Éditions Albert Lévesque (p. 188-204).


XX




DEPUIS le matin, Paul Joyal essayait, par de multiples appels téléphoniques, de localiser Jacques Bernier.

Nulle part, on n’avait eu de ses nouvelles, sauf au bureau de Julien Boily où l’on signalait sa courte apparition.

Dans l’ignorance de ses allées et venues, il s’était décidé de l’attendre à son hôtel.

Après avoir fait les cents pas dans le corridor, causé avec des connaissances, il se cantonna dans le lobby où il grillait cigarettes sur cigarettes.

Deux raisons motivaient son attitude : la première, une impasse où il se trouvait et qui l’obligeait à taper quelqu’un ; la deuxième : une proposition d’aller passer la fin de la soirée dans une boîte de nuit sélect que « rehaussait » la présence d’une actrice réputée dans le tout-New-York où l’on s’amuse.

Le dernier service rendu à Julien Boily : l’entrefilet paru dans les journaux sur l’état alarmant des affaires à la mine Hespéride, était demeuré sans récompense.

À ses récriminations, à ses colères le financier, prévoyant que d’ici longtemps il pourrait se dispenser de ses bons offices, lui avait répondu sans se départir un instant de son sourire aimable :

— Je vous ai fourni les moyens de bien vivre et une situation excellente. À vous d’en profiter.

Il attendait donc avec impatience l’homme qui le tirerait de sa gêne momentanée.

Vers cinq heures, au moment où il commençait à désespérer de le voir apparaître, il l’aperçut, qui se dirigeait vers l’escalier.

Le feutre rabattu sur les yeux, la mine longue, Jacques Bernier paraissait accablé.

Paul Joyal eut tôt fait de courir après, de le rattraper.

— Je vous ai cherché toute la journée. Je me suis informé partout. On ne vous a vu nulle part.

Sans plus s’occuper de lui que d’un étranger, Jacques continua de marcher. Il s’arrêta devant la porte de la chambre, l’ouvrit et pénétra à l’intérieur.

Attaché à ses pas, le parasite l’avait suivi.

Jacques se retourna, l’examina, le détailla.

— Vous avez du front. Me suivre jusqu’ici ! Fichez-moi la paix. Je veux être seul, vous m’entendez. J’ai vu assez de visages aujourd’hui ; je ne veux plus en voir d’autres.

La nécessité rend opiniâtre et Joyal avait un besoin pressant d’argent. Un créancier qu’il croyait semé en route depuis longtemps, venait de donner signe de vie et menaçait de causer les pires ennuis, si dès le lendemain matin, on ne lui soldait sa note.

Sans tenir compte du désir obtempéré, le journaliste en rupture de ban s’installa confortablement dans l’un des fauteuils de la chambre comme s’il était chez lui, attendant que son compagnon revienne à des sentiments moins moroses et moins chagrin.

— Eh bien ! Vous ne vous en allez pas ?

Feignant la surprise :

— Vous voulez que je m’en aille ? Excusez-moi si je n’ai pas saisi le sens de vos paroles tout à l’heure. J’avais une proposition à vous faire. Je voulais vous amener aux Follies ce soir. Il paraît que le « show » va être bon.

La mélancolie de Jacques Bernier avait besoin de réactif. Il déclina d’abord, puis accepta. Cette distraction folle chasserait peut-être les idées noires qui l’assaillaient.

La tristesse s’infiltrait en lui, comme aux heures grises de son enfance malheureuse. Sans y parvenir, il s’essayait à la secouer, à chasser le spleen où il menaçait de sombrer.

— Vous avez soupé, demanda-t-il ?

— Non.

— Eh bien ! Sonnez le boy, nous mangerons ensemble.

Sous l’effet des quelques verres de vin dégustés au cours du repas, sa langue se délia un peu et il raconta les péripéties de l’après-midi et ses impressions déprimantes.

— Votre expérience s’enrichit. Vous n’êtes pas dans le bois ici. Il faut se faire aux mœurs, ne pas s’affliger des injustices. Sans cela on serait trop malheureux.

C’était encourageant comme réconfort !

Profitant des bonnes dispositions momentanées, Paul Joyal glissa sa demande de secours pécuniers.

Cette absence de pudeur amena sur les lèvres de l’ancien prospecteur un sourire qui ressemblait à un rictus.

Il lui semblait à chaque turpitude dont il était le témoin, qu’il vengeait un peu plus la mémoire de son père.

