’économies, et la nécessité de rétablir l’équilibre du budget est dans toutes les bouches. Rétablir cet équilibre sera une tâche malaisée : il y faudra des efforts plus sincères, plus énergiques et plus soutenus que ceux qu’on a tentés jusqu’ici ; mais ce résultat même ne suffirait pas à rassurer complètement l’opinion publique. La confiance dans le régime actuel est ébranlée : ce fait n’est pas contestable en présence des aveux qui sont échappés, depuis quelques mois, à la plupart des journaux républicains. Un écrivain de mérite, dont les opinions ne sauraient être suspectes, et dont la sincérité égale la pénétration, M. Henry Maret, a reconnu, à plusieurs reprises, que les préoccupations financières ne sont pas l’unique cause du malaise qu’on signale dans toute l’étendue du pays, que les appréhensions portent au-delà des embarras budgétaires, et qu’on se demande si l’on peut attendre pour l’avenir de meilleurs résultats que ceux du passé. M. Maret ne semble pas douter qu’on ne s’en prenne au régime actuel de la progression constante des charges publiques et du désarroi de nos finances. Dans une autre nuance du parti républicain, le Journal des Débats écrivait tout récemment : « Dans les couches profondes du pays, on commence à percevoir quelque chose qui ne ressemble guère à la politique des comités et des politiciens. C’est un sourd malaise, une inquiétude croissante, une impatience singulière des vaines querelles et des agitations stériles, un impérieux besoin de stabilité et de repos. Malheur au parti, malheur au gouvernement qui ne comprendra pas ce besoin et qui ne lui donnera pas satisfaction ! »

Ce malaise général que l’on s’accorde à constater est encore mal défini. Le public est inquiet, mais il ne sait où chercher la fin de ses inquiétudes : il a le vague sentiment que quelques-uns des rouages du gouvernement fonctionnent mal, mais il ne voit point encore comment y porter remède. Inquiétude et malaise nous semblent justifiés. Arriverait-on, pour un an ou deux, à ramener dans le budget, non-seulement les apparences, mais la réalité de l’équilibre ; on aurait seulement enrayé le mal ; il ne tarderait pas à reparaître, parce que la cause en subsisterait toujours. Cette cause réside, en effet, dans nos institutions, ou plutôt dans la façon dont celles-ci sont dénaturées dans la pratique. Elles étaient loin d’être parfaites, et on ne les a pas améliorées par les changemens qu’on y a apportés ; mais telles qu’elles étaient sorties des délibérations de l’assemblée nationale, elles satisfaisaient aux conditions essentielles d’un bon gouvernement ; seulement il aurait fallu qu’elles fussent appliquées avec sincérité et dans l’esprit dans lequel elles avaient été conçues.

Œuvre d’hommes incontestablement libéraux, et résultat de transactions loyales, la constitution actuelle avait eu pour objet d’établir en France, sous la forme républicaine, le régime représentatif avec ses tempéramens et ses contrepoids. C’est l’existence même de ces contrepoids qui fournit des armes contre elle aux héritiers de la tradition jacobine. Ceux-ci la qualifient de constitution monarchique, parce qu’elle a établi l’indépendance du pouvoir exécutif en face du pouvoir législatif, tandis qu’eux-mêmes ne veulent reconnaître de droits qu’à une assemblée élective unique, et prétendent concentrer dans cette assemblée tous les pouvoirs. Il y a ici incompatibilité absolue de doctrines, car il est de l’essence même du régime représentatif que le gouvernement, quel qu’en soit le titre et quelle qu’en soit l’origine, gouverne, et que les représentans du pays contrôlent son action, suivant la vieille maxime de nos pères, qu’agir est d’un seul et que le conseil est de plusieurs.

Remarquez que les droits de la nation ne sont pas ici en question. Nul ne saurait songer à contester que le vote de l’impôt n’appartienne exclusivement aux représentans du pays, et que ceux-ci aient le droit de contrôler l’emploi des fonds ainsi mis à la disposition du gouvernement et dont il doit compte. De l’exercice de ce contrôle résulte naturellement et légitimement une influence prépondérante sur la conduite des affaires et la politique du gouvernement : la volonté du pays doit être respectée et obéie. Mais si le contrôle est exercé de façon à aboutir à l’assujettissement complet du gouvernement ; si celui-ci, dont la mission est de prévoir, de préparer l’avenir et d’agir, est dépouillé de toute initiative et de toute liberté d’action ; s’il est réduit à l’état d’instrument passif des mobiles volontés d’une assemblée versatile, généralement ignorante et toujours irresponsable, vous n’avez plus que la perversion du régime représentatif ; vous avez ce qu’on appelle le régime parlementaire, c’est-à-dire le régime déguisé et à peine atténué de la Convention. Il n’y a point ici de principe engagé : les droits de la nation sont inaliénables et imprescriptibles : il s’agit seulement de savoir de quelle façon ces droits peuvent et doivent s’exercer. Il s’agit de déterminer quel est le rôle du gouvernement et dans quelles limites le chef du pouvoir exécutif et ses ministres peuvent se mouvoir.

Il y a des gens qui se croient fort libéraux et qui se considèrent comme les véritables défenseurs des droits du pays, parce qu’ils exagèrent les pouvoirs des assemblées et qu’ils refusent de donner un chef effectif au gouvernement. Ils ne s’aperçoivent point, mais l’expérience a montré qu’en réalité ils dépouillent la nation de tous ses droits au profit d’une collectivité irresponsable, parce que son action est toujours anonyme. Ceux qui ne vont point jusqu’à supprimer le pouvoir exécutif, et se bornent à lui refuser toute prérogative sérieuse, ne méconnaissent point qu’ils le mettent absolument à la merci des assemblées ; mais ils croient parer suffisamment à cet inconvénient en accordant au chef du pouvoir exécutif l’irresponsabilité comme compensation de son impuissance et de son inaction volontaire. Cette irresponsabilité que rien ne protège et ne garantit n’est qu’une vaine fiction. Une responsabilité morale s’impose à quiconque a la réalité ou les apparences du pouvoir ; et l’histoire de notre temps fait assez voir avec quelle facilité cette responsabilité devient effective, en dépit de toutes les constitutions.

Cette question des droits respectifs et des rapports du pouvoir exécutif et des chambres est une vieille querelle. Elle a été débattue avec autant de vivacité sous la monarchie de Juillet que sous la république. Il me souvient que lorsque S. A. R. le duc d’Aumale fut nommé gouverneur-général de l’Algérie, le Constitutionnel, dont j’étais déjà l’un des principaux rédacteurs, critiqua cette nomination, sous l’inspiration de M. Thiers, qui la jugeait contraire à l’esprit de la charte. Il estimait qu’elle découvrait trop, comme on disait alors, la personne du souverain, auquel on ne manquerait pas de faire remonter la responsabilité des actes d’un fonctionnaire qui lui tenait d’aussi près. Je rompis, à cette occasion, quelques lances contre M. Cuvillier-Fleury et M. Alloury, mais avec des tempéramens et dans une mesure qui ne satisfirent point M. Thiers. Je passai donc la plume à M. Duvergier de Hauranne, esprit ardent et à outrance, qui développa dans toute sa rigueur la célèbre doctrine que le roi régnait et ne gouvernait pas. M. de Sacy, jusque-là silencieux, intervint alors dans cette polémique retentissante, et en d’admirables articles, pleins de bon sens, de logique et de fine ironie, il demanda de quel bénéfice il pouvait être pour une nation d’avoir à la tête de son gouvernement un homme sage, éclairé, expérimenté et prudent, s’il était interdit à celui-ci de faire aucun usage de ces dons précieux ? Quant au roi Louis-Philippe, il se contenta de dire avec une malicieuse bonhomie : « Ne croyez pas que M. Thiers soit aussi ennemi qu’il le paraît du gouvernement personnel, seulement il n’aime que le sien. » La suite a fait voir combien cette observation du vieux monarque était fondée.

Quel souverain a justifié mieux que Léopold Ier l’argumentation de M. de Sacy ? Les Belges, nation jalouse de ses libertés, mais calme et avisée, n’ont jamais songé à affaiblir et à contester les prérogatives dont leur constitution a investi le pouvoir exécutif, et ils n’ont pas eu à le regretter pour la prospérité de leur pays. Ils ont, au contraire et à juste titre, tiré vanité de la position éminente que leur souverain, malgré le peu d’étendue de ses états, avait acquise en Europe par sa sagesse et par l’habileté de son administration. Des publications récentes ont fait connaître, longtemps après les événemens, la part considérable, mais discrète, que la reine Victoria et son époux avaient prise, de tout temps, à la direction de la politique britannique. Si l’on en juge par la célébration du cinquantenaire de la reine, il ne paraît pas que ces révélations aient affaibli le respect et l’affection des Anglais pour leur souveraine. Pendant ce temps, la France a renchéri encore sur la doctrine de M. Thiers. Celui-ci se contentait de demander au pouvoir exécutif, quand il ne l’exerçait pas lui-même, de demeurer inactif : M. Grévy a voulu en réaliser la suppression. Fidèle à l’esprit du célèbre amendement par lequel il avait proposé de remettre à la chambre la nomination directe des ministres et l’exécution des lois, M. Grévy a voulu présider comme si la présidence n’existait pas, et mettre ainsi en pratique, autant que cela dépendait de lui, la théorie qu’il avait professée ; mais en se renfermant dans ce rôle purement contemplatif, il n’a abouti, par une ironie du sort, qu’à se réfuter lui-même. Cette abstention systématique, en effet, a permis de constater combien de mesures regrettables ou dangereuses auraient pu être arrêtées ou atténuées par le simple usage des prérogatives inscrites dans la constitution. Si le président a rencontré, une fois, l’approbation de l’opinion publique, et a rendu service au pays, c’est le jour où, se départant de sa doctrine, il a usé de son influence pour écarter du gouvernement un général turbulent, dont la présence dans le cabinet pouvait devenir le prétexte des complications internationales.

