Éditions Albert Lévesque (p. 176-187).


XIX




LA transition était trop violente entre le milieu qu’il quittait, et l’ambiance où s’écoulerait son existence, pour que Jacques n’en fût pas désemparé et désaxé.

M. Boily, mis au courant de son arrivée avait dépêché vers lui, une créature à ses ordres, ancien journaliste en rupture de ban, bohème et cynique, et dont il se servait habilement dans certaines occasions où il lui était nécessaire d’agir dans la coulisse.

Paul Joyal avait un nom prédestiné, c’était un joyeux compagnon pétillant d’un esprit faubourien et rosse, sempiternellement décavé et à la recherche d’un expédient neuf.

Les malheurs — ses déboires conjugaux avaient fait un temps la risée de la ville — passaient sur lui sans l’affecter, comme l’eau sur les canards.

Dans l’esprit de Julien Boily, et il avait ses raisons d’agir ainsi, c’était en plein l’homme qu’il fallait pour « déniaiser son ours du Nord », son paysan du Danube.

Il y a des sentiments, entre autres la surprise et l’ébahissement, qu’on ne peut cacher malgré toute la maîtrise de soi-même.

C’est à cela que Joyal se faisait fort de reconnaître son homme au débarcadère de la rue Moreau.

Et, en effet, il le reconnut facilement.

À peine avait-il fait quelques pas sur la plateforme, que Jacques Bernier vit s’avancer vers lui, un petit homme au visage émacié et précocement ridé, vêtu avec élégance, quoique les habits dénonçassent l’usure, et dont les yeux pétillaient, même au repos, d’un sourire malicieux, spirituel et cynique.

— Monsieur Bernier ; monsieur Jacques Bernier ?

Interloqué, il répondit :

— C’est bien moi.

— Je suis Paul Joyal. Monsieur Boily, que vous connaissez, a pensé que vous seriez bien aise d’avoir un guide dans Montréal. C’est la première fois que vous y venez ?

Le front se rembrunit.

— La première fois depuis vingt et un ans.

— Vous ne deviez pas être vieux à cette époque. Il y a bien des raisons pour que vous ne vous reconnaissiez plus.

Il commanda un taxi, y fit monter le nouveau venu, y prit place lui-même. Après avoir traversé toute une partie de la ville, l’auto stoppa devant l’hôtel Windsor où une chambre, déjà, était retenue.

Jacques se laissait faire. L’autre s’imposait tellement. Et puis, n’y a-t-il pas une certaine satisfaction à se payer le luxe d’être servi.

Avec Paul Joyal, le danger n’existait pas d’une trahison.

Malgré sa malice et son astuce, il n’était pas dangereux. Le trajet en auto, de la gare Moreau au carré Dominion, est long suffisamment pour permettre d’étudier un homme, surtout quand cet homme parle avec une verve et une volubilité intarissables.

Comme ses moyens lui permettaient cette fantaisie, Jacques Bernier décida de s’en faire un cicerone, un garde de corps et un amuseur tout à la fois.

Ce petit homme devait avoir sur la vie et les gens des aperçus originaux.

Il connaissait les dessous de bien des affaires ; c’est probablement à cet excès de renseignements, qu’il devait le cynisme qu’à chaque circonstance favorable, il ne manquait jamais d’étaler. La futilité de ses propos cachait mal un mépris perçant.

Il méprisait les hommes avec plus d’élégance que Jacques Bernier peut-être, mais pas aussi sincèrement, et, pour des motifs tout autres.

Il rendait tout le monde responsable de sa faillite personnelle.

Celui qu’il méprisait le plus était encore lui-même. Il se connaissait trop pour nourrir quelqu’estime de sa propre personne.

Malgré la disparité des caractères et des tempéraments, Jacques se plaisait dans sa compagnie. Elle l’amusait.

Il lui savait gré de sa sincérité, parfois brutale.