Il mit la main à son gousset, en sortit quelques billets que, dédaigneusement, il tendit.

— À quelle heure se rend-on à la boîte dont vous parlez ?

— Un peu avant onze heures si l’on veut commander les vins. Il serait préférable que vous endossiez votre habit. Moi, je me sauve ; je reviendrai vous prendre vers les dix heures.

C’était la deuxième fois que Jacques endossait un habit. Chaque fois, c’était un supplice. Il apparaissait guindé et son allure d’homme des cavernes se trahissait encore plus dans ce vêtement cérémonieux.

À dix heures, tel que convenu, Paul Joyal frappait à la porte de la chambre. Il était svelte et élégant et formait avec son compagnon le contraste le plus frappant.

Le taxi les attendait dans la rue.

En pénétrant dans le café, richement décoré, rutilant de lumières, Jacques Bernier perçut une impression complexe assez difficile à démêler. Cette profusion d’éclairage et de faux luxe l’éblouissait. Cette foule d’hommes et de femmes bas-vêtues, riant aux tables, lui inspirait quelque chose de pénible, un sentiment inavoué de gêne. Les accords frénétiques et disgracieux du jazz agissaient sur ses nerfs.

Se laissant guider par son compagnon, il se dirigea vers une table, dans un coin d’où il pouvait embrasser d’un coup d’œil la salle toute entière. Au milieu, un espace libre où sur le parquet luisant et ciré, des couples évoluaient. Sur une estrade, les musiciens en jaquettes rouges, galonnées d’or rythmaient le pas des danseurs. Autour, les tables.

Le garçon s’approcha. Paul Joyal, à l’aise dans cette atmosphère factice, comme dans son élément naturel, ordonna le menu. Comme un autre payait, il n’y alla pas mesquinement ; les vins qu’il commanda étaient des meilleurs crus, et il s’y connaissait en la matière.

— Vous allez voir ce soir un autre aspect de l’humanité. Vous allez connaître la catégorie des gens qui s’amusent ou du moins qui prétendent et croient s’amuser. Regardez l’expression de leur physionomie. Regardez leur teint. Il est typique. Comparez dans quelques heures. Sous l’excitant de l’alcool et de l’animation fébrile vous verrez les visages changer. Vous y verrez la fatigue s’y imprimer ; le désabusement… même l’abrutissement.

Un bruit de chaises et des applaudissements nourris — la salle était maintenant remplie — interrompirent sa conférence.

Les lumières s’atténuèrent, s’adoucirent. Dans l’espace du milieu un projecteur lança un jet de clarté blanche et crue, et une femme vêtue sommairement, du strict minimum que la loi exige, fit son apparition. La bouche large ouverte, sans rien de la grâce et du charme qui de tout âge, furent l’apanage de son sexe, elle salua autour d’elle ceux qui l’acclamaient.

C’était la grosse attraction, la vedette annoncée que la réclame auréolait de célébrité.

— Regardez l’expression des visages, murmura Joyal à l’oreille de Jacques.

Ils reflétaient la bestialité sous les regards brillants d’une ardeur trouble.

Les applaudissements cessèrent.

L’orchestre attaqua un « blues ». L’actrice chanta.

La voix était grave et rauque, presque masculine. Elle mimait ses paroles par des inclinations de tête, des gestes de ses bras nus.

Puis, elle se tut, et se mit à danser, agitée, tournoyante, dévergondée.

— Elle a du pep !

De la table voisine, Jacques entendit cette observation. L’intonation lui en sembla admirative.

Elle avait du pep en effet. Elle en était animale ; ses inflexions n’avaient rien de gracieux. C’étaient des mouvements sans ordre, sans cohésion, exécutés rapidement avec un entrain diabolique qu’elle savait communiquer.

Jacques s’apitoya sur tous ces malheureux, arrachant au sommeil les heures les meilleures, payant de beaux deniers comptant pour demander à ce pauvre spectacle la distraction de leur esprit.

Il avala coup sur coup deux grands verres de vin, espérant qu’un commencement d’ivresse le mettrait au diapason.

Quand la grande vedette eut fini son numéro, ce fut des applaudissements, éclatant en salves, des acclamations : un délire.

Elle triompha.

Paul Joyal lui nommait les personnalités attablées, en agrémentant son énumération de détails piquants inconnus du gros public.