À aller au fond des choses, cette paralysie volontaire du pouvoir exécutif a été le point de départ de la fâcheuse situation où se trouvent nos affaires. Privés de l’appui qu’ils auraient dû trouver dans le prestige personnel et dans l’autorité du président, et abandonnés à eux-mêmes, les ministres ont été irrésistiblement amenés à abdiquer entre les mains des chambres, ou plutôt d’une seule chambre, car le sénat, voyant qu’on ne tenait aucun compte de ses opinions et que toute dissidence avec la chambre provoquait une pression énergique sur ses votes, s’est peu à peu résigné au rôle de simple bureau d’enregistrement. En dépit de la constitution, méconnue et faussée, nous assistons au gouvernement direct du pays par une assemblée : nous avons donc le régime parlementaire dans toute sa beauté, et nous en pouvons apprécier les résultats. Toutes choses sont décidées par la volonté unique d’une majorité mobile en ses idées et variable dans sa composition ; et cette majorité n’est elle-même que l’instrument d’un homme qui, pour un temps et quelquefois pour un seul jour, s’empare de son esprit et dicte ses résolutions. Les déterminations les plus graves peuvent être le résultat d’une surprise ou d’un vote irréfléchi.

La première conséquence de ce régime est l’impossibilité pour une nation d’avoir une politique extérieure. Séduit par quelques prévenances du prince de Galles et du roi de Grèce, M. Gambetta a ruiné notre influence à Constantinople au profit de l’Allemagne, lorsqu’il a mis le crédit et l’action diplomatique de la France au service des revendications helléniques. M. Clemenceau nous a fait perdre irrévocablement la situation privilégiée que nous avions en Égypte, lorsqu’il a renversé M. de Freycinet en faisant refuser le crédit destiné à nous permettre d’agir contre Arabi concurremment avec l’Angleterre. M. Challemel-Lacour, en considérant la Chine « comme une quantité négligeable, » et en assumant sur lui de désavouer M. Bourée et de repousser un traité qu’on a été trop heureux de reprendre plus tard, nous a mis sur les bras une guerre meurtrière et onéreuse. À l’intérieur, les inconvéniens n’ont pas été moindres. Quelle œuvre exigeait plus de maturité, plus d’esprit de suite et plus de discrétion que la réorganisation de notre armée et la reconstitution de notre matériel de guerre ? La chambre a voulu tout savoir et tout conduire : on a crié sur les toits ce qu’on avait le plus grand intérêt à taire. Qui pourrait calculer les millions dépensés en pure perte par suite des remaniemens et des changemens de systèmes, conséquences inévitables des changemens de personnes, provoqués par les compétitions des groupes parlementaires ? Toutes les administrations publiques ont été successivement désorganisées sous la pression des exigences parlementaires, tantôt pour éliminer des fonctionnaires qui avaient encouru le déplaisir d’un député, tantôt pour faire place à quelqu’un de ses parens ou de ses protégés. Il semble même que ces empiètemens du pouvoir législatif sur le domaine de l’administration soient un vice inhérent à la domination des assemblées, car un homme d’état éminent, un des fondateurs de la liberté italienne, Marco Minghetti, n’a cessé de le signaler aux législateurs de son pays comme un grave danger. Dans une réunion tenue à Naples le 8 octobre 1880, il s’était élevé avec force contre l’abus des influences parlementaires, stigmatisant en termes très vifs l’immixtion des députés dans les affaires administratives et leur intervention dans la nomination des fonctionnaires. La chambre des députés prit fort mal cette critique ; on accusa l’ancien ministre de manquer de respect envers les pouvoirs publics, et quelques esprits s’échauffèrent jusqu’à parler d’un vote de censure. Cet incident conduisit M. Minghetti à écrire son dernier ouvrage, son livre sur l’ingérence parlementaire dans les administrations civiles, et il a pu voir avant de mourir le triomphe de ses idées sur cette matière, car le gouvernement italien, soutenu par l’opinion publique, a fait voter des lois qui, en déterminant la situation des fonctionnaires et les conditions de leur nomination et de leur avancement, ont opposé une barrière au mal signalé par l’éminent écrivain.

Si ce mal avait pu prendre en Italie, sous un régime constitutionnel fonctionnant régulièrement, assez d’extension pour alarmer des hommes d’état patriotes, à quel point n’est-il pas arrivé en France, où aucun obstacle n’arrête la prépotence parlementaire ? Toutes les barrières tombent, tous les règlemens fléchissent devant les exigences des députés : malheur au ministre qui aurait la pensée de résister ! Un des derniers ministres des finances essayait, un jour, de défendre son personnel en demandant qu’on lui indiquât au moins des candidats qui ne fussent pas absolument incompétens : « Lorsque des candidats se présentent en foule pour les places de juges de paix, s’écriait un avocat fougueux de l’épuration, est-il admissible qu’il ne s’en trouve pas pour les places de finance, qui sont payées deux ou trois fois plus ? » Aussi la majorité parlementaire fit créer un sous-secrétariat des finances et fit élever à ce poste un des siens, tout exprès afin de mettre la main sur ces emplois fructueux, et voici le jugement qu’un témoin, peu suspect d’hostilité pour le régime actuel, M. Léon Say, portait, en novembre 1882, sur l’œuvre qui était en train de s’accomplir : « À partir du jour où on a fait fonctionner cette institution, on a remplacé en masse et comme par fournées les agens des régies les plus rapprochées des contribuables. On a recherché les relations que les enfans de seize ans pouvaient avoir avec des adversaires du gouvernement avant de les admettre comme surnuméraires dans les bureaux de l’enregistrement ou des contributions indirectes. On a surexcité outre mesure l’esprit de dénonciation, et développé toute sorte de mauvais sentimens qui sont très contraires à l’intérêt du gouvernement républicain. Il faut avoir passé par les affaires pour se faire une idée du nombre de gens dont la révocation est demandée par ceux qui veulent les remplacer. Les électeurs en quête de places se sont littéralement rués sur leurs députés, et les ont contraints à se faire solliciteurs et à chercher des situations administratives pour eux et leurs enfans. Jamais l’abus des recommandations n’a été poussé aussi loin que depuis quelques années. »

Après avoir tracé ce tableau d’un état de choses qui n’a fait qu’empirer, l’ancien ministre ajoutait : « Cela est très fâcheux, parce qu’il en résulte un mauvais recrutement qui abaisse la valeur moyenne du personnel ; mais c’est surtout mauvais, parce que c’est une école de démoralisation pour le pays. » M. Léon Say avait cent fois raison, et les faits parlent aujourd’hui avec une triste et irrésistible éloquence. Nos législateurs ont commencé par assiéger les ministères dans l’intérêt de leurs amis politiques et de leurs agens électoraux ; ils ont continué leurs démarches afin de procurer des postes lucratifs à leurs proches ; puis, entraînés sur une pente glissante, ils ont pensé à tirer parti de leur crédit, et le marchandage des emplois publics a commencé. Il est inutile d’insister après les lamentables scandales qui viennent d’éclater.

Quelle est l’arme à l’aide de laquelle on a brisé les résistances des ministres ? C’est le budget, dans lequel on fait tout rentrer et qui sert d’instrument pour remanier et pétrir toutes les administrations. Nous l’avons dit ici même : le ministre des finances est responsable de l’équilibre entre les recettes et les dépenses ; c’est lui qui semble avoir pour tâche spéciale d’assurer cet équilibre, et maintenant c’est lui qui a la moindre part à l’établissement de la loi de finance. Il ne fait qu’en réunir les matériaux et la préparer : elle lui est aussitôt enlevée par la chambre, qui en fait son œuvre propre et prétend en régler les moindres détails par l’entremise de sa commission. Appelé à présider cette commission, M. Rouvier, à son entrée en fonction, en mars 1884, disait à ses collègues, pour faire ressortir l’importance de leur rôle commun : « La commission a la mission, toujours délicate, d’établir le budget de l’état, d’en assurer la sincérité, d’en régler l’équilibre. » Si telle était la tâche de la commission, quelle était donc celle du ministre des finances et du gouvernement ? M. Rouvier ajoutait immédiatement : « La commission sera toujours dominée par cette double préoccupation d’établir un budget permettant de faire face à toutes les obligations d’une grande démocratie libre et de ménager les ressources du pays. » Il ne s’agit point, on le voit, de contrôler les calculs du gouvernement, d’apprécier ses propositions et de vérifier si l’équilibre nécessaire existe réellement ; il s’agit d’improviser une œuvre propre à la commission et de faire de toutes pièces la loi de finance, comme si le budget présenté par le gouvernement n’existait pas ou n’était qu’un simple canevas destiné à servir de cadre aux études et aux décisions des commissaires. M. Rouvier ne limitait même pas les attributions de ses collègues à l’établissement du budget ordinaire, il faisait encore rentrer dans leur mandat la tâche de « rechercher le meilleur moyen financier de faire face au budget extraordinaire. » On ne saurait concevoir une main-mise plus complète sur les finances du pays. Si ce n’est plus au gouvernement à discerner entre les dépenses indispensables et les dépenses susceptibles de restriction ou d’ajournement, à déterminer les besoins des services, à chercher et à trouver les ressources, ou si ses propositions peuvent être remaniées et bouleversées de fond en comble, que reste-t-il à faire au ministre des finances, sinon de se croiser les bras et de laisser agir les députés qui l’ont dépouillé de ses attributions ?

La commission du budget est donc maîtresse des finances, et, par la crainte des mutilations qu’elle peut faire subir aux propositions ministérielles, elle est maîtresse de tous les ministères. L’influence d’un député se trouve décuplée lorsqu’il est membre de cette commission omnipotente. Aussi, l’ambition de tous les députés qui aspirent à jouer un rôle, ou qui ont un grand nombre de cliens sur les bras, est-elle d’en faire partie. Pour y arriver, on se remue, on s’intrigue, on sollicite humblement le patronage des chefs de groupe : quand on y est entré une année, on tâche de s’y perpétuer les années suivantes, et si l’on y réussit, on s’en fait un titre d’honneur. On a entendu M. Sarrien, homme d’esprit pourtant et qui a été ministre, tançant du haut de la tribune un critique malavisé, dire fièrement en parlant de lui-même : « Nous autres, vieux budgétaires ! »

Il s’est formé, en effet, au sein de la chambre, une sorte de féodalité budgétaire, et chacun des membres habituels de la commission du budget s’est efforcé de se tailler un petit fief dans quelqu’une des administrations publiques. Il n’y avait autrefois qu’un seul rapporteur pour tout le budget. On a commencé par adjoindre à ce rapporteur-général des rapporteurs spéciaux pour chacun des ministères : on a bien vite remarqué qu’avoir été chargé du rapport pour un département ministériel était un titre à devenir titulaire de ce département, lors de la formation d’un nouveau cabinet, et tout le monde a voulu être rapporteur. Alors, pour satisfaire un plus grand nombre de compétiteurs, on a subdivisé les ministères et attribué un rapporteur spécial aux principaux services. C’est ainsi qu’en 1883 et en 1884, le nombre des rapporteurs qui ont fait gémir les presses de l’imprimerie législative, et qui ont posé leur candidature ministérielle dans un factum plus ou moins étendu, s’est élevé à dix-neuf ; on est arrivé, cette année, à vingt-deux : c’est plus que la majorité absolue sur une commission de trente-trois membres. Pendant que tout ce monde écrivaille, la commission tient séance quand elle peut et comme elle peut. En dehors des séances où l’on fait choix du président ou du rapporteur-général, il est fort rare que la moitié plus un des membres, ce qui est le minimum légal, soient présens : les procès-verbaux en font foi, et souvent les résolutions les plus graves ont été prises par 6 ou 7 voix contre 4 ou 5. Et c’est là ce qu’on présente comme le gouvernement du pays par le pays !