Il se fit piloter dans Montréal, se laissa convaincre que sa fortune comportait des obligations, entr’autres celle d’être mis avec recherche. Il se laissa conduire chez les grands tailleurs, chez les merciers à la mode ; il s’initia aux usages stupides de la vie sociale.

Ces futiles occupations comblaient le vide de ses jours.

Paul Joyal, à l’exemple du vieux mentor de « l’Éducation de Prince », se réservait à plus tard de lui faire accomplir la « tournée des grands Ducs ».

Entre temps, il trouvait son compte, tapant sans vergogne et se donnant l’illusion d’une aisance véritable.

Jacques lui avait demandé de lui faire voir la Société dans ses diverses manifestations. Il voulait la connaître, cette Société maudite, en ses diverses fonctions, se repaître de ses ignominies et de ses bassesses pour augmenter la somme des raisons de la détester et lui baver son dédain, quand l’instant favorable viendrait.

Les fluctuations des actions de la mine Hespéride constituaient la grande sensation financière des derniers temps.

Dès le début de la mise en opération, elles avaient suivi un mouvement progressif de hausse qui semblait n’avoir pas de limite. Quelques fortunes s’étaient déjà édifiées et plus d’un petit spéculateur, plus d’un petit rentier, entraînés par l’exemple, allaient chez les courtiers investir leurs économies dans cette entreprise.

Le boom rappelait celui du « Smelters », il y a quelques années, et celui plus récent de l’International Nickel aux jours de la prospérité.

La publication des rapports en page financière des grands quotidiens, la forte teneur en or du minérai, les envois de métal stimulaient la curiosité publique et maintenaient l’enthousiasme à son niveau.

… Et, tout à coup, une dégringolade se produisit, suivie de l’inévitable réaction.

Ce n’était qu’une panique temporaire.

La situation ébranlée se stabilisa à nouveau.

Un entrefilet paru dans les journaux annonça simplement que les ingénieurs de la mine ordonnaient le percement d’autres puits et d’autres galeries souterraines ; celles déjà en opération menaçant de s’épuiser.

Les envois d’or diminuèrent… Puis cessèrent tout à fait.

Le public, malgré tout, avait confiance.

Jacques Bernier, qu’intriguaient ces manipulations diverses, courut au bureau du président, Julien Boily.

Il tenait à la main un numéro de journal où les nouvelles pessimistes s’étalaient sur deux colonnes.

Devant son air effaré, le président eut un sourire énigmatique qui se perdit dans les coins de sa moustache.

— Qu’est-ce que cela signifie ?

— Rien du tout. Vous ne connaissez pas encore les jeux de la Bourse.

— Pourquoi avez-vous fermé le puits No 1 ?

— J’ai mes raisons.

— C’est le plus riche.

— Je le sais comme vous.

— Alors ?…

— Vous le verrez plus tard.

Le lendemain, une nouvelle parut, qui provoqua le krach.

Les mineurs, impayés depuis deux semaines au dela, menaçaient, si, d’ici quelques jours, l’on ne faisait droit à leurs justes demandes, de se livrer à des déprédations.

La nouvelle concluait : « La mine Hespéride, serait au dire de quelqu’un dont nous ne pouvons mentionner le nom et qui nous paraît bien renseigné, qu’un « fake » monumental. »

La dégringolade fut terrible.

Les actions tombèrent presqu’à zéro.

Jacques Bernier se présenta derechef chez le président.

Celui-ci souriait, le visage épanoui. Il exultait.

— Je ne comprends plus rien, dit Jacques.

— Vous êtes jeune et inexpérimenté. Cela se voit.

Le téléphone sonna, interrompant l’entrevue.

M. Boily prit l’appareil. La conversation fut courte. Elle se borna à une phrase unique :

— Achetez tout ce que vous pourrez de l’Hespéride.

Jacques n’avait plus rien à faire dans ce bureau. Cette phrase l’éclairait. Il venait de se rendre compte que quelque chose de louche s’était tramé dans la coulisse.