Comme l’on connaît mal et sous un jour qui n’est pas véritable des gens que l’on côtoie journellement et devant qui l’on s’incline !

Des filles devinant en cet homme d’aspect rude et qui semblait dépaysé dans cette ambiance, quelqu’un dont le gousset bien garni d’argent leur serait une belle conquête, s’approchaient de sa table.

À leur conversation, il se rendait compte combien dépravées elles étaient et combien vénales.

Il ne connaissait pas encore toute la vénalité des femmes. Ce soir, elle lui était révélée dans toute sa perversité et son hypocrisie.

Il les laissait parler un instant puis les cinglait de paroles dures où s’étalait sa brutale franchise.

Elles le regardaient étonnées, comme s’il constituait une sorte d’anomalie, haussaient les épaules et retournaient recommencer auprès d’un autre leur manège intéressé et cauteleux.

La fumée des cigarettes emplissait l’air et aussi des odeurs de parfums, de poudre et de chair.

Des rires s’élevaient ; des cris, plus clairs, à mesure que l’heure avançait, que l’ivresse montait.

Jacques étouffait ; l’abrutissement le gagnait.

La soirée ou plutôt la nuit n’était qu’à son début qu’il ordonnait :

— Paul, appelez-moi un taxi.

— Quoi ! Vous partez déjà ? Le plaisir ne fait que commencer.

— Pour moi, c’est l’ennui qui commence. Je m’en vas.

Dehors, il respira profondément, trouvant à l’air pourtant pollué de cette rue de ville une saveur réconfortante. La fraîcheur de la nuit baigna son front que la fièvre brûlait. Et il se sentit renaître comme au sortir d’un sommeil traversé de cauchemars.

Le lendemain, il se leva, la tête lourde, la bouche amère avec comme un arrière-goût de cendre.

L’expérience était suffisante. Il résolut de ne plus la tenter.

Des relents de parfums lui venaient aux narines qui l’entêtaient. Il était las. Rien ne l’intéressait. Il aurait voulu se retrouver dans la tranquillité de sa chère forêt.

Il éprouvait la nostalgie des grands bois, avec leur silence calme, leur solitude apaisante.

Il avait cru, en se plongeant dans le tourbillon des plaisirs, s’étourdir lui-même, dissiper le trouble et le désarroi de son âme révoltée devant le spectacle de l’iniquité triomphante.

Et voilà que le spleen victorieux s’emparait de lui ; l’ennui le guettait, obsédant ; la neurasthénie s’attachait à ses pas, menaçante.

Qu’avait-il à faire dans la vie ?

Sans l’amour, la vie est vide.

L’amour commande le dévouement.

Se dévouer, c’est amplifier son être, le dédoubler, le multiplier.

La haine ne suffit pas à combler le vide des jours, surtout quand elle n’est pas une forme déguisée d’amour, ou son succédané.

Jacques haïssait l’humanité, surtout la Société qui en est l’expression juridique. Et, dans sa haine, aucune passion ne rentrait. Elle était froide, raisonnée, méthodique.

Quelle satisfaction espérait-il en retirer, sauf un droit plus grand de mépris.

Ce droit, il le possédait.

Quelles raisons de plus fallait-il chercher pour étayer ses sentiments ?

Il possédait la satisfaction âpre et qui aurait dû contenter son orgueil exalté de regarder de haut en bas, l’agglomération d’individus qui se mouvaient autour de lui.

Son mépris haineux de la Société en était à son état de paroxysme.

Qu’espérait-il dans cette ville tumultueuse ?

Il considérait la mémoire de son père suffisamment vengée.

Pendant des jours, il promena son ennui hautain dans les rues de Montréal où il déambulait superbement isolé.

Il était riche, capable de se payer la fantaisie qu’il voulait. Ses actions de l’Hespéride valaient de l’or.

Avec cet or, il pouvait s’acheter des consciences… Et ce sport ne l’intéressait plus.

Sans amour, peut-on avoir de l’ambition ?

Dans le lointain de ses souvenirs, un après-midi sa jeunesse chanta. Il se promenait, rue Craig quand il vit deux individus dans leur pittoresque costume de lumberjacks. Par un besoin irraisonné et auquel tout être, même le plus fort, succombe, de soulager son âme par des confidences spontanées, Jacques Bernier les suivit dans un bar, s’attabla avec eux. Il se laissa gagner à la magie de leurs récits et la vie large du lointain nord lui apparut dans toute la séduction de sa poésie.