La division du travail a pour effet ordinaire d’en accélérer l’achèvement : la commission du budget donne un démenti à cette loi générale. Ce n’est point une présomption de compétence, ce sont les ambitions privées et l’esprit de coterie qui dictent le choix des commissaires : les petits potentats que la commission crée sous le nom de rapporteurs sont la plupart du temps fort étrangers au domaine qui leur a été assigné ; ils ne peuvent en parler et en écrire sans le connaître ; ils ont besoin de se faire expliquer les choses les plus simples. Ils harassent les bureaux par la demande de renseignemens, de notes et de mémoires déjà fournis aux commissions antérieures ; ils absorbent le temps des chefs de service en longues et fréquentes conférences. Pendant que tout le monde est occupé à faire leur éducation, le travail des bureaux est arrêté ; les semaines, les mois s’écoulent ; et l’œuvre législative, à son tour, est suspendue. Comment le budget pourrait-il être voté en temps utile ? Le budget de 1887 a été l’objet de vingt-trois rapports partiels, en outre du rapport général : sur ce nombre, quatorze, dont quelques-uns des plus importans n’avaient pas encore été déposés, le 14 octobre 1886, lorsque la chambre des députés a repris ses travaux. Les dépôts attendus ont eu lieu dans l’ordre suivant :

14 octobre. — Rapports sur les cultes et sur l’impôt sur le revenu.

16 octobre. — Rapport général et rapport sur le ministère de la guerre.

23 octobre. — Rapport sur l’Imprimerie nationale.

28 octobre. — Rapport sur les colonies.

4 novembre. — Rapport sur les invalides de la marine.

15 novembre. — Rapport sur les monnaies et médailles.

18 novembre. — Rapport sur le budget des chemins de fer de l’état.

Le rapport sur les stipulations financières, découlant des conventions conclues avec les six grandes compagnies de chemins de fer, n’a été déposé que le 27 janvier 1887. La discussion générale du budget a été ouverte le 4 novembre 1886, lorsque plusieurs rapports n’avaient pas encore été déposés. La rentrée des chambres avait été retardée jusqu’au 22 octobre. Vaine précaution : huit rapports seulement sur vingt-deux étaient prêts, le budget extraordinaire n’avait fait l’objet d’aucune étude, et le rapporteur-général n’était pas encore choisi. Dans de pareilles conditions, si expéditive que puisse être la chambre et si débonnaire que se montre le sénat, comment échapper à la nécessité de recourir au vote de douzièmes provisoires ? Or quelle est la conséquence de cette mesure qui se renouvelle tous les ans, sinon que des dépenses sont effectuées avant d’avoir été votées. C’est ainsi que, pour avoir exagéré le contrôle législatif et l’avoir rendu trop minutieux, on arrive à l’annuler dans la pratique.

Qu’est-ce donc lorsque, par suite de l’instabilité ministérielle, le portefeuille des finances vient à changer de main, et que le nouveau titulaire, pour complaire à la commission, est obligé de refondre l’œuvre de son prédécesseur ? Il est arrivé ainsi plusieurs fois qu’on a eu deux et jusqu’à trois budgets dans une même année, conçus dans des ordres d’idées différens, comprenant tantôt un emprunt perpétuel, tantôt un emprunt à courte échéance, et tantôt des remaniemens ou des aggravations d’impôts. Faut-il rappeler les démêlés de M. Tirard, de M. Sadi Carnot et de M. Dauphin avec les commissions du budget ? Peut-on attendre d’un gouvernement, ainsi tenu perpétuellement en échec, l’esprit de suite, la marche méthodique et la persévérance qui ont relevé les finances italiennes, fait succéder les excédens de recettes au déficit chronique, permis d’abolir le cours forcé, et ramené près du pair des fonds longtemps dépréciés ? Croit-on qu’il eût été possible à sir Robert et à M. Gladstone de transformer le système financier de l’Angleterre, s’ils avaient été aux prises avec une commission du budget dont il leur aurait fallu accepter les volontés et subir les caprices ? Quelle situation peu enviable que celle d’un ministre des finances qui peut, à tout instant, être mandé devant la commission du budget pour apprendre, inopinément, qu’on rogne un crédit, qu’on ajoute une dépense, qu’on supprime une recette ou qu’on remanie un impôt ! Aussi la confusion et le désordre sont-ils devenus la règle dans les finances françaises. On n’y trouve nulle trace de ce contrôle général sur l’ensemble des dépenses publiques qu’exercent en Angleterre le premier lord de la trésorerie et le chancelier de l’échiquier, qu’exercent en Italie, en Espagne et dans tous les pays constitutionnels le président du conseil et le ministre des finances, et dont M. Thiers se montrait si jaloux. De même que, dans les monarchies absolues, les ministres ne veulent avoir affaire qu’au seul souverain, de même nos ministres ne se préoccupent que de se mettre d’accord avec les petits despotes de la commission du budget ; ils multiplient les concessions et les offres d’emplois, ils subissent toutes les exigences pour sauver les crédits qui leur tiennent le plus au cœur, et ils ne prennent aucun souci des embarras qu’ils peuvent créer à leur collègue des finances. Si celui-ci ne sait guère ce qu’il adviendra des recettes publiques entre les mains de la commission, il ne sait pas davantage quelles dépenses sont engagées et à quelles échéances il lui faudra pourvoir. Nous avons, sur ce point, le témoignage très précis et très catégorique de M. Léon Say, qui disait au sénat, le 20 décembre 1882 : « On engage les finances de l’état, et le ministre ne s’en doute même pas. » M. Léon Say faisait appel aux souvenirs de son successeur, M. Tirard, pour constater dans quelle ignorance de l’étendue de leurs engagemens les ministres dépensiers, ceux de la guerre et des travaux publics, laissaient leur collègue des finances. Il confessait que, lors de son dernier passage au pouvoir, il n’avait jamais pu arriver à connaître exactement quelles étaient les prévisions de dépenses du ministère des travaux publics. Le titulaire de ce département, M. Varroy, n’en savait pas davantage. Ce n’était qu’à la suite de recherches instituées dans ses bureaux qu’il pouvait remettre à son collègue des finances, le jour même où s’ouvrait la discussion générale du budget, un petit carré de papier contenant quelques chiffres. Par ce carré de papier, M. Léon Say apprit que l’évaluation des dépenses à faire pour les travaux publics était passée du chiffre primitif de 5 milliards 1/2 au chiffre de 7 milliards, pour monter définitivement à 8 milliards. Quant au ministre de la guerre, armé de l’irrésistible argument des besoins de la défense nationale et assuré de la bienveillance constante de la commission du budget, il fait manœuvrer les millions du budget ordinaire au budget extraordinaire, et réciproquement, de sorte qu’il n’y a jamais moyen de savoir exactement où il en est des crédits qui lui ont été ouverts. On peut donc répéter, après M. Léon Say, que « le ministre des finances ne sait pas ce que dépensent ses collègues et n’a aucune action sur leurs dépenses. »

Dira-t-on qu’en l’absence de ce contrôle général sur la situation financière du pays, qui, ailleurs, est une des prérogatives et un des devoirs du pouvoir exécutif, l’examen minutieux du budget, l’épluchage des propositions ministérielles par la chambre ou par ses délégués, est au moins le moyen d’introduire l’économie dans les dépenses publiques ? l’expérience des dix dernières années a donné un complet démenti à cette opinion. Si la commission se borne à rogner de-ci, de-là, sur quelques crédits, le total de ces réductions représente une somme insignifiante, par rapport à un budget de plus de 3 milliards. Dans le budget de 1888, on propose de retirer 1, 000 francs à l’école française de Rome, 11, 000 francs à l’Imprimerie nationale, etc. Est-ce ainsi qu’on trouvera les 100 millions nécessaires pour équilibrer le budget ? Si la commission procède par retranchemens considérables, et elle n’en peut guère opérer de tels que sur les budgets de la guerre et des travaux publics, il est plus que probable que les crédits supprimés ressusciteront sous la forme de crédits extraordinaires : l’économie qu’on aura cru réaliser n’aura été qu’apparente. Nous avons établi récemment[1], par un examen détaillé de notre organisation administrative, qu’il était malaisé de touchera aucun de nos grands services publics sans s’exposer à le paralyser et à le désorganiser. Ici encore, le rétablissement, après coup, des sommes supprimées, a presque toujours été la conséquence de ces économies momentanées ; la commission en fait l’aveu dans le rapport de cette année. La chambre elle-même semble se prêter à cette manœuvre enfantine, car elle n’a cessé d’accroître la nomenclature des services pour lesquels des crédits extraordinaires peuvent être ouverts par simples décrets, en l’absence du parlement. Il semble que le seul but qu’on se soucie d’atteindre soit de sauver les apparences et de leurrer le pays par un équilibre fictif qu’on sait devoir disparaître dès le lendemain de la séparation des chambres.