L’homme qu’il avait devant les yeux lui apparut sous son vrai jour, cruel, froidement cruel, sans pitié, capable d’anéantir des fortunes, des vies entières, ne reculant devant aucun moyen, même s’il était criminel, pour assouvir sa passion immodérément âpre du gain.

En un éclair, il reconstitua la machination : l’abandon du puits No 1, l’exploitation dirigée, concentrée en un endroit improductif et stérile, les mineurs soudoyés pour créer l’impression que la faillite était imminente, la panique, le sauve qui peut des petits actionnaires s’efforçant d’arracher à la ruine totale une parcelle de leur mise.

C’était Julien Boily, l’auteur de cette accumulation de ruines. Et il en souriait, satisfait de lui-même et du coup magistralement monté.

Il passait la tête haute, jouissant de la considération publique.

On le vantait : on l’enviait.

Il réussissait ; il était riche.

Dès qu’il fut dans la rue, les journaux du soir étaient en vente. Au coin de la rue Saint-Jacques et Saint-Laurent, la foule des chercheurs d’emploi, le dos appuyé à la pierre des bâtisses, scrutaient avec avidité la page des petites annonces.

À intervalles, on en voyait mettre le journal dans leur poche et partir en toute hâte dans l’espoir d’une situation.

Les camelots, leur pile de journaux sous le bras, traversaient la rue en courant, regagnaient leurs postes.

Jacques acheta un numéro et entra dans une taverne. Assis à la table devant son verre de bière intact, il parcourut les dernières nouvelles.

Soudain, une imprécation s’arrêta dans sa gorge.

Il venait de lire qu’un homme d’affaires ruiné par le krach de l’Hespéride s’était suicidé.

Serrant le poing convulsivement, il aurait voulu le brandir vers le coupable, l’assassin réel, celui qui avait acculé le malheureux à l’acte du désespoir.

Le dénoncer ! Le traduire devant la Justice !

Quelle folie ! Quelle ironie !

Lui le traitait d’assassin ; la Société le qualifiait d’homme d’affaires !

Il était riche. Il réussissait.

Donc, il n’était pas coupable.

Il tuait… mais dans les limites de la Loi.

Cette Société, que le supplice de son père avait réjouie, que ses instincts de sadisme auraient poussé à l’exécution si l’assistance n’en était pas interdite ; cette Société-là, absolvait Julien Boily, elle le choyait ; elle le regardait de bas en haut comme un être supérieur.

Inconséquence de la Justice humaine !

Dans la rue, l’animation coutumière régnait. Cet incident laissait la foule indifférente.

Le drame était trop banal, pas assez théâtral pour qu’on s’en occupe.

Il regarda passer, évoluer les gens : les avocats se rendant au Palais de Justice défendre contre les leurs, les idées éternelles d’équité ; les hommes d’affaires chez les courtiers, les notaires ou à la Bourse. Plus l’habilité était grande, plus dans les transactions ils lésaient la partie adverse pour en retirer des bénéfices substantiels, plus leur réputation grandissait, plus ils se haussaient dans l’estime de leurs concitoyens.

Il fit un parallèle avec les bêtes chez qui il avait accoutumé de vivre. Seule la nécessité, le besoin de se sustenter, les rendaient féroces. Ils ne déchiraient pas, ne dévoraient pas pour le plaisir, pour l’accaparement du superflu. Leur faim apaisée, la cruauté native s’engourdissait.

Et puis, il n’édictaient pas de lois.

Formidable et amer, le dégoût lui vint de tout ce qui se mouvait, s’agitait, pensait.

Son pauvre père !

Son souvenir le torturait encore et il maudissait la Société qui n’avait soulagé ni son infortune ni sa misère, et l’avait exclu de la liste des vivants pour sa folie passagère et criminelle, cette même Société qui laissait libre et sans atteinte, des criminels mille fois plus dangereux.