Il envia leur sort. Ils n’étaient à Montréal que pour quelques jours. Ensuite, ils retournaient vers le bois :

— Vois-tu l’ami, dit l’un des deux, le bois c’est plus fort que nous autres. Faut qu’on y retourne. Quand même ça paye pas gros, on aime ça.


Le mépris dans lequel Jacques Bernier enveloppait tout être était si puissant que lui-même en était l’esclave.

Il en était rendu au point où il aspirait à s’en évader.

De tous les hommes qu’il avait connus, un seul s’était intéressé à lui, un seul lui avait montré un peu d’affection : le curé de Valdaur, l’abbé Boudrias.

Abandonnant définitivement la vie des grandes villes, il voulut que la richesse dont il ne savait que faire et qui maintenant lui pesait parce qu’il ne trouvait pas les moyens de l’employer à sa satisfaction, servît au moins à une juste cause.

Le seul homme qui s’était jadis intéressé à son misérable sort lui parut le seul apte à en faire un judicieux emploi.

Avant de retourner, et pour toujours à la sauvagerie d’où il venait il voulut, par un dernier sursaut d’orgueil blessé, revoir des lieux témoins de son humiliation. Il voulut voir les gens qui l’avaient dédaigné, ramper à ses pieds, ignobles et bas, et se repaître du spectacle de leur abjection.

Ses affaires réglées, il prit le train pour Valdaur.

Durant le trajet, il se représentait Philibert Jodoin et sa femme, s’empressant autour de lui ; il voyait la multitude vile de ses anciens concitoyens quémandant un regard, une marque d’attention.

Ah ! comme cette minute du retour le paierait des humiliations passées !

Tous, ils en seraient pour leurs frais.

Il s’arrêterait chez un seul homme, celui-là seulement qui avait eu pitié de lui.

Les gens se comportèrent comme il l’avait prévu. Dès qu’il eut mis le pied à terre et qu’on l’eut reconnu, un cercle se forma autour de lui.

Chacun se rappelait à son bon souvenir, ressuscitait le passé, quelque incident, rappelait des heures écoulées dans l’accomplissement d’un travail identique et commun.

Il répondit à peine, dédaigneux et lointain. Clairement, il expliqua qu’il n’était pas venu pour eux, qu’aucune sympathie ne le liait à Valdaur.

Philibert lui-même tourna autour de lui, prêt à s’humilier, à se prosterner devant la puissance de son argent.

La tête haute, et fier, Jacques Bernier traversa le village, se dirigea vers le presbytère.

Longtemps dans la nuit, les passants auraient pu voir la lueur de la lampe briller aux fenêtres. L’entrevue fut longue. Elle fut cordiale.

Sous les paroles onctueuses et ardentes du prêtre, des préventions tombaient. L’humanité apparut sous un aspect nouveau, inconnu. L’abbé Boudrias faisait défiler devant ses yeux la foule innombrable des êtres dont le but ultime réside dans le dévouement. Tout n’était pas mauvais dans le monde. De la bonté, du désintéressement s’y réfugiaient. C’est parce qu’il n’avait pas bien regardé qu’il n’avait pas vu.

Insensiblement, Jacques se formait une conception toute autre de la vie. La pitié naissait ; le pardon lui venait.

L’accumulation de haine et de mépris s’écroulait, qui écrasait sa personnalité véritable.

— Croyez-moi, Jacques Bernier, il vaut mieux aimer que détester, même quand on se trompe… À propos, je suis passé par Durant ces jours derniers.

Inconsciemment une interrogation jaillit :

— Vous avez vu Mariette Lambert ? Est-elle mariée ?

— Non, et je crois qu’elle ne se mariera jamais à moins que certaine personne…

Le front se plissa.

— C’est bon… C’est bon.


Le lendemain Jacques repartait pour le bois, et cette fois pour de bon. Il s’était porté acquéreur d’un beau territoire de chasse, parsemé de lacs, boisé d’arbres aux essences les plus diverses, accidenté, giboyeux, un paradis terrestre en miniature.

Et, l’année d’après, par un matin tout glorieux de printemps, un matin surabondant de vie, où la sève faisait craquer les arbres gonflés, une femme pénétra dans le domaine.

Elle y devait régner, comme elle régnait, souveraine et maîtresse sur le cœur de l’homme qui les possédait toute, la nature et elle.