Emplois, bourses, pensions, subventions, indemnités, sont une monnaie électorale dont tout membre de la majorité a sa part, et il lui déplairait fort de réduire le trésor commun où il a l’habitude de puiser. C’est donc se bercer d’un espoir imaginaire que d’attendre de la chambre des économies sérieuses. C’est le fait contraire qui se produit sous l’influence de ces mêmes intérêts personnels. Tout député rêve de se créer un titre durable à la fidélité de ses électeurs. Ici c’est un chemin de fer, là un canal, ailleurs un bassin à flot, ailleurs encore un lycée qui sont en projet ; il faut faire introduire ces entreprises dans la liste des engagemens de l’état ; il faut tout au moins obtenir une subvention. On se coalise donc ; on dépose des amendemens collectifs, on force la main à la commission du budget et au ministre des finances, et le résultat final est l’accroissement de tous les crédits qui peuvent être distribués en libéralités administratives. Croit-on que ce tableau soit trop chargé ? Interrogeons M. Léon Say, que nous aimons à citer, parce qu’il ne saurait être suspect d’hostilité contre le régime actuel : « L’ardeur de l’initiative, écrivait-il en novembre 1882, est toujours aussi vivace : elle est prête à distribuer largement les fonds du trésor en traitemens, en retraites, en indemnités, en subventions. On dirait que le problème que se posent un grand nombre de députés est celui de faire vivre les départemens, les communes et ceux qu’on appelait jadis les citoyens actifs, qui sont aujourd’hui tous les électeurs, aux frais de l’état… Il y a une sorte de course aux dépenses, et les députés sont toujours prêts à donner le signal du départ. »

Qui voudrait suivre pas à pas le développement qu’ont pris depuis dix ans les budgets des travaux publics et de l’instruction publique pourrait dresser une longue liste de dépenses que les intérêts personnels ou l’esprit de parti ont mises à la charge des contribuables. Se souvient-on du célèbre amendement dont M. Philippotaux avait pris l’initiative et que M. Sarrien fit voter ? l’ère des excédens avait déjà pris fin, M. Tirard était fort empêché pour équilibrer le budget : il avait imaginé de mettre à la charge des communes une partie des dépenses de l’instruction primaire, supportées jusque-là par le budget général. M. Philippotaux fit appel à tous les députés qui étaient investis des fonctions de maire, et son amendement, qui rétablissait au budget de l’état le crédit supprimé, réunit 144 signatures. Le moyen de résister à une aussi formidable coalition ! Le ministre fut vaincu : il s’agissait d’une dépense de 14 millions ; l’équilibre, péniblement établi, fut détruit du coup, et le budget fut voté en déficit. Des faits analogues se produisent en ce moment, sous l’influence de l’esprit sectaire qui domine une partie de la chambre. Le ministre de l’instruction publique avait pris l’initiative de réduire, pour 1888, le crédit relatif à l’établissement de nouveaux lycées et le crédit affecté aux bourses : pour ce dernier crédit, il constatait que, depuis deux ou trois ans, il avait été supérieur à la dépense effective. La commission du budget a refusé de sanctionner ces économies, et elle a rétabli pour ces deux crédits les chiffres inscrits aux derniers budgets. Elle s’est refusée à ralentir la multiplication d’établissemens inutiles et coûteux qui se font, par l’exagération de leur nombre, une concurrence désastreuse, et à diminuer une source de largesses que de prochaines élections peuvent rendre précieuse. Ces quelques exemples nous paraissent suffire : rapprochés de ce fait que, de 1880 à 1884, les dépenses du budget ordinaire se sont accrues de 240 millions, ils justifient complètement le reproche que M. Léon Say ne craignait pas d’adresser en face à la chambre elle-même, lorsqu’il disait, dans la séance du 20 juillet 1882 : « Les chambres, au lieu d’être un frein, sont devenues une excitation à la dépense. »

Si encore l’initiative parlementaire respectait l’intégrité des recettes du trésor ! Mais la fièvre des dégrèvemens n’est pas moins forte que la fièvre des accroissemens de dépense. En 1880, la chambre a abandonné d’un seul coup 71 millions de recettes sur l’impôt des boissons. Le vide fait dans les caisses de l’état n’a pas été comblé par le développement de la consommation. On est aujourd’hui unanime à reconnaître que ce dégrèvement n’a en rien profité au public : tout le bénéfice de la mesure a été pour les débitans de boissons, qui n’ont en rien modifié les prix de la vente au détail ; et le sacrifice si légèrement imposé au trésor est irrécouvrable, car les députés ne sauraient affronter le ressentiment de 400,000 débitans et des électeurs soumis à leur influence. Nous ne citons que la plus remarquable de ces largesses intéressées, car les recettes abandonnées en trois ou quatre années représentent ensemble 221 millions. Nous ne reviendrons pas sur ce qui a été dit souvent du préjudice causé au trésor par le relâchement apporté dans le recouvrement des impôts depuis que les influences parlementaires ont assuré aux fraudeurs une quasi-impunité.

Un mal plus grave et plus irréparable est le trouble apporté dans le fonctionnement des administrations publiques par l’ingérence parlementaire. Le député qui a été chargé du rapport sur un service public veut qu’il reste quelque trace de son passage par la commission du budget. Il tient à se signaler par un changement quelconque qui autorise ses amis à le considérer comme un réformateur et qui lui devienne un titre à un portefeuille. Il expérimente comme in anima vili, sur le service qui lui a été livré en pâture. Tous les rapporteurs font part à la commission des conceptions qui ont germé dans leur cerveau : elles sont jugées avec une indulgence réciproque, recommandées et souvent imposées aux ministres. De là ces fantaisies réformatrices qui ne sont souvent que des retours à un passé condamné et rejeté ; de là ces improvisations qui bouleversent brusquement un service, le disloquent ou le dépouillent d’une partie de ses attributions transportées à un service voisin. Aussi la commission du budget est-elle la terreur de toutes les administrations : celles-ci se sentent sans cesse sous le coup de résolutions impossibles à prévoir. Personne n’est assuré du lendemain, sachant que ni l’ancienneté, ni les services, ni les règlemens ne le préserveront des caprices d’une commission omnipotente. La situation des trésoriers-généraux et des receveurs des finances est remise en question tous les ans : tantôt il s’agit de supprimer une partie de leur traitement et tantôt de les supprimer eux-mêmes. Les sous-préfets sont voués désormais aux mêmes angoisses ; et ce sera peut-être en vain que, pour les sauver, on propose de jeter en pâture au minotaure parlementaire les deux tiers des conseillers de préfecture. La loi elle-même ne protège plus contre un arbitraire dont on chercherait vainement l’exemple en dehors des états despotiques. Institués par une loi, les aumôniers militaires ont disparu sans que cette loi ait été abrogée. Établies par le décret constitutif de l’Université, qui avait tous les caractères d’une loi organique, les facultés de théologie ont disparu également. Les maisons d’éducation de la Légion d’honneur, qui font partie intégrante de l’ordre lui-même, ont failli être condamnées. On ne prend plus la peine de demander ou de proposer l’abrogation d’une loi, ce qui rendrait inévitable une discussion contradictoire et donnerait la parole au sénat : il est plus commode et plus expéditif de rendre les lois inexécutables par la suppression des crédits indispensables à leur exécution. Une dizaine de fortes têtes, cantonnées dans la commission du budget, refondent ainsi peu à peu toute notre législation administrative, et comme on ne s’arrête guère sur une pareille pente, les traités eux-mêmes ne seront pas plus respectés que les lois : voici, en effet, que la commission du budget a voté la suppression du budget des cultes tout entier.

Comment les ministres feraient-ils respecter les droits de leurs subordonnés ; comment protégeraient-ils contre la désorganisation les services qu’ils ont à diriger ? Ils ne peuvent défendre centre la commission du budget leurs attributions les plus évidentes. Cette commission s’ingère dans les détails de leur administration ; elle prétend enchaîner leur initiative et leur imposer sa direction. Les lycées sont en déficit constant, et il faut, tous les ans, imposer aux contribuables un sacrifice de plus en plus considérable pour payer l’éducation de quelques privilégiés. Comprenant qu’il y a là un péril pour l’institution elle-même, le ministre actuel de l’instruction publique, en homme avisé, a cru prudent d’arrêter les progrès du déficit, et il a augmenté le prix de la pension. Il agissait dans la limite de ses attributions ; il usait d’un droit déjà exercé à diverses reprises par ses prédécesseurs ; enfin il ajoutait aux recettes du trésor. Néanmoins, la commission a jeté feu et flamme ; elle s’est plainte très haut de n’avoir pas été consultée ; elle a mandé le ministre devant elle et, sur son refus de comparaître, elle a échangé avec lui la correspondance la plus aigre. Il en est du cabinet tout entier comme des ministres individuellement. Un décret présidentiel, daté du 17 octobre 1887, a transféré du ministère des affaires étrangères au ministère de la marine l’administration des protectorats qui avait été attribuée, il y a trois ans, au premier de ces départemens. Un décret défaisait donc ce qu’un décret précédent avait fait, et loin qu’il en résultât un accroissement de dépense, on réalisait une économie. La commission du budget ne s’en est pas moins courroucée : elle s’est réunie d’urgence et a voté la protestation suivante, dont les termes méritent d’être pesés : « La commission, considérant que le projet de décret qui lui a été communiqué soulève d’importantes questions politiques, donne acte au gouvernement de sa déclaration qu’il entend les trancher sous sa seule responsabilité, devant la chambre, et sans l’approbation préalable de la commission du budget. » Admettez de semblables prétentions, et voilà le gouvernement du pays transféré à la commission du budget.

Il ne manquait plus à la chambre, pour compléter le cercle de ses usurpations et pour établir qu’elle est l’unique dépositaire de la souveraineté, que de mettre la main sur le pouvoir judiciaire et sur la présidence elle-même. Ces derniers pas ont été franchis. La chambre a accepté la possibilité d’une enquête parlementaire sur des faits soumis à une instruction judiciaire déjà commencée. Une telle idée eût paru monstrueuse à toute assemblée respectueuse des principes essentiels de la constitution et soucieuse de la légalité. Lorsque l’opinion publique s’est émue récemment, en Angleterre, de certains faits scandaleux et de certains abus de pouvoir commis par des agens subalternes de l’autorité, la chambre des communes a-t-elle eu un seul instant la pensée d’instituer une enquête parlementaire ? Par des interpellations sous la forme de motions, elle a mis le gouvernement en demeure de vérifier les faits, d’en poursuivre la répression et de proposer les mesures législatives nécessaires pour en prévenir le retour. La chambre des communes a suivi ainsi la seule marche qui soit régulière dans un pays réellement constitutionnel et qui, en même temps, soit conforme à la prudence. Quel peut être, en effet, le résultat de deux instructions parallèles ? Ou les tribunaux puniront les faits qui en auront fait l’objet, et ils seront accusés d’avoir subi une pression politique ; ou ils refuseront d’y voir des délits, et l’autorité morale de la chambre recevra une grave atteinte. Quant au renversement du président Grévy, il se passe de tout commentaire.

On dira peut-être qu’après tout le pays est maître de ses destinées, et qu’il peut acheter au prix de quelques inconvéniens, même graves, l’avantage de connaître à fond ses affaires et de voir clair dans ses finances. Or il ne manque point de gens expérimentés qui contestent que la méthode aujourd’hui en vigueur assure ce dernier avantage au public. Ils font remarquer que toutes les questions se décident au sein de la commission du budget et, d’abord, de ses sous-commissions, et que rien n’arrive à la connaissance du public que par des lambeaux de procès-verbaux communiqués à la presse ou par des indiscrétions individuelles. Quand un ministre s’est mis d’accord avec la sous-commission à laquelle il a affaire, tout est fini ; si l’entente ne s’est pas établie, c’est la commission qui tranche le différend, et tout est encore réglé définitivement, à moins que le ministre ne s’entête et ne porte la question devant la chambre entière, ce qui compromet gravement son portefeuille. Dans la pratique, ce n’est donc pas la publicité, c’est le huis-clos qui est la règle pour la solution des affaires de finance. La chambre accepte aveuglément l’œuvre de sa commission, et s’autorise de l’époque tardive à laquelle le budget arrive devant elle pour étrangler la discussion. Pourvu qu’on lui donne l’assurance que le budget est en équilibre, elle se tient pour satisfaite ; elle refuse de vérifier si cet équilibre est réel ou fictif ; et elle vote, à la vapeur, chapitre après chapitre. Si quelque obstiné veut obtenir une explication ou formuler une critique, c’est à qui, par ses murmures, ferme la bouche à ce bavard, à cet importun. Tout est terminé en quelques séances. En réalité, la nation ne sait rien du fond de sa situation financière ; et la chambre elle-même, qui devrait voir pour elle, ne voit rien qu’à travers la commission du budget, interposée comme un paravent entre la lumière et le public.

II.

Quelles peuvent être les conséquences de la prépotence abusive que la chambre s’est arrogée par des empiètemens successifs, et qui est exercée, pour les questions d’argent, par la commission du budget ? C’est un point sur lequel les partisans des institutions républicaines feront bien de fixer leur attention. La suprématie parlementaire recèle un danger qui commence à apparaître même aux yeux médiocrement clairvoyans. Les radicaux continuent de toutes leurs forces à battre en brèche la constitution actuelle, sans s’apercevoir qu’il n’en subsiste plus que les formes extérieures, car tous les contrepoids qu’ils repoussent comme autant d’entraves à l’exercice de la souveraineté populaire ont disparu avec l’indépendance réciproque des pouvoirs. Allons aux faits sans nous arrêter aux apparences ; interrogeons un fonctionnaire quelconque, il nous dira que ce sont les sous-commissions qui règlent presque souverainement les dépenses, et, par les dépenses, l’organisation intérieure des ministères et la marche de l’administration ; que le rapporteur habituel d’une sous-commission fait toujours plier l’autorité ministérielle, et que son patronage est plus précieux et plus puissant que celui du titulaire éphémère d’un portefeuille. De cette situation reconnue, avérée, à la suppression des ministres et à leur remplacement, par les délégués de la chambre, la distance est-elle si grande ? La présidence s’est annulée volontairement ; le sénat a montré qu’il était hors d’état de défendre même son propre mode de recrutement ; l’indépendance du pouvoir judiciaire a été brisée avec l’inamovibilité de la magistrature : qu’on se décide à mettre, quelque jour, les apparences d’accord avec la réalité qui nous étreint déjà, et voilà la France ramenée à l’administration directe du pays par des comités législatifs, c’est-à-dire au régime de la Convention, qui, pour beaucoup de républicains, représente seul la vérité d’un gouvernement démocratique.

Qui peut se faire illusion sur les chances de durée d’un pareil régime dans notre pays ? Si la France, protégée par de fortes barrières comme l’Angleterre ou l’Espagne, ou entourée de voisins faibles et paisibles, n’avait point à se préoccuper de sa sécurité extérieure, si la vie communale et départementale était chez nous aussi intense et aussi active qu’elle est inerte et paralysée, si les affaires locales se réglaient sur place par l’intervention des seuls intéressés, comme dans les cantons suisses ou les états de la confédération américaine, l’attention des citoyens se détournerait assez facilement du pouvoir central. Les questions d’impôts auraient seules le privilège d’émouvoir et de passionner la foule, et la chambre pourrait régler sans opposition sérieuse les questions de politique générale dont les masses ne se préoccupent guère quand elles sont rassurées sur leurs intérêts. Mais dans un pays fortement centralisé comme le nôtre, où la tendance est d’accroître sans cesse les attributions du pouvoir et de faire pénétrer son action dans les détails les plus intimes de la vie, où l’on veut réglementer la famille, l’éducation et même la religion, où tout vient aboutir au parlement, qui doit donner le branle à la machine sociale, cette ingérence excessive et cette omnipotence d’une chambre lui créent une redoutable responsabilité. Il est de l’essence même des assemblées que les majorités y soient mobiles et variables : on peut donc tout espérer et tout craindre d’un déplacement de quelques voix ; et l’instabilité devient la condition commune des hommes et des choses. On a souvent fait valoir contre la constitution des États-Unis que l’administration peut être entièrement renouvelée, tous les quatre ans, à chaque changement de président : y a-t-il plus de stabilité avec la domination d’une assemblée ? Il est probable que le budget des cultes sera rétabli, comme l’ont été, une première fois, les crédits relatifs aux chanoines et aux facultés de théologie ; mais qui peut assurer que la commission n’aura pas gain de cause l’année prochaine ? Une autre majorité pourra ensuite remettre les choses en état. Il existe, au sein de la chambre actuelle, un groupe déjà fort nombreux qui veut rendre la magistrature élective : des élections générales peuvent le transformer en majorité, et voilà notre organisation judiciaire mise en péril jusqu’à l’arrivée d’une nouvelle majorité. Cette inévitable et perpétuelle mobilité du pouvoir de qui tout dépend est une cause permanente d’inquiétude et de malaise : les intérêts s’étonnent et s’irritent de voir que tout peut sans cesse être remis en question. Que ceux qui poussent au développement du pouvoir parlementaire y prennent garde : ils pourraient bien faire les affaires du césarisme, en créant dans le pays un immense besoin de stabilité et de sécurité. Ne sont-ce pas des symptômes dignes de remarque que le soulagement éprouvé par la généralité du pays quand les chambres se séparent, et le réveil des inquiétudes aussitôt qu’elles se réunissent ?

Si le mal réside dans l’abus que la chambre a été irrésistiblement entraînée à faire des droits qui lui sont légitimement attribués, ne s’ensuit-il pas que le remède doive être cherché, soit dans une restriction des prérogatives législatives, soit dans l’établissement de quelque contrepoids effectif ? Ce contrepoids, la constitution helvétique et les constitutions cantonales l’ont trouvé dans l’institution du referendum ou appel au peuple, qui est de droit lorsqu’il est réclamé par un nombre déterminé de citoyens. Par le referendum, le suffrage universel casse et met à néant les décisions des assemblées législatives qui ne sont pas conformes aux sentimens de la majorité des citoyens : l’exercice de ce droit de révision, d’abord assez rare, devient de plus en plus fréquent. Ces consultations directes et répétées de l’universalité des citoyens seraient malaisément praticables sur un territoire aussi étendu que celui des États-Unis et avec une population aussi considérable. Aussi, en Amérique, l’appel au peuple est-il réservé pour la révision, soit de la constitution fédérale, soit des constitutions particulières des états. Ces révisions doivent être l’œuvre d’assemblées spéciales, élues ad hoc, et elles doivent être soumises à la ratification populaire. En dehors de ces circonstances exceptionnelles où l’intervention du peuple lui-même a été jugée nécessaire, la constitution américaine a cherché un frein aux excès du pouvoir législatif dans une forte organisation du pouvoir exécutif. Il ne faut pas que l’étiquette républicaine fasse ici illusion : à l’exception de la Russie, il n’est aucun pays civilisé où le pouvoir exécutif soit aussi fortement constitué, soit investi de prérogatives aussi étendues, et exerce une action personnelle aussi considérable qu’aux États-Unis. Le président américain a infiniment plus d’initiative, d’autorité et de pouvoir qu’aucun souverain constitutionnel, lise meut librement dans la sphère de ses attributions, il peut agir à découvert, il peut avoir une politique personnelle, et la véritable limite de son pouvoir est dans la courte durée de sa fonction. La constitution lui a donné pour auxiliaire et pour associé dans l’administration le sénat, qu’elle a rendu plus influent et plus puissant que la chambre, par les attributions qu’elle lui a conférées et que les élus du suffrage universel ne partagent pas : à savoir la confirmation des principaux fonctionnaires et l’examen qui a lieu, en séance secrète, des traités conclus par le président. Enfin, bien que les États-Unis ne connaissent point la centralisation qui met la vie nationale tout entière à la merci d’une décision législative, leur constitution a coupé court à l’ingérence parlementaire dans l’administration et a virtuellement supprimé les crises ministérielles, en édictant que les ministres du président seront pris en dehors des chambres et n’y auront point entrée. La chambre n’a donc aucun moyen de contraindre le président à renvoyer les collaborateurs qu’il s’est choisis, et aucune révolution ministérielle ne vient agiter le pays.

Ce serait un remède héroïque au mal dont la France souffre ; mais il serait d’autant plus malaisé de le faire accepter, qu’un courant tout contraire semble régner au sein de notre démocratie. Bien que des hommes publics qui ont participé au gouvernement depuis une douzaine d’années, et particulièrement des ministres des finances, comme M. Say, M. Tirard, M. Sadi Carnot, se soient plaints que l’autorité ministérielle fût battue en brèche et ne trouvât appui nulle part, on voit des hommes politiques, comme M. Brisson, soutenir que le remède aux caprices et aux incohérences de l’action législative serait de l’endiguer dans de grands comités permanens, dont chacun aurait pour spécialité une branche de la législation et de l’administration. Il semble donc qu’on soit plus près de supprimer les ministres que de les rendre indépendans du parlement. Cependant, bien des esprits que la situation présente afflige et inquiète pour l’avenir de la démocratie, et qui appréhendent que la nation alarmée du désarroi de ses finances et lasse du gâchis où s’agite un gouvernement sans autorité et sans prestige, ne se rejette violemment vers le despotisme, se montrent de moins en moins éloignés du système américain. Ici même, un publiciste éminent, d’un libéralisme incontestable, M. de Laveleye, s’est déclaré partisan de cette réforme.

Pour notre part, nous sommes surtout frappé des inconvéniens que ce système présente pour l’expédition des affaires et même pour l’action législative. Nous croyons avoir établi, dans une étude sur la constitution américaine, que, si l’absence de contact entre les deux pouvoirs prévient les conflits, elle met un obstacle insurmontable à une coopération qui est indispensable pour faire aboutir les réformes demandées par l’opinion, pour réviser et améliorer les lois. Dans la pratique quotidienne, les deux pouvoirs, trop complètement séparés, s’isolent l’un de l’autre et se paralysent plus qu’ils ne s’entr’aident. Ces inconvéniens seraient atténués si, en continuant de soustraire les ministres à l’action du parlement et en les prenant hors de son sein, on leur laissait la faculté de prendre part aux délibérations des chambres et de défendre eux-mêmes les propositions du gouvernement ; mais cette combinaison aurait trop d’analogie avec la constitution du second empire pour ne pas rencontrer, dans un côté de l’opinion, d’insurmontables préventions. Nous croyons, d’ailleurs, que ni l’adoption pure et simple du système américain, ni son application mitigée, ne produiraient les effets qu’on en attend, si on laissait subsister notre centralisation exagérée et notre organisation administrative. Est-ce que la chambre n’en conserverait pas moins l’instrument de son despotisme, qui est la commission du budget, et l’arme dont celle-ci se sert, qui est la loi de finance ? Rappelons-nous un passé, encore bien rapproché de nous. Une faction acquiert la majorité au sein de la chambre ; elle s’empare de la commission du budget et s’y cantonne comme dans une forteresse. Le chef de cette faction se fait nommer président de la commission du budget : de ce jour, il deviendra le véritable ministre des finances, et s’il en a la volonté, s’il a aussi l’énergie nécessaire, il dominera le gouvernement tout entier. Par des suppressions de crédits, il mutilera ou même fera disparaître complètement certains services publics. Il en enfantera de nouveau en triplant ou quadruplant le budget d’un ministère. Il se fera une armée de partisans en suscitant par des ouvertures illimitées de crédits, lui qui tient les cordons de la bourse, la conception et l’exécution des plans les plus vastes et les plus dispendieux. Uniquement préoccupé de sa popularité, il supprimera des impôts et désorganisera les finances par des dégrèvemens intempestifs. Il flattera les passions de son parti par l’établissement de taxes iniques, ou en proposant de frapper le revenu et les sources mêmes de la richesse. N’est-ce pas là l’histoire d’hier, qui se continue aujourd’hui et qui recommencera demain ? Où est l’obstacle à ce qu’elle se renouvelle ? Est-il dans la présidence ? Est-il dans le sénat ? Le jour où Gambetta, pour établir la suprématie de la chambre où il était le maître, et détruire les prérogatives du sénat où il appréhendait des résistances, fit supprimer, pour la première fois, des crédits qui n’étaient proposés qu’en exécution d’une loi, et retarda artificieusement le vote du budget, afin d’acculer le sénat dans une impasse, le gouvernement avait le droit et le devoir de lui dire : « Il ne s’agit point de savoir si quelques milliers de francs continueront d’être donnés à certains fonctionnaires. La question est plus haute. Il s’agit de savoir si une loi doit être respectée et obéie, tant qu’elle subsiste. Si une loi vous déplaît, poursuivez-en l’abrogation par les voies régulières ; mais en refusant d’exécuter une loi en vigueur, dont l’autorité subsiste tout entière, vous sapez les bases mêmes de la constitution et de toute constitution. Une telle question est trop grave pour être tranchée par un vote législatif, et si la chambre persiste à vous suivre dans la voie inconstitutionnelle où vous voulez l’engager, nous porterons, par une dissolution, le débat devant le corps électoral. » Seulement, il aurait fallu avoir, à ce moment, un gouvernement digne de ce nom, et il aurait fallu que le président se souvînt qu’il était le gardien de la constitution ; mais, depuis longtemps, l’autorité présidentielle s’était annulée volontairement, et le sénat abdiqua à son exemple. La brèche a été faite dans la constitution : elle est restée et restera ouverte, car il est impossible de revenir sur les faits accomplis. Ne va-t-on pas jusqu’à prétendre maintenant que, le sénat étant issu du suffrage à deux degrés, les députés, directement élus par le suffrage universel, sont les seuls représentans du pays ? Allez dire cela aux députés prussiens, nommés par le suffrage à deux degrés !

Il ne semble point indispensable de toucher à la constitution ; il suffirait de modifier le règlement de la chambre et de supprimer la commission du budget. L’instrument du despotisme législatif serait brisé, et il est impossible d’apercevoir ce que le contrôle que la chambre doit exercer sur les finances publiques pourrait perdre à cette suppression. Que pourrait-on regretter ? Seraient-ce les séances tenues à huis-clos par une dizaine de commissaires, honteux de leur petit nombre ? Serait-ce le fatras des rapporteurs, souvent emprunté aux rapports des années précédentes ? Seraient-ce ces petits grappillages qui consistent généralement à supprimer un garçon de bureau, à rogner le traitement d’un commis, à réduire un fonds de secours ou de gratifications ? Mais les auteurs de ces belles conceptions financières pourraient toujours les porter à la tribune. Quelle réforme utile est sortie, depuis douze ans, des travaux de la commission du budget ? Quelle économie importante a-t-elle réalisée qui n’ait été annulée plus tard par un crédit extraordinaire ? Quelle lumière, enfin, a-t-elle répandue sur la situation financière ? Ne sont-ce pas les rapports complaisans de la commission du budget qui ont voilé la vérité aux yeux du pays et endormi le parlement, jusqu’à ce qu’il se soit réveillé au bord de l’abîme ? Lorsqu’un ministre des finances honnête homme, M. Tirard, a eu le premier la franchise de prononcer le mot de déficit, quels contradicteurs a-t-il trouvés devant lui, sinon le président et le rapporteur de la commission du budget ? Non, cette commission n’est ni un instrument de réforme ni une source de lumière : son existence sert uniquement à justifier la paresse des députés, qui se dispensent d’ouvrir le budget et les rapports dont il est l’objet, en disant qu’il y a une commission pour cette besogne fastidieuse.

Il n’y a point en Angleterre de commission du budget, et on ne distribue point aux membres du parlement quinze à vingt kilos pesant de rapports : la chambre des communes s’est-elle jamais plainte qu’on lui cachât ou qu’on lui laissât ignorer quelque chose ? Le public anglais, qu’on ne taxera pas d’indifférence pour les questions d’argent, ne se tient-il pas pour amplement renseigné sur l’équilibre ou le déficit du budget et sur l’ensemble de la situation financière ? Il apprend ce qu’il est indispensable et utile qu’il en sache par les discussions qui s’engagent entre les hommes les plus compétens et les plus instruits de chaque parti et par les commentaires des journaux. La clarté jaillit inévitablement de ces controverses entre gens capables de discerner la vérité et capables de la dire. En France même, les quatre ou cinq séances que le sénat consacre à la discussion générale du budget répandent plus de lumière sur la situation de nos finances que toute la prose législative, parce que cette discussion s’engage uniquement entre des hommes compétens et expérimentés, qui savent lire dans les gros volumes du budget et qui connaissent à fond la matière dont ils traitent.

Rapportons-nous-en à cet exemple et à la pratique de nos voisins. L’essentiel est que les membres du parlement et le public aient entre les mains des tableaux suffisamment détaillés des crédits demandés, avec l’indication exacte des changemens proposés d’un exercice à l’autre, et des notes brèves, mais claires et précises, émanant des administrations intéressées, qui fassent connaître les motifs de chaque changement. Ces renseignemens suffisent pour qu’un député intelligent sache à quoi s’en tenir sur le service public qu’il se trouvera connaître. La discussion du budget pourrait commencer trois semaines ou un mois après la distribution des documens officiels ; et l’interposition d’une commission n’écartant plus et n’intimidant plus personne, on verrait monter à la tribune, à l’occasion de chaque budget particulier, les hommes qui connaîtraient la matière et en pourraient parler avec compétence. Le militaire présenterait des observations sur le budget de la guerre, l’ancien magistrat sur celui de la justice, l’ancien fonctionnaire sur celui de l’intérieur. Les ministres seraient plus à l’aise pour défendre leurs crédits, ne rencontrant plus les préventions créées par une décision défavorable de la commission du budget ; d’autre part, ils trouveraient en face d’eux des hommes au courant des questions, capables d’émettre des idées justes et de suggérer des mesures utiles. La discussion du budget serait plus approfondie qu’aujourd’hui ; elle serait autrement instructive pour le pays et pour le parlement lui-même que ces séances mal remplies où aucun orateur ne peut se faire écouter, où l’on vote de confiance des centaines de millions sur la foi d’une commission, où les crédits défilent avec une rapidité vertigineuse, et on ne verrait plus le président distrait d’une chambre inattentive remettre aux voix, sans s’en apercevoir, des chapitres déjà votés. La discussion serait nécessairement plus longue : elle pourrait prendre quinze ou vingt séances, comme autrefois sous la monarchie de Juillet ; mais si on met en regard les sept ou huit mois absorbés par les bavardages et les paperasseries de la commission du budget, on voit qu’il y aurait pour le parlement une économie de temps considérable, et que le retour des douzièmes provisoires deviendrait impossible.

La suppression de la commission du budget, en accélérant et simplifiant la besogne législative, serait donc un réel progrès ; mais il ne serait pas moins important de retirer à la loi de finances le caractère qu’on lui a graduellement et illégalement fait prendre d’une sorte de constitution annuelle, emportant modification et même abrogation du reste de la législation. La constitution n’attribue point à la loi du budget ce caractère exceptionnel ; elle la considère comme une loi ordinaire, ayant une valeur égale, mais non une valeur supérieure à celle des autres lois. Pour couper court aux mauvaises pratiques dont les dangers ont été signalés, il faudrait écrire explicitement, soit dans la constitution, soit dans le règlement de la chambre, qu’il ne pourra être dérogé par la loi de finances à l’exécution d’aucune loi existante tant que cette loi n’aura pas été régulièrement réformée. Les droits de la chambre seraient-ils en rien affaiblis par cette obligation de se conformer toujours à la procédure constitutionnelle ? Nos anciennes chambres et les parlemens des autres pays n’en ont point jugé ainsi. En Italie, il est de règle qu’aucune dépense dérivant de l’exécution d’une loi ne peut être ni supprimée ni modifiée par la loi du budget, et que suppression ou modification doivent préalablement faire l’objet d’une proposition de loi spéciale. Aussi les tableaux du budget distribués aux deux chambres contiennent-ils à côté de chaque crédit, dans une colonne spéciale, la mention : « Dépense obligatoire ou dépense susceptible de modification (variabile). »

Les propositions de la commission du budget et les amendemens individuels ne peuvent porter que sur les dépenses de cette seconde catégorie. Depuis la promulgation de la loi organique sur les administrations publiques, le président de la chambre refuserait de mettre aux voix la suppression du traitement d’un seul fonctionnaire. Il en est de même des recettes du trésor, qu’il n’est pas moins important de mettre à l’abri des fantaisies législatives. Quand le gouvernement italien a songé à remanier l’impôt foncier ou l’impôt sur le sel, il n’a point introduit dans la loi de finance, sous forme d’articles, les changemens auxquels il s’était arrêté : il en a fait l’objet de propositions de lois spéciales, destinées à être étudiées par des commissions distinctes de la commission du budget, à être discutées et votées par les deux chambres en dehors de la discussion de la loi de finance, sauf à tenir compte des décisions du parlement dans les budgets ultérieurs. De simples membres ne peuvent prétendre en cette matière à des prérogatives supérieures à celles du gouvernement. De cette façon, l’économie de la loi de finance ne peut être brusquement bouleversée par des votes d’entraînement ou de surprise ; et la discussion n’en est ni allongée ni embrouillée par des débats oiseux ou intempestifs.

Les précautions prises, à cet égard, en Angleterre, sont encore plus rigoureuses qu’en Italie. À l’exception de l’income-tax et de quelques droits de douane dont le chancelier de l’échiquier fait varier la quotité suivant les besoins du budget de l’année, les impôts sont permanens, parce qu’ils forment le fonds consolidé, qui est la garantie des créanciers de l’état, et le gouvernement les perçoit sans qu’un vote annuel soit nécessaire, jusqu’à ce qu’il en ait été autrement décidé par une loi spéciale. Le chancelier de l’échiquier n’a donc point à redouter qu’on mutile ou qu’on supprime à l’improviste quelqu’une des sources de revenu sur lesquelles il a compté lorsqu’il a établi ses prévisions budgétaires. Les propositions qu’il soumet à la chambre dans l’exposé qu’il a coutume de faire au début de l’année financière, c’est-à-dire aux environs du 1er avril, sont généralement votées, séance tenante, après l’échange de quelques observations avec les chefs de l’opposition, et soit qu’elles comportent une diminution ou une élévation de taxes, elles sont appliquées dès le lendemain. Est-ce à dire que la chambre des communes ait abdiqué le droit de modifier ou même de supprimer un impôt ? Pas le moins du monde ; seulement, elle s’est volontairement retiré la faculté de bouleverser inopinément le budget de l’exercice qui commence. Lorsqu’un impôt soulève des objections comme injuste, comme excessif ou comme préjudiciable à une industrie, le plus autorisé des adversaires de cet impôt, par une motion particulière, sans aucun lien avec la discussion du budget, propose à la chambre d’en recommander au gouvernement la diminution ou la suppression. Si la chambre, après avoir entendu les observations du gouvernement, adopte la motion à une forte majorité, le chancelier de l’échiquier tient compte de ce vote lorsqu’il établit le budget de l’exercice suivant. C’est ainsi que l’impôt du timbre sur les journaux et l’impôt du papier ont disparu, sans aucune perturbation dans le budget anglais.

Pas plus en Angleterre qu’en Italie, un service public, réglé par une loi, ne peut être modifié ou supprimé à l’occasion et par le moyen du budget. Le principe qu’une loi doit être obéie jusqu’à son abrogation est rigoureusement observé. Si le gouvernement se refusait à effectuer un paiement ayant sa cause dans une loi en vigueur, c’est en vain qu’il alléguerait que les fonds n’ont pas été votés par le parlement, l’intéressé prendrait jugement contre la couronne et ferait valablement saisir et vendre une portion quelconque du mobilier de l’état. Y aurait-il là une dérogation aux prérogatives de la chambre des communes? Non, ce serait l’affirmation de la protection que la loi assure à tout citoyen anglais qui a des droits à faire valoir. C’est par respect pour ce principe fondamental de la constitution britannique que les traitemens, fixés par des lois spéciales, sont considérés comme faisant, aussi bien que les rentes, partie de la dette nationale et ne sont même pas soumis au vote des chambres. On ne comprend donc pas dans le budget proprement dit et, par conséquent, on ne met point aux voix les intérêts de la dette publique, la liste civile, les allocations accordées aux membres de la famille royale, les pensions civiles et militaires, le traitement du lord-lieutenant d’Irlande, ceux des contrôleurs de l’échiquier, des juges, etc., et, ce qui paraîtra plus surprenant, les fonds secrets. Les dépenses qui sont ainsi effectuées d’office, sans vote du parlement, représentent environ un tiers de la dépense totale.

Les dépenses qui sont soumises à un vote annuel du parlement sont celles qui n’ont ni caractère d’obligation ni fixité : ce sont les crédits de la guerre et de la marine, dont l’importance est subordonnée au chiffre des soldats présens sous les drapeaux, des marins entretenus et des bâtimens maintenus à flot ou mis en construction ; ce sont encore les crédits pour l’instruction publique, pour l’entretien des bâtimens et les constructions nouvelles, les routes nationales, la police et les frais de justice, les postes et les services maritimes, etc. Deux points d’une extrême importance méritent d’être notés. Les budgets de la guerre et de la marine sont présentés directement au parlement par les chefs de ces deux départemens, mais avec l’assentiment préalable du chancelier de l’échiquier et du premier lord de la trésorerie, chef officiel du cabinet, à qui les chiffres en ont été soumis pour approbation. Quant aux crédits relatifs aux services civils, lors même que les chefs de ces services feraient partie, non-seulement du ministère, mais du cabinet, ils sont déterminés et présentés par le chancelier de l’échiquier. Il résulte de cette règle que les ministres, véritablement responsables de la gestion des finances, le chancelier de l’échiquier et le premier lord de la trésorerie, exercent un contrôle effectif sur l’ensemble des dépenses publiques. Ils peuvent contraindre leurs collègues à contenir leurs propositions dans de justes limites et, au besoin, leur imposer ces réductions qu’en France le ministre des finances est réduit à solliciter, souvent en vain, des chefs des autres départemens.

Le second point à noter n’est pas moins intéressant. Il arrive rarement que la chambre des communes réduise quelqu’un des crédits qui lui sont demandés : tout se borne presque toujours à des échanges d’observations ; seulement, si l’opinion de la chambre se montre manifestement défavorable à la continuation d’une dépense, cette dépense disparaît du budget suivant. En revanche, la chambre s’est interdit absolument, non-seulement d’introduire dans un budget une dépense qui n’y figure pas, mais même de faire subir à un crédit la plus légère augmentation. Cette interdiction résulte d’un des règlemens permanens de la chambre, qui spécifie qu’elle n’acceptera et n’examinera aucune proposition de dépense « autrement que sur la recommandation de la couronne. » Ce règlement reconnaît donc au gouvernement le droit exclusif de proposer une dépense ; et bien qu’il date de 1706, il est encore rigoureusement observé ; tous les hommes d’état anglais ont veillé soigneusement au maintien d’une règle qu’ils considèrent comme une des plus précieuses garanties du bon ordre des finances. Aussi, point de surprises, point d’entraînemens, point de coalitions entre députés intéressés à l’accroissement d’un crédit, point de connivences entre un ministre et une commission du budget pour forcer la main au ministre des finances, point d’amendemens Philippotaux venant ajouter 14 millions aux dépenses et rompre l’équilibre du budget. L’économie de la loi de finance ne peut être bouleversée, comme en France, par les improvisations législatives : elle demeure ce qu’elle doit être, l’œuvre du gouvernement, qui en a la responsabilité.

Soumettre l’exercice des droits de la chambre en matière de budget à des règles analogues à celles qui sont observées en Angleterre ou en Italie, serait-ce porter atteinte à ses prérogatives ? Loin de vouloir affaiblir le contrôle des représentans du pays sur les dépenses publiques, nous voudrions au contraire le fortifier et le rendre effectif. Actuellement, il est plus apparent que réel, et rien n’est plus facile que de s’y soustraire. Le ministre qui veut échapper, pour une dépense, à la nécessité d’avoir l’autorisation du parlement, se fait ouvrir par décret un crédit extraordinaire. Quand la chambre est appelée à se prononcer, à la session suivante, la dépense est faite, le crédit absorbé, et il n’y a plus moyen de revenir sur le fait accompli. Les ministres ne se conforment même pas toujours à la règle de la spécialité des crédits, et l’on a vu un ministre de la marine, l’amiral Aube, appliquer jusqu’à 30 millions à une dépense autre que celle pour laquelle ils avaient été votés. La chambre n’a aucun moyen de porter remède à ces abus, qui deviennent de plus en plus fréquens.

Cette impuissance tient à la trop longue durée de l’exercice financier, qu’il y aurait grand avantage à raccourcir. En Italie et en Angleterre, les comptes d’une année sont arrêtés, en recettes et en dépenses, le dernier jour du douzième mois : les recettes non encore rentrées sont considérées comme des créances de l’état, et les paiemens non encore effectués, comme des dettes, et on repart à nouveau. Notre administration, sans qu’on aperçoive aucun avantage sérieux à cette pratique, tient à faire figurer dans les comptes d’une année toutes les rentrées et toutes les dépenses qui ont leur origine dans le budget voté pour cette année, même lorsque recettes et dépenses sont effectuées après le douzième mois. Comme il fallait une limite, on a fixé la durée de l’exercice financier à dix-neuf mois : ce n’est qu’à son expiration que les pièces comptables commencent à être transmises à la cour des comptes, qui rapproche les paiemens des crédits ouverts, et lorsque cette cour a pu vérifier les faits et en constater l’irrégularité, le ministre coupable de ces infractions a depuis longtemps quitté le pouvoir, et souvent même la chambre qui a ouvert les crédits a fait place à une autre législature. Qui poursuivra rétrospectivement le redressement des irrégularités constatées ? Quel moyen de revenir sur des faits qui ont plusieurs années de date ? En demandera-t-on compte à un ancien ministre redevenu un particulier, et quelle pénalité lui appliquer ? De peur qu’un accès de rigorisme ne saisisse une chambre nouvelle, on a pris, depuis quelques années, la précaution de ne plus imprimer à la suite des projets de loi portant règlement définitif d’un budget les observations auxquelles ce budget a donné lieu de la part de la cour des comptes. Ces observations sont imprimées à part et ne sont plus distribuées qu’aux députés, en fort petit nombre, qui songent à les réclamer. Le contrôle de la chambre sur l’emploi des crédits n’est donc qu’une fiction.

Il n’en est ainsi ni en Angleterre, ni en Italie, ni aux États-Unis. Là les comptes se vérifient en temps utile, pour constater les erreurs et les redresser. Nous avons exposé, à propos des finances italiennes, le rôle d’une institution particulière à l’Italie, la Ragioneria generale, qui a pour mission de contrôler la comptabilité de toutes les administrations, de fournir à la cour des comptes tous les élémens de ses appréciations, et qui prépare le compte définitif des budgets de façon à le soumettre au parlement dès le quatrième mois qui suit la clôture de l’exercice. Ainsi que nous l’avons fait observer, le parlement italien a réglé définitivement un budget avant que, chez nous, la cour des comptes ait encore été saisie d’une seule pièce comptable. En Angleterre, une loi de 1866 a institué, sous la haute direction du premier lord de la trésorerie, un contrôleur-général et un corps spécial de fonctionnaires dont la tâche est de vérifier les comptes de toutes les administrations et l’emploi fait des crédits. Lorsque le contrôle découvre une irrégularité, telle que mauvaise application, dépassement ou virement de crédit, il provoque des explications de la part de l’administration en faute, et si les explications lui paraissent insuffisantes, ce dissentiment est constaté par écrit. Les résultats de la vérification générale des écritures sont consignés, en effet, dans des rapports que le contrôle-général doit remettre à la trésorerie pour le 15 janvier, c’est-à-dire dans le dixième mois qui suit la clôture de l’exercice, et la trésorerie les doit, à son tour, transmettre au parlement dès la première semaine de la session. Ainsi, avant que douze mois se soient écoulés, la chambre des communes est en possession de tous les comptes de l’exercice clos le 31 mars précédent. Dans le premier mois de la session, elle doit elle-même nommer une commission de onze membres, dont les hommes les plus considérables du parlement ne dédaignent point de faire partie, qui est « chargée d’examiner les comptes, et notamment l’appropriation des sommes votées par le parlement pour pourvoir aux dépenses publiques. » Cette commission prend connaissance des rapports du contrôle, fait au besoin appeler les chefs d’administration, examine les questions sur lesquelles les services et le contrôle sont en désaccord, et propose ensuite à la chambre des décisions qui font jurisprudence ; il est arrivé que la chambre a mis à la charge de certains fonctionnaires des paiemens indûment effectués par eux. Le contrôle de l’emploi des fonds est donc, chez nos voisins, autrement rapide et efficace qu’il ne l’est en France. On ne pourra obtenir les mêmes avantages qu’en abrégeant la durée de l’exercice financier, qui pourrait sans inconvénient être réduit à quinze mois, si l’on ne se décide pas à confondre l’exercice avec l’année, et qu’en mettant la cour des comptes en relation directe avec le parlement.

Il est une autre réforme que nous pourrions emprunter aux législations étrangères, et dont l’adoption, du reste, semble préparée par un mouvement manifeste de l’opinion. Il s’agit des rapports du parlement avec l’armée. Que le budget de la guerre doive être voté par la chambre et que le ministre de la guerre doive partager la responsabilité de ses collègues dans le gouvernement, cela ne fait doute pour personne ; mais on est frappé, d’un autre côté, des conséquences déplorables que peut avoir pour la bonne organisation et la discipline de l’armée une trop grande mobilité dans le personnel de ses chefs : chaque changement du cabinet amenant un changement de système et un remaniement des règlemens, suivant les visées du nouveau ministre, alors que l’esprit de suite et la stabilité seraient si désirables.

Les inconvéniens dont nous souffrons n’existent point ailleurs. Il y a en Angleterre un ministre de la guerre membre du cabinet et associé à sa politique ; mais ce ministre n’a dans ses attributions que le matériel et les finances de l’armée : la solde, les vivres, l’équipement, les approvisionnemens, les constructions : en un mot, tout ce qui constitue un emploi de fonds et doit relever, par conséquent, du parlement ; mais le commandement suprême des forces de terre et de mer appartient au souverain, avec tous les droits qui découlent du commandement. C’est ainsi que la reine Victoria signe encore le premier brevet de nomination de tout officier qui est admis dans l’armée, et il a fallu une loi pour la dispenser de signer les brevets subséquens. Le souverain délègue l’exercice de sa prérogative à un officier-général qui prend le titre de commandant en chef. Le duc de Wellington a rempli jusqu’à sa mort ces fonctions, qui sont occupées aujourd’hui par un cousin de la reine, le duc de Cambridge. La nomination des officiers, leur avancement, la désignation des garnisons et des commandemens, les règlemens de toute nature, les questions d’uniforme, la discipline, la justice militaire, etc., sont du ressort du commandant en chef et de ses bureaux, des Horse guards, comme on les désigne familièrement, et sont ainsi soustraits aux influences politiques et aux variations ministérielles.

Aucun embarras ne résulte de cette séparation d’attributions. Est-il nécessaire d’envoyer des troupes quelque part : au Cap de Bonne-Espérance, en Égypte, en Birmanie ? Le ministre de la guerre informe le commandant en chef que le gouvernement de sa majesté a décidé l’envoi sur tel point d’une force déterminée : le commandant en chef désigne les corps de toute arme qui feront partie de l’expédition et l’état-major qui la commandera : il envoie les ordres de départ, c’est ensuite au ministère de la guerre de pourvoir au transport, à la solde et à l’entretien des troupes. Inversement, il arrive que le commandant en chef porte à la connaissance du ministre de la guerre qu’il serait désirable, dans l’intérêt de la défense nationale, d’édifier ou de reconstruire un ouvrage militaire : c’est au ministre de la guerre qu’il incombe, sous sa responsabilité, d’ajourner la construction proposée ou de demander au parlement les fonds nécessaires. Il ne peut s’élever de conflits entre ces deux autorités, dont l’une représente le contrôle indispensable du parlement sur les dépenses publiques et dont l’autre a en garde les droits des personnes et tout ce qui, dans l’organisation militaire, a besoin de permanence et de fixité.

La même organisation existe aux États-Unis, où le commandement en chef de l’armée est séparé du ministère de la guerre. La constitution en investit le président, qui le délègue à un officier-général : ce poste a été occupé par le général Winfield Scott, puis par le général Grant, et, après la retraite volontaire de celui-ci, il a été confié au général Sherman. Les questions de budget regardent le ministre de la guerre ; les questions de règlemens et de personnes regardent le commandant en chef, et lorsqu’il faut châtier une tribu indienne ou réprimer des désordres, c’est lui qui désigne les troupes à employer à ce service. On retrouve la même séparation d’attributions en Allemagne où, à côté du ministre de la guerre, responsable devant les chambres, existe une autorité indépendante, le chef d’état-major-général, délégué et représentant du souverain auquel le commandement suprême appartient. Il serait d’autant plus naturel d’établir quelque chose d’analogue en France que, loin d’être une innovation, ce partage d’attributions ne serait que le retour à un état de choses qui a déjà existé dans notre pays. Sous le directoire, sous le consulat et pendant les premières années de l’empire, il y avait tout à la fois le ministère de l’administration de la guerre, dont le titre fait connaître suffisamment le rôle, et le ministère de la guerre, chargé spécialement des opérations militaires, et dont le titulaire était Berthier. Ce second ministère subsista jusqu’à ce que Napoléon, voulant avoir auprès de lui, dans ses campagnes, le lieutenant qui avait toute sa confiance, réunit les deux administrations, mais en conservant à Berthier la plupart de ses attributions sous le titre de chef d’état-major-général. C’est l’organisation que la Prusse s’est appropriée, et nous ne ferions que la reprendre.

Rappelons enfin, pour épuiser la liste des réformes indispensables, si l’on veut prémunir le pouvoir législatif contre ses propres écarts, mettre fin aux abus de la faveur et préserver les finances d’un accroissement continu des dépenses inutiles, qu’il est nécessaire de régler par une loi l’organisation et les cadres de toutes les administrations, et surtout des administrations centrales ; de déterminer avec une précision qui ne sera jamais trop rigoureuse les conditions d’admission et d’avancement dans les services publics, et, par l’institution de sortes de conseils de discipline civils, d’élever une barrière contre les mises à la retraite et les révocations arbitraires. C’est à ces conditions seulement que la république actuelle ne rappellera plus les despotismes orientaux, et que ses ministres ne seront plus des pachas turcs au service des députés et des délateurs. Il faut que les fonctionnaires cessent d’être des parias, taillables et corvéables à merci, fixant sur la commission du budget des regards tremblans : il faut leur rendre la sécurité, condition essentielle de la dignité de la vie et de la moralité de la conduite ; il faut qu’ils n’attendent plus d’avancement que de leurs services et de disgrâce que de leurs fautes. Mais ces réformes qui nous mettront au niveau des pays libres ne se réaliseront qu’après que notre jeune démocratie aura subi le joug de la démagogie, et appris par cette dure épreuve la nécessité de se régler et de se modérer elle-même.

Cucheval-Clarigny.
  1. Voyez la Revue du 15 août 1